Lame à la main

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Ballottée, la terre se déplaçait sous tes yeux entrouverts. Une faim aussi féroce que soudaine t’a complètement sortie du sommeil. Tu t’es réveillée sur le dos de Kaedꜵr, une légèreté peu familière du côté gauche, mais soulagée d’enfin quitter un cauchemar interminable. Tu sentais encore les mâchoires, les pinces, les griffes et les pierres te briser la peau.

— J’ai dû tuer un Rokian à cause de lui ! s’est indigné quelqu’un. J’ai le sang de mon clan sur les mains ! Il se rend compte ou pas ?!

— Je t’ai pas forcée à me protéger…

— Et puis t’y es allée fort aussi.

— Non, elle a raison. Si t’avais évacué comme on t’avait demandé…

— Je veux plus revoir ta tronche. En fait, dégage, et fais semblant d’être mort.

Un des bruits de pas a cessé, signe que le fautif s’était arrêté.

— De toute façon, a dit quelqu’un à ta droite dans le cadre d’une autre conversation, s’ils comptaient nous courir après ils nous auraient déjà rattrapés depuis un moment, lents comme on est.

— Tu veux parier là-dessus ? a demandé Kaedꜵr.

— On traverse la rivière, on masque notre odeur, et on attend d’être sûrs qu’ils sont partis.

— On devrait retourner se battre.

— Avec qui ? On a plus de blessés que de valides, nos Rokiann refusent de les cogner, et il pleut des rochers !

— J’aime pas fuir.

— Quand on perd une bataille, on fuit. Comment t’as survécu jusqu’ici ?

— … En râlant pendant qu’on fuyait.

— Elle est réveillée, a interrompu Carunae.

Kaedꜵr a tourné la tête vers toi, même s’il ne te voyait pas davantage :

— Ça va comment, Caei ?

Comme une amputée, as-tu pensé.

— Hm, as-tu dit à la place.

Cuki s’est penché vers toi. Un peu trop près à ton goût.

— Heureusement que t’étais là pour Saæl.
— Hm, as-tu fait de nouveau.
— T’es sûre qu’elle est réveillée ? a-t-il demandé à Carunae.
— Je suis réveillée.
— J’espère que t’es droitière, a poursuivi Cuki.

Tu es restée silencieuse quelques instants plutôt que d’avouer la triste réalité. Ton regard est tombé sur tes deux lames ; l’une d’elles à présent inutile.

— Je me débrouillerai.

Tu as essayé de dégager une mèche de cheveux ballottée par les rafales, irritée de devoir changer de main.

— Où est Royan ?
— L’Ælv l’a laissé au camp. Il est Rokian, ils lui feront rien.

Tu es descendue de son dos.

— Il est blessé !
— Toi aussi, a-t-il fait remarquer. Qu’est-ce que tu vas faire pour lui ? Yudælla est encore plein de Rokiann. Ils s’occuperont de lui.
— Sauf s’ils savent qu’il nous a aidés !
— Non, ils tueraient pas un Rokian.
— C’est déjà arrivé de tuer son propre clan !
— Alors vas-y, koxji. Défends-le de ton seul bras.

Tu n’as pas caché ton mécontentement, puis as regardé autour de toi.

— Où est l’Ælv ?
— Il s’appelle Nyemëlls, a grondé Carunae.

Tu as haussé un sourcil incrédule : n’était-il pas trop tard pour agir en parent ? Tu t’es demandé si Nyemëlls savait qu’elle était votre mère.

Kaedꜵr a désigné l’arrière de la procession où tu as retrouvé Nyemëlls, une épée dans les mains, qui se plaignait à un sans-parole :

— Alors ëlla-Chal m’a envoyé ici, mais pourquoi moi ? C’est pour me punir, si vous voulez mon avis. Et elle a insisté, même si j’avais d’abord refusé. Donc je me suis dit « Nyemëlls, c’est seulement pour quelques jours. Vas-y, regarde, et rentre ». Mais bien sûr, le clan se fait attaquer, les maisons se mettent à brûler, il y a des cadavres dans les rues, des rochers tombent du ciel, et j’ai perdu mon sh’shël.

Il s’est tu quand il t’a aperçue, au soulagement de son interlocuteur. Dans ses bras, tu as reconnu la garde d’une des armes qu’avait portées Royan, et t’es alarmée.

— Nëm… comment va Royan ?

Le Llëmnoa, pris de court, a dressé le menton :

— Assez bien. Il a perdu beaucoup de sang. Je pense que son os s’est fissuré.

— L’idiot, as-tu involontairement lâché.

Nyemëlls a tapoté des doigts sur son poignet.

— C’est parce qu’il est trop jeune, c’est ça ? Il n’a pas encore les os assez… sombres ?
— C’est ça.

Nyemëlls te regardait sans ciller, attendant que tu continues.

— Ceux des enfants cassent. Avec l’âge, ils foncent, et ça veut dire qu’ils se renforcent, as-tu poursuivi avec obligeance. Et si j’ai réussi à abîmer l’os de Royan, t’aurais sûrement pu scier le mien, en fait.
— C’est fou, a-t-il soufflé.

Tu as haussé les épaules :

— C’est pratique.

Il a lentement secoué la tête.

— Comment parvenez-vous à vous entre-tuer en étant si solides ?

— Y’a pas d’os là où je vise.

Nyemëlls a grimacé et jeté un regard furtif à son pelvis.

— Pardon ?

— Les organes vitaux. L’abdomen quand y’a pas d’armure, les artères, la trachée…

Tu as cessé ton énumération, hésitante à partager ces stratégies avec un semi-Ælv, même inoffensif.

— Je vois.

Il s’est raclé la gorge.

— Vas-y doucement sur ton épaule. Tu te l’étais luxée.

Tu les as remuées. Il parlait de la gauche.

— Bah, elle sert plus à grand-chose maintenant.

Il a fixé ton moignon avec un mélange de regret et de culpabilité puis baissé les yeux, sourcils froncés.

— Au fait, Royan voulait t’offrir ceci, s’est-il souvenu en te tendant le sabre. Il a dit qu’il te fallait une arme digne d’une Naræs et que c’était pour toutes les fois où tu lui avais donné à manger.

Tu as examiné l’arme, le cœur serré par l’angoisse. C’était du bel ouvrage ; le loup avait dû y passer du temps. Elle respectait les directives de Lyoonëi : un arc de jointure enrobant pour protéger sans gêner, une lame à double tranchant pour faciliter l’estoc et accélérer la taille à revers.

— Il dit avoir eu de l’aide parce qu’il avait peur de commettre des erreurs, et il a dû se cacher pour la dernière étape.

Tu lui as prise des mains, priant pour que ce ne soit pas tout ce qu’il te reste de Royan. Tu as dégainé l’ouvrage décoré de motifs riao sur le méplat, où divers plantes et animaux folâtraient. Près de la garde figurait un tigre doré aux oreilles terminées par des pinceaux.

Sur les murs comme sur une lame, l’idée d’afficher ton métissage à la vue de tous t’embarrassait. Mais Royan avait vraisemblablement une opinion tout autre : le symbole qu’il avait choisi pour te représenter ne paraissait affaibli en rien. Au contraire, la couleur et les oreilles effilées de ce tigre tranchaient avec le reste. Fière et imposante, la bête ne craignait pas d’être vue. Elle se montrait, toisant ceux qui osaient la regarder.

Tu as frappé le vide. Le sabre était souple et léger, mais suffisamment long. Le poids, correctement réparti. Royan possédait un talent indéniable.

Tu t’es félicitée d’avoir privilégié l’escrime à deux armes, sans quoi il t’aurait peut-être forgé un espadon que ton bras esseulé n’aurait su manier.

Nyemëlls a semblé lire dans tes pensées :

— Il a aussi dit qu’il voulait te confectionner sa jumelle, mais… je suppose que ça lui laisse le temps de s’exercer.

Nyemëlls partait du principe que Royan allait bien, ce qui te rassurait. Tu as songé aux ennuis qu’il s’attirerait après avoir « égaré » le sabre qui lui avait demandé plusieurs cycles de Pirishæl. Pas moins d’un pour une lame de qualité à double tranchant, voire deux ou trois s’il avait eu besoin d’aide ou de conseils, et plus encore si l’on incluait ses essais préalables.

À ton avis, il s’était montré stupide. Il aurait suffi d’attendre que Riao et Rokian s’allient pour t’offrir l’arme en sécurité. Dans les circonstances présentes, les Loups risquaient de penser que tu la lui avais volée.

Tu as réprimé un soupir.

— Il a arrêté de chercher ses parents, as-tu dit sans t’adresser à personne en particulier.

Tu étais la seule famille dont il avait besoin, annonçait sa dernière lettre. Cette lame se destinait donc à son tovæl tout entier, et l’idée te flattait en même temps qu’elle te déchirait.

— S’il a personne d’autre… Il se passera quoi quand je serai plus là ?

Nyemëlls n’a trouvé aucune réponse utile. « Tu ne vas pas nous quitter de sitôt », aurait-il pu dire. Mais qui sait, avec les Dai ?

— Tu vas devoir rester à Yudælla jusqu’à ce que quelqu’un vienne te chercher, du coup ?

Il a contemplé ses pieds.

— J’espérais que tu m’emmènerais… Vous êtes arrivées en sh’shël, d’après Carunae. Ça te permettrait de présenter ton rapport en personne, et ëlla-Chal serait rassurée.

Il fixait toujours le même endroit. Tu as tranché un silence inconfortable :

— Je retourne pas à la Cité, tu sais ?

— Je… Je vais garder ça pour moi, a-t-il bredouillé en se passant la main sur la nuque. Si jamais tu changes d’avis.

Son regard ne décollait pas du sol.

— Désolé pour ton bras, a-t-il finalement dit.

Tu as haussé les épaules, même s’il te semblait sentir le poids de chaînes sur ton membre disparu. Seul un coin de ciel t’apportait un réconfort incisif.

— Ça repoussera.

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