Karezial
Nous avons marché des jours et des nuits, pendant lesquels j’ai amélioré mon parler no, Haölillyo questionnait ses objets d’études, Toca apprenait à vivre et Cokra restait fidèle à elle-même.
— Ça sent le Yu, nous a-t-elle signalé.
Toca, qui avait acquis quelques bases de dai, s’est reniflé.
— Il y a les traces du passage d’une tribu, ai-je dit après avoir pris de la hauteur. Et j’aperçois un Yu par là.
J’ai commencé à planer en direction de l’inconnu quand Cokra m’a enjoint de descendre.
— Mais je dois lui demander s’il a vu Caei…
— T’es obligé ? J’en ai ma claque des Yu.
Je me suis posé à côté d’elle.
— Vous pouvez m’attendre ici, si vous voulez.
— Euurh, a ronchonné Cokra en roulant les yeux.
Elle nous a néanmoins accompagnés. Notre étrange cohorte a atteint le Yu que j’avais aperçu : une enfant, des branches peintes accrochées aux cheveux, qui nous a salués dans une langue trop éloignée pour que nous la comprenions. Elle a dit quelques phrases de plus avant de passer à un dialecte similaire au no :
— Vous êtes un mirage, comme le dernier Damo ?
Un Dai avait-il visité cet endroit ? Toi, peut-être ? J’ai réfréné mes espérances.
— À quoi ressemblait-il ?
— Hm, grand, cheveux blonds, yeux pas très gentils. Et des tatouages sur le visage.
— Des quoi ?
Elle s’est tracé deux lignes sur chaque joue. Mon cœur a manqué un battement. Enfin.
— Tu es sûre que c’était un mirage ?
La petite Yu a haussé les épaules.
— C’est ce que le Damo a dit.
Nos regards combinés à Haölillyo, Toca et moi se sont posés sur elle, sceptiques.
— Ce n’est pas vraiment ainsi que fonctionnent les mirages, lui a fait remarquer Haölillyo.
— Tu vois ? a dit Cokra. Encore une Yu débile qui sert à rien. Allez, on se casse.
J’ai retenu Cokra par la manche.
— Elle a vu Caei… ai-je dit à mi-mot.
Cokra m’a considéré, puis a poussé un soupir agacé.
— Qu’est-ce qu’elle fout toute seule, de toute façon ?
— Je jouais… alors j’ai manqué le départ de la tribu… nous a raconté l’enfant. Ils sont partis vers le sud, je crois.
— Le sud ?
— Le couchant, à peu près, a expliqué Haölillyo.
— C’est par là qu’allaient les traces, ai-je confirmé.
— Donc on va être les gentils débilos qui vont ramener cette gamine clairement stupide à son clan abruti ?
— Tribu, a corrigé Haölillyo en ignorant volontairement les adjectifs injustifiés.
Toca avait gardé la tête baissée. Même devant des inconnus, semblait-il, sa non-existence l’étouffait tant qu’il n’osait regarder la fillette. Elle nous avait pourtant adressé la parole à tous sans rechigner : soit qu’elle se fiche personnellement de notre statut, soit que sa tribu ne partage pas les croyances de celle de No.
— Bon, a ronchonné Cokra qui menait la marche. J’ai arrêté de compter le nombre de bonnes actions depuis le début, mais quand on la trouvera, dis à ta koxji que vous étiez foutus sans moi.
— Je n’y manquerai pas, ai-je dit en souriant.
La fillette a sautillé autour de nous, s’attardant sur la colonie de Mædn.
— Pourquoi vous tirez les vaches flottantes ?
— « Vaches » ? a demandé Haölillyo dans notre intérêt à tous.
— Bah… Des vaches, quoi.
— « Meeuuh », a imité Toca en pointant deux doigts sur son crâne.
— Ah, ai-je fait. Les sortes d’apalun trapus.
Cokra a examiné les Mædn (ostensiblement dénuées de cornes, de sabots et même de pattes et de toutes ces choses) avec incompréhension, puis la fillette avec un regard clairement critique.
— On va mettre ça sur le compte qui fait chaud. Elle a un nom, la gamine ?
— Shmi ! Vous êtes des Damo, hein ? Et lui, c’est un Elu ?
— Ouais, ouais, a fait Cokra en no.
— J’ai entendu parler de votre pays. Il paraît qu’il est magique.
— Eh bien, la Cité est une merveille, je dois l’admettre, s’est targué Haölillyo sans modestie.
— Maman dit que les Yuma vieillissent jamais là-bas. C’est vrai ?
Un sourire sinistre s’est dessiné sur les lèvres de Cokra.
— Vrai, vieillissent jamais. Héhé.
— Idiote, n’a pu s’empêcher Toca avant de se plaquer les mains sur la bouche.
Cokra devait nourrir des pensées similaires, car elle l’a gentiment poussé en avant.
— Parle. Faire bien, lui a-t-elle en frappant son propre torse.
Toca a dû la comprendre malgré tout, car il s’est exécuté, toujours sans oser croiser le regard de Shmi :
— Les Yuma vieillissent pas parce qu’ils se font tuer avant.
— Hé, a fait Cokra en repassant au dai. Ils ont rarement besoin d’aide pour crever. Ils font ça très bien tout seuls.
Toca n’a pas saisi le flot de paroles que Haölillyo s’est porté volontaire pour traduire, non sans l’assaisonner de sa propre opinion.
Shmi a ouvert la bouche, d’abord incrédule, puis s’est réfugiée derrière Toca.
— Pourquoi tu restes avec des gens qui tuent le Peuple ?
— Je crains rien, moi. Je suis pas vivant.
Elle a froncé les sourcils et l’a touché du doigt.
— T’es pas un fantôme.
Il a soupiré, tristement las.
Assaillie par les questions de Shmi – décidée à ignorer nos mises en garde sur la région miraculeuse qu’après tout, nous essayions sans doute de garder pour nous – notre troupe a rattrapé la tribu en un peu plus d’un tiers de ciel.
La fillette s’est joyeusement élancée vers les siens, qui ont paru tout juste remarquer son absence. Les Yu aux coiffures alambiquées, surmontées de branches, de plumes, de mousse, de crins et d’ossements, ont échangé quelques mots dans leur langue impénétrable avant de repasser au dialecte proche du no :
— Vous domptez les vaches flottantes ? nous a demandé un mâle en riant. Mais ça se mange pas !
Je n’ai pu réprimer un embarras passager à l’égard de mon clan provisoire, et devinais chez Cokra une honte plus profonde.
— On ne les mange pas, je les étudie ! s’est indigné Haölillyo. Elles sont très intelligentes, figurez-vous ! Toca ici est capable de comprendre leur langue.
— Vous êtes drôles, lui a-t-on répondu, exacerbant l’irritation de mes compagnons.
Shmi a chuchoté quelque chose au Yu, qui a émis des monosyllabes surprises.
— Vous pouvez voyager avec nous si vous voulez. Pour vous remercier d’avoir ramassé Shmi. Et vous pourrez tout nous raconter sur la région de Shal. On ne peut pas rester sans bouger de toute façon, ou les démons des dunes se réveilleront.
Nous nous sommes regardés. Cokra a reniflé et haussé les épaules. Puisque nous empruntions la même direction que les Yu, il s’est décidé que nous les suivrions. Cokra fait la moue, mais cédé à la majorité.
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