Échanges
Royan fouillait les décombres, et son cœur n’y était pas. Celui du reste des Rokiann non plus, à la vérité.
— Y’avait des gars du clan…
— Ouais… je me sens salie…
Était-ce enfin le moment de tout leur révéler ? Vous n’aviez pas eu le temps d’en parler. Royan a choisi de s’abstenir jusqu’à ce qu’un message lui parvienne. Si tu survivais. Une vague d’anxiété l’a envahi : les Riaon risquaient de te tuer si tu n’étais plus capable de chasser. Il se pouvait qu’ils te retirent le titre de Naræs et t’exilent. Il espérait de toutes ses forces que tu restes à Yudælla, a-t-il confié à Ario, l’ancien yudæl.
— Tu veux dire jusqu’à ce que son bras repousse ? Ça prend v’là long, t’sais ? Et j’ai pas l’impression qu’elle soit du genre patient.
Royan a tâché de masquer sa terreur, laissant seulement échapper un petit cri étouffé.
*
Tu te sentais comme un Kwashil sans ailes. Ton bras manquant te lançait et tu fixais le feu avec des yeux noirs, contemplant tout ce qui t’était devenu hors de portée. Tu pouvais battre n’importe qui en duel, mais tu avais perdu contre un rocher. Et désormais, tu ne gagnerais sûrement plus contre personne.
Pour qui se prenait le Naræs rokian ? Hors de question que l’Entente échoue, elle t’avait déjà trop coûté.
Tu as songé à l’auu défunt. Un fratricide de plus de la part des Rokiann. Saæl devait être dévastée. Toi-même, tu ressentais une pointe de tristesse pour Lorka. Yudælla l’avait élevé, il avait été l’un des vôtres. L’un de ces enfants forts, enlevés non par faiblesse, mais par malheur.
Les Yudællan traînaient leurs âmes lourdes et mornes, en particulier les Rokiann parmi eux dont les clans, les deux identités, étaient entrés en guerre.
— C’est ça que ça fait d’être demi ? t’a demandé l’un d’eux.
Tu lui as répondu par la négative. Mieux valait poser ces questions à Niashæl. Toi, tu avais choisi ton camp depuis longtemps.
Eliæt est venue s’asseoir à tes côtés, cherchant la chaleur du feu. Les flammes renonçaient à se refléter dans son regard terne. Elle a poussé un soupir.
— Tout ce qu’on a construit… C’est tout parti maintenant.
Tu l’as observé, puis as baissé les yeux, comme si tu n’osais pas croiser les siens. Comme si c’était de ta faute.
— Tu vas devoir t’y habituer. Et puis vous êtes toujours là, vous pouvez reconstruire, as-tu dit en répétant des mots usés.
— Akam dit qu’ils ont emporté tous les vivres.
— Sûrement les fyëw aussi, s’ils en ont trouvé. Et les armes, les métaux…
Tu t’es arrêtée. Inutile d’accabler Eliæt.
— Ils ont pas fait d’esclaves, au moins. Vous allez vous en sortir.
Tu ne mentais pas. Puisqu’il ne restait plus rien à piller, Rokian devrait oublier Yudælla suffisamment longtemps pour lui permettre de récupérer. Mais tu ne pouvais plus garder son existence dans l’ombre. Il fallait parier sur la réticence des clans à attaquer ceux de leur propre sang.
Tu avais évité Saæl pour éluder le sujet de l’auu, mais elle aussi était en quête de réconfort, attirée par les flammes tel un papillon vers son trépas. Des larmes sèches couraient sur ses joues ; elle n’avait même pas essayé de s’en cacher. Ton cœur te pesait.
Tu as gardé le silence. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas envie de parler. Sa tête s’est alors posée sur ton bras et elle a pleuré des rivières sans bruit. Tu ne l’as pas repoussée, te remémorant sa première chasse. Comme toi, elle avait refusé d’éteindre des vies, même pour prolonger la sienne. Tu as brièvement hésité à lui dire que l’auu serait mort depuis longtemps sans son intervention, mais doutais de la consoler ainsi.
— Lorka me manque, a-t-elle enfin soufflé.
Tu as sondé les flammes à la recherche de mots réconfortants. Mais elles ont continué leurs conversations crépitantes, indifférentes.
Tu as tendu à la jeune Dai ton écharpe en poils d’auu.
— Ça te réchauffera.
Sa bouche a tremblé lorsqu’elle l’a reconnue.
— T’en n’as plus besoin...?
Tu as considéré l’étoffe grise, dernier reliquat de Lorka.
— Elle veut enlacer les enfants perdus.
Saæl s’en est emparée d’une main vacillante.
— Lorka était un vrai Yudælla, as-tu dit.
Elle a gravement hoché la tête.
— Kꜵrmal, Ervi, Boraxa, Kucara, Jovia, Eik, Shtane et Shaem sont morts aussi, a fait remarquer Eliæt, les yeux baissés. Et tout le monde s’en fiche.
Tu n’avais pas trouvé de paroles réconfortantes, mais tu ne pouvais pas laisser des enfants dans le mensonge.
— C’est faux.
— Pff.
— C’était pas du tout comme dans les histoires, a continué Eliæt en poussant un caillou d’une pichenette.
— C’est jamais comme dans les histoires. Mais les adultes vous le diront pas, parce qu’ils ont dû se convaincre eux-mêmes.
Les yeux embués de Saæl ne voyaient rien. Tu as laissé des flammèches danser entre tes doigts.
— Tous vos héros, ce sont des enfants apeurés qui font semblant, qui font comme si tout allait bien alors qu’ils ont dû s’arracher le cœur pour survivre.
— Alors pourquoi personne dit rien pour Eik, Kꜵrmal, Lorka et les autres ? On dirait qu’ils s’en fichent que quelqu’un soit mort ou vivant.
— Y’a pas le choix, as-tu répondu à une Eliæt outrée. Sinon tu risques de passer le reste de ta courte vie à t’inquiéter d’un truc qui viendra toujours, et qu’en a rien à foutre que tu sois d’accord ou pas.
Saæl s’est enroulée sur elle-même.
— Boraxa, est intervenu Beliar, c’était mon ami le plus proche. Je sais qu’on était pas vraiment tovæl, mais… si j’avais pu choisir, mon clan c’était lui.
Les enfants ont levé vers lui des yeux humides.
— On s’en fiche pas pour de vrai, mais vous devrez apprendre à moins vous soucier des morts, sinon vous risquez de ne pas beaucoup vivre, a-t-il poursuivi d’un timbre qui se brisait. Regardez-moi, par exemple. Je tiens trop aux disparus, et maintenant, je suis seul au monde.
Tu as maudit sa peine contagieuse, car ta voix tremblait :
— Vous aussi vous ferez semblant, comme nous tous. On vous a déjà dit que c’était tuer ou crever, c’était pas des blagues. Ceux qui jouent pas le jeu font pas long feu. C’est peut-être pas écrit, mais c’est la règle.
Tu as retiré un doigt laissé trop longtemps aux flammes, savourant les sensations, même la douleur, de ta main survivante.
— Faites comme si ça vous touchait pas. Au bout d’un moment, vous aurez tellement l’habitude qu’il y aura plus besoin de faire semblant.
C’était peut-être trop sévère, trop tôt. Mais à cœur endurci, cœur durable.
Les sanglots de Saæl l’étouffaient. Elle s’est retenue, les lèvres et la gorge serrées.
Les Yudællan alentour ressassaient ce que tu n’osais appeler une bataille. Kaedꜵr avait envoyé ses membres rokian au front, dans l’espoir que l’assaillant se ravise. Mais le clan des Loups les avait ignorés, tirant une pluie de flèches par-delà la première ligne, directement sur l’arrière du clan. Les sentinelles avaient riposté, mais il était vite devenu apparent qu’il fallait évacuer. On n’était parvenus à dénombrer les morts qu’après coup.
Les Yudællan rokian avaient été les plus secoués, partagés entre le besoin suicidaire d’empêcher leurs amis yudælla de contre-attaquer, et celui, vain, de faire renoncer leurs frères et sœurs rokian. Les rochers volants avaient écrasé leurs derniers espoirs.
Nyemëlls s’était joint à la conversation, prêchant la non-violence aux victimes de guerre. Tu as songé qu’un bras suffirait pour la cueillette et pour t’éloigner du Llëmnoa, avant de changer d’avis pour le mener à l’écart.
— Tu savais qu’on était frangins ?
— Oui.
Son visage a nourri ton animosité. Tu as tu des pensées malvenues.
— Pourquoi tu m’as rien dit ?
— Parce que tu l’aurais pris comme une terrible nouvelle.
— T’en sais rien, as-tu répondu en secouant la tête.
Nyemëlls en doutait et, à y réfléchir, il ne s’y trompait pas.
— Ça fait de toi le seul vrai membre de mon clan de sang…
— Suffisamment pour que tu fermes les yeux sur mes manières citadines ?
— … On verra.
Il a esquissé un sourire en coin.
— J’ai déjà Royan, par contre. J’ai pas vraiment besoin d’un deuxième frère.
Il a acquiescé. À contrecœur, t’a-t-il semblé.
— Quand l’as-tu appris, au fait ?
— C’est Carunae qui me l’a dit. Notre mère.
Il s’est pétrifié.
— La Riao qui est venue avec toi ? Je l’ai rencontrée, alors...?
— Oui.
Il t’étonnait peu que Carunae le lui ait caché.
— Pourquoi n’as-tu pas accouru m’annoncer la bonne nouvelle ? a-t-il demandé avec un soupçon de sarcasme.
— Hm. Bien vu.
Nerveux, il a jeté une œillade furtive à votre mère.
— Est-ce que… est-ce que tu penses qu’elle voudra bien s’entretenir avec moi ?
Tu l’as dévisagé avec un mélange de surprise et de consternation. C’était plutôt à Carunae de se poser cette question.
— Au contraire, elle adorera parler de trucs d’Ælvn avec toi.
Sa timidité soudaine t’a irritée de la part d’un Llëmnoa qui avait auparavant regardé les Dai de haut.
— Tu veux pas que je vous présente, aussi ? Vous êtes grands, démerdez-vous.
Tu l’as forcé à avancer d’une claque dans le dos. Il était trop anxieux pour s’en offusquer.
L’issue de leur rencontre t’intéressait peu. Tu es donc retournée au coin du feu, auprès de Saæl et d’Eliæt, que Jarat avait rejointes entre temps. Le jeune Boꜵr avait retrouvé la parole, un développement à la fois agaçant et encourageant.
Une bande de Yudællan revenue de sa chasse a installé les carcasses sur le bûcher, à côté des fruits de la cueillette du groupe de Kaedꜵr. Le Naræs paraissait aigri, ce qui n’a étonné personne. Vous avez dîné en silence pour la plupart, à mesure de la cuisson et de l’arrivée des victuailles. Sauf Kaedꜵr, qui grommelait plus qu’il ne mangeait.
— Je voulais te demander si tu assisterais aux funérailles.
Tu as hésité. Tu étais seulement venue officialiser l’alliance entre vos deux clans, donner quelques vivres et, éventuellement, épauler la construction du camp. Plus que jamais, néanmoins, Yudælla avait besoin de ton soutien moral.
Tu as hoché la tête.
— Quelqu’un s’approche.
— J’ai vu, il me reste encore un œil, a grommelé Kaama. C’est qui ?
— Quelqu’un qui est né, l’a rabroué Arkimal.
L’intrus n’a même pas pris la peine de se cacher. Kaama a sorti les griffes, puis les a rétractées.
— Euh… J’ai décidé que vous m’aviez capturé.
— La cervelle de celui-là, je vous jure. Comment ça se fait qu’il soit pas encore mort ?
— Si quelqu’un demande, a poursuivi Royan, j’ai résisté bravement, mais à cinq contre un ça commençait à devenir tendu.
— Tu peux réduire à un, si tu veux que Rokian te croie.
— Hé, tête de Rok, l’as-tu salué. T’auras peut-être pas besoin de raconter des histoires. Je pense qu’il est temps d’expliquer à Rokian pour Yudælla.
Les visages se sont tournés vers Kaedꜵr, qui a stoïquement acquiescé.
— Vous prenez un pari risqué, a remarqué Arkimal.
— Je sais.
— T’es sûr de vouloir rester ? a ajouté Kaama à l’adresse de Royan. Y’avait une Rokian qui te lâchait pas des yeux.
Royan l’a regardé avec suspicion.
— En bien ou en mal ?
Kaama a laissé échapper un rire.
— En bien. En très très bien.
Mais Royan n’a pas cédé à la confiance.
— Tu déconnes.
— Si seulement !
Les yeux du loup se sont écarquillés.
— La vache ! À quoi elle ressemblait ?
— Visage de Yu, profil court, cheveux courts avec une tache blanche…
— J’ai une touche avec Shan ?! Elle est super cool ! Caei, a-t-il dit en te fixant résolument, j’espère que tu réalises l’importance du sacrifice que je suis en train de faire pour te tenir compagnie.
Tu as hoché la tête et souri.
— Bien sûr. Mais on rentre à Riao après, tu viens quand même ?
Un sh’shël pour trois ne suffirait pas, mais tu t’en inquiéterais plus tard. Celui de Nyemëlls était peut-être toujours à sa place, et le Llëmnoa apprécierait sans doute la perspective de passer un moment privilégié avec Carunae.
De retour à Yudælla, Nyemëlls et des volontaires se sont occupés d’une file ininterrompue de patients, trop affairés pour assister aux funérailles. Tu n’y as participé que brièvement toi-même, occupée à déblayer les décombres et ralentie par ta blessure. Tu as trouvé le sh’shël de Nyemëlls intact, protégé des Rokiann par les mêmes flammes qui avaient dévoré Yudælla.
Tu voulais que Royan écrive à son clan pour le dissuader de le libérer de son prétendu esclavage, mais la plupart des pacikn de Yudælla s’étaient envolés. En attendant leur retour incertain, vous ne pouviez contacter que la Cité et Riao.
La lettre de Royan concernant l’attaque Rokian, vraisemblablement ralentie par les vents et tes déplacements, t’est enfin parvenue, ainsi qu’un message alarmant en provenance de Tick :
Vilxas à Caei koxji
Dix-septième message
Boꜵr a appris ton absence et avance sur Riao. Tick est contraint de suivre. Repoussez-les sans effusion de sang.
Ta salive avait un goût de bile. La trahison de Boꜵr te surprenait somme toute peu, mais Vilxas exigeait des miracles. Koxji ou pas, si les Boꜵrn voulaient du sang, ils en auraient. Et tu ne serais même pas là pour y assister.
À moins que… À quand remontait le message de Vilxas ? Si tu partais en sh’shël à l’instant, il était possible de rattraper l’avance des assaillants.
Tu as annoncé ton départ à Kaedꜵr. Riao primait.
Il a plissé les yeux. Il aurait sans doute aplati les oreilles si sa race en était pourvue. Quand son regard ambré est tombé sur ton bras absent, tu as ajusté ton kælm pour masquer le membre amputé. La douleur y revenait progressivement ; il te faudrait récolter des esnaln avant ton retour. Yudælla et Nyemëlls avaient écoulé leur stock auprès des nombreux blessés.
— Je peux toujours me battre, as-tu menti.
Kaedꜵr s’en est tenu au silence.
— Tu es sûre de pouvoir voyager si tôt ? s’est enquise Carunae.
— Si t’insinues que j’ai besoin qu’on me protège, je te laisse plantée ici.
Tu n’imaginais pas la punition si terrible aux yeux de l’ancienne Naræs, et tu requérais sa force dans l’affrontement à venir. Nyemëlls a accepté de conduire Carunae à Riao, à condition de se poser à distance suffisante du clan et de pouvoir s’en retourner aussitôt vers la Cité.
Tu n’as pas perdu davantage de temps. Niashæl savait se battre, mais pouvait-elle diriger les Riaon sur un champ de bataille ? À la vérité, tu n’avais aucune expérience de la sorte non plus.
— Ça faisait longtemps qu’on avait pas eu de petits tête-à-tête comme ça, a musé Royan une fois dans les airs.
— C’est toujours dans des circonstances merdiques, on dirait.
— Oui… Tu t’y fais, au bras ?
Assise derrière lui, tu ne voyais pas son visage, mais le devinais peiné. À vrai dire, tu n’avais pas encore eu le loisir de songer à ta situation.
— Un de moins.
Tu l’as presque entendu froncer les sourcils.
— Pourquoi tu dis ça comme ça ?
— Je sais pas, j’ai juste… J’ai l’impression que c’est une récurrence, pour une raison débile ou une autre.
Il te semblait avoir appris à vivre avec bien pire. Rien dont tu te souviennes pourtant. Et si tu perdais davantage, tu deviendrais effectivement inutile. Un déclic t’a fendu le cœur. Étais-tu devenue inutile ? Tu savais seulement te battre, que te restait-il à offrir à Riao, désormais ? Comptais-tu vraiment rassembler les clans d’une seule main ?
Ton impuissance implacable te rattrapait.
Tu as soupiré. Comme Baraghi rirait s’il te voyait. L’akci qui se prenait pour une Dai, ramenée de force à la réalité. Mais tu as balayé cette pensée : les morts sont morts, qu’ils laissent les vivants en paix.
— On a jamais eu grand-chose, et on en a perdu une bonne partie, a remarqué le Rokian.
— T’aurais peut-être dû me laisser en plan.
— Quoi, sous le rocher ? Ça va pas, ils t’auraient tuée !
— Mais je sers à quoi, vivante ?
Royan a pris peur, peu habitué à t’entendre parler de la sorte.
— Avec qui je ferais des concours de kepꜵk sans toi ?
Sa voix implorante a échoué à te faire sourire.
— Caei… Peu importe la configuration, je te préfère en vie.
Tu n’aurais su dire s’il faisait preuve d’altruisme ou d’égoïsme.
— Je peux plus me battre… as-tu insisté.
— Tu sais pas tant que t’as pas essayé. Honnêtement, ça m’étonnerait même pas que tu sois encore plus forte maintenant que t’as lâché du lest.
Un coin de ta bouche s’est soulevé avant de retomber aussitôt. À défaut d’avoir péri, ta faiblesse t’avait rattrapée. Mais si c’était le prix à payer pour la compagnie du loup, alors tu l’acceptais. Sans gratitude ni à bras ouverts, tu l’acceptais néanmoins.
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