Karezial
— Donc vous ne mangez pas les vaches flottantes ?
— Bien sûr que non. Elles ne sont pas comestibles, de toute façon.
— Bien. Il aurait été embarrassant de vous voir essayer. Pourquoi ne pas élever de vrais troupeaux à la place ?
— Les Dai élèvent pas de troupeaux, a dit Cokra entre deux traductions. On chasse.
— Mais… élever du bétail est plus simple que de chasser.
— Vous voulez de la simplicité ?
Son sourire effilé moquait les membres de la tribu.
— Aucun mérite à chasser une proie enfermée, ai-je ajouté.
— Vous ne manquez pourtant pas de challenge avec toutes vos guerres, a fait remarquer Haölillyo.
— Qu’on peut se permettre parce qu’on n’est pas mous comme vous, s’est enorgueillie Cokra.
L’Ælv a plissé les yeux, en quête d’une réponse à la portée de la Tick.
— Pai Damo vohan ee pulu, nous dit un Yu au visage couvert de motifs.
Cokra a tiqué.
— Hao ? Pas sûre d’avoir compris.
— Il dit que le dhaemon… a commencé Haölillyo avec réticence ; la langue dhaemon… c’est mignon.
Elle a hésité ; bouche bée, front plissé.
— … Il confond pas avec l’ælv, des fois ?
Haölillyo a marqué une pause ; demandé des précisions au Yu qui nous a pointés du doigt, Cokra et moi. Un signe de tête a envoyé la Tick s’enterrer dans un silence fâché avant de s’éloigner. Elle est revenue quelques moments plus tard, l’air résolue.
— Dis-lui qu’avec son yu bizarre, il a l’air d’un abruti.
— Je pense qu’il vous complimentait.
— Je vais lui complimenter mon épée dans le derche, il va voir. Mignon ? Je vais lui coller un mignon petit trou dans les entrailles !
L’Ælv a retenu la Tick de ses maigres bras d’Ælv. Heureusement pour lui, elle n’était pas déterminée à passer à l’action et s’est calmé en ne dégainant qu’un « tss » agacé.
— C’est quoi, ça ? me suis-je enquis pour changer de sujet, en pointant la sorte d’armure de maille qui ceignait le cou d’une femelle.
— Un asul, a-t-elle dit en me regardant comme si j’étais idiot. Pour décorer.
— Aah. Comme les Elu. Je connais des Damo qui désapprouveraient.
— Ça n’a pas d’importance, ce que pensent les Damo.
— La beauté, a concédé Haölillyo, est un langage inconnu des Damo.
Cokra a levé les yeux au ciel.
— Il y a de la beauté dans l’efficacité, ai-je observé, soucieux de défendre mon espèce.
— Ah oui ? Est-il efficace de s’entre-tuer ? a demandé Haölillyo en repassant à la langue ælv.
— Très, a répondu Cokra avec un sourire carnassier.
J’ai soupiré.
— Et c’était quoi cette histoire de démons des dunes ?
— Vous avez vu que les dunes se déplacent ? a vérifié l’un des Yu.
— Oui...?
— Ce sont les démons à l’intérieur qui les font se mouvoir.
— Ah oui…
Au moins, ces Yu-ci daignaient nous adresser la parole, même s’il fallait alors endurer leurs sottises. Je me suis souvenu d’esclaves qui provoquaient l’hilarité à Frreshie lorsqu’ils évoquaient leurs mythes, comme celui de l’œuf de l’aigle à peau de lézard qui aurait donné naissance au monde ; ou celui du géant occis – par un Yu, évidemment – dont les ossements formaient maintenant les monts Kwashil.
Il y avait aussi ceux, dont cette tribu-ci, qui pensent que leurs ancêtres ont façonné ce monde. Ils auraient transformé le poison en air, créé les plantes et les animaux pour nourrir leurs enfants, puis les Dai et les Ælvn pour les servir. Cokra fulminait à cette idée, mais Haölillyo et moi-même partagions l’hypothèse qu’à force de s’entourer de troupeaux qu’ils conduisaient, les Yu se croyaient à la tête du vivant. Ils nous étaient si évidemment inférieurs qu’ils se raccrochaient à leur antériorité supposée.
Même leurs mythes ne peuvent entièrement nier la réalité néanmoins, et les No expliquaient leur situation actuelle par une rébellion dai, qui aurait confiné les Yu rescapés aux Sables Sans Fin.
— Et vous habitez les Terres Sublimes depuis, a conclu un Yu.
Leurs ancêtres veillent toujours sur eux, pensent-ils. Là-haut, dans le ciel, parmi les dieux. Toca buvait leurs récits avec attention, mais Cokra se moquait ouvertement de leurs divinités invisibles et Haölillyo n’a pas jugé nécessaire de traduire ses commentaires.
La ferveur des Yu me rappelait les plus obtus des prêtres kwashil.
— Leurs « dieux », là, s’est enquise Cokra, c’est leur mot pour les koxjin ?
— Je pense que oui, a répondu Haölillyo avant de demander des précisions au Yu.
— Les Célestes récompensent et punissent, réclament des cultes et sacrifices. Ils contrôlent la pluie, le vent, la foudre et toute la nature. Ils élèvent Mur le matin et allument les étoiles la nuit. Ils sont si occupés avec toutes ces tâches qu’ils n’ont pas le temps de rendre visite aux mortels.
L’Ælv s’est frotté le menton.
— C’est différent… Chal n’a pas de mot pour « dieu », semble-t-il.
— Que sont les « kogunji », alors ?
— Les koxjin, ou « ssajianü » en elu, ai-je expliqué, sont des âmes anciennes.
J’ai froncé les sourcils.
— « Âme » n’est peut-être pas le bon mot… C’est l’énergie du vivant. En damo, les koxjin sont aussi la nature ou les étoiles. Ils ne fréquentent pas les koxason, en général. Les jeunes âmes. Quand ils le font, ça se remarque.
— Donc… vous pouvez rencontrer des « kogunji » ?
— Bien sûr, a opiné Haölillyo. Comment saurions-nous qu’ils existent, autrement ?
Le Yu a paru ébranlé l’espace d’un instant.
— Qui décide de ce qui est « kogunji » ?
— Personne ne décide. Ils sont, c’est tout. Il faut être aveugle pour ne pas remarquer un ssajianü éveillé.
— Dites-moi comment.
— La plupart des koxjin incarnés surpassent aisément de jeunes âmes comme nous. D’autres entendent ceux qui dorment, ceux qui se passent de corps. D’autres savent des choses qu’ils ne devraient pas pouvoir connaître. D’autres… irradient, d’une certaine façon.
— D’autres lisent les gens comme des parchemins, a ajouté Haölillyo en toussotant.
— Ils ne se fondent jamais dans la masse et leurs actes sont toujours… comment dire « unae eo kheliæl » ? ai-je demandé à l’Ælv.
— Leurs actes sont terribles ou merveilleux, mais ne passent jamais inaperçus. Parce qu’il serait étrange de déployer tant d’efforts pour parvenir jusqu’ici et ne rien faire.
Nos interlocuteurs ont échangé dans leur langue opaque.
— Ce que vous décrivez ressemble à des héros, ou peut-être à des mages.
— « Mage » est un synonyme de « sorcier », nous a précisé Haölillyo.
— Donc ils comparent les koxjin aux Ælvn qui leur filent des recettes de pommade ? a rouspété Cokra.
— Non, a répondu Haölillyo qui semblait pourtant en difficulté.
— Les mages, c’est comme toi, lui a dit Toca qui avait deviné le sujet de la conversation.
— Oui, mais… comment expliquerais-tu ce mot ?
Le jeune Yu a réfléchi, le poing sous le menton.
— Des gens qui peuvent… utiliser la magie… accomplir des choses impossibles.
— C’est assez proche des ssajianü, n’est-ce pas ?
— Que font-ils, concrètement ? suis-je intervenu.
— Plein de choses ! Ils peuvent jeter des sorts et les briser, parler aux morts, respirer du poison, soigner et tuer avec la même poudre… J’ai aussi entendu dire que certains peuvent allumer un feu par la pensée.
— C’est vraiment similaire, ai-je admis. Est-ce qu’ils retournent au ciel une fois leur tâche accomplie ?
— Tout le monde retourne au ciel, a dit Toca.
— Quelle tâche ? a demandé un Yu.
— Les ssajianü ont toujours un but, a répété Haölillyo. Ils le réalisent, puis se retirent. Le ciel les rappelle et ils… s’évaporent, j’imagine.
J’ai baissé les yeux.
— On dit que lorsque les âmes anciennes ont achevé ce pour quoi elles étaient venues, elles commencent à perdre leur… physicalité ? Elles brûlent, elles volent, elles se souviennent ; elles voient tout.
— Maître Massaiae supposait que pour accomplir leur « magie », ils entrent en résonance avec le vivant informe, ce que les Dhaemon appellent aussi koxjin, incidemment.
— Ils parlent avec la nature, pour simplifier. Et puis ils disparaissent, de retour vers le ciel, peut-être.
La Tick m’a jeté un regard en biais. M’étais-je lancé à la poursuite d’une koxji sur le point de se désincarner ? Une quête vouée à l’échec.
— Non, a tranché un Yu catégorique. Le ciel est le royaume des dieux. Ils ne laisseraient pas entrer des Damo ou des Elu.
Cokra, l’Ælv et moi avons échangé des regards contrariés.
— D’accord… admettons que les koxjin soient des « mages », alors.
— Mais les mages demeurent Yuma. Ils ne volent pas, ni ne voient tout. Ils meurent comme le reste de la tribu. Ils n’ont pas de mission, je pense.
Quelque chose me troublait.
— Les mages sont des Yu normaux ? ai-je chuchoté à Haölillyo.
Il a fait un geste d’impuissance.
— Je suis un Ëlvessei normal et ils me prennent pour un sorcier. Je ne les équivaudrais pas aux ssajianü.
— Si vos dieux sont si redoutables, ai-je repris en no, où se trouvent-ils ?
— Partout, a dit un Yu en balayant l’horizon de la main, mais on ne peut pas les voir. La création du monde les a fatigués et ils sont toujours très occupés.
— Vous n’en avez jamais croisé un seul ?
— Non, ont répondu les Yu parfaitement inconscients du problème.
— Alors c’est pareil que s’ils n’existaient pas.
Un Yu a fait claquer sa langue comme s’il s’adressait à un enfant récalcitrant. Un enfant qui le dépassait de plusieurs têtes.
— Avez-vous vu les mages elu et damo réaliser toutes ces choses ? nous a-t-il demandé.
Toca a vivement acquiescé, mais Haölillyo n’a pas fait la réponse à laquelle il s’attendait.
— Je n’ai jamais rencontré de ssajianü.
— Tu crois pourtant les tiens quand ils affirment leur existence.
— Ils ne me mentiraient pas.
— Pas plus que ma tribu. Les Damo, en revanche, ne sont pas connus pour leur sincérité.
J’ai écarquillé les yeux, heureux que Cokra n’ait pas compris la pique. On compte l’excès de sincérité parmi les nombreux reproches faits aux Dai.
— C’est différent, vous n’êtes pas Ëlvessei, a insisté Haölillyo en ignorant la remarque imméritée. Nous conservons des archives qui remontent à des milliers d’années. Nos connaissances sont gardées précieusement. Je ne peux pas en dire autant de nos voisins…
— Les nôtres ne sont pas rangées, ai-je admis.
— … mais les Dhaemon laissent bien comprendre qu’il est criminel de tromper son clan.
J’ai acquiescé.
— Un menteur est un problème, une faiblesse qui servirait mieux mort.
Les Yu ont haussé les sourcils, ébahis.
— Ils pourraient croire des mensonges, a remarqué une Yu âgée, et vous dire des mots sincères et faux.
— Ils pourraient, mais c’est vous qui vous trompez. Je connais une koxji.
— Tu mens.
Haölillyo leur a fait signe de m’écouter.
— Damo à la langue d’argent… Vous fabulez comme vous respirez.
— C’est la vérité. Elle avait la force d’un clan entier. Ses pas attiraient les éclairs quand elle est partie. Pas une âme de Chal ne doute qu’elle soit koxji.
— Seuls les dieux brandissent la foudre, a riposté un Yu. Seul Atira dans le ciel peut embraser la nuit !
— Je n’ai pas dit qu’elle était responsable de tous les éclairs. Seulement de ceux-là.
— Non, non, non, a-t-il insisté. C’est une faute impardonnable que de prétendre à la divinité.
— Personne n’y prétend, est intervenu Haölillyo en nous séparant physiquement. Nous avons établi que les ssajianü ne sont pas des dieux, il me semble.
— Les éclairs sont les lances des dieux ! s’est époumoné le Yu en postillonnant. Pour punir les criminels et les indignes ! Ils ne prêteraient pas les lances célestes à un Damo.
Il était si concentré sur ses réprimandes qu’il a trébuché, laissant échapper ce qui devait être un juron. Il s’est épousseté en rougissant, mais personne n’avait pouffé, pas même Cokra que l’incident n’a pas suffi à tirer de son ennui. Haölillyo n’avait pas le temps de tout lui traduire et le sujet l’intéressait somme toute assez peu.
J’ai décidé de jouer le jeu du Yu.
— Pourquoi vos dieux laisseraient-ils les tribus se faner dans le désert tandis que Damo et Elu fleurissent dans la forêt ?
— La poésie ne te donne pas raison.
Je me suis tu. À vrai dire, c’étaient les seuls mots de no à ma portée.
— J’ai connu des Kashi, nous a confié un Yu très âgé, endolori. Ils comprenaient la foi et croyaient aux dieux. Tu n’es pas comme eux.
— Peut-être qu’ils faisaient semblant. Les Kashi entendent les rituels et la vénération, mais des créateurs de monde invisibles et armés d’éclairs sont une autre histoire.
— Karezial, s’il te plaît, m’a prié Haölillyo.
— Peut-être que des koxjin ont rendu visite aux tribus un jour et ont apporté des changements. Et peut-être que vos ancêtres n’ont pas compris ce qu’ils étaient et ont exagéré leurs récits.
— Les légendes dhaemon sont très exagérées elles aussi, si je puis me permettre.
— Des récits exagérés ?! a sifflé le Yu à travers des dents serrées. Nous seuls disons l’histoire véritable !
Les membres de sa tribu ont levé le poing en fermant les yeux.
— Nous seuls avons gardé la mémoire des dieux…
Des poings levés à l’unisson.
— Les dieux qui ont pétri le monde, composé sa chanson et emmené les Ancêtres jusqu’en ces terres. Nous seuls nous souvenons des Pères, qui ont façonné toutes les choses vivantes !
Des poings vers les cieux, vers le domaine des dieux.
— Nous seuls…
— Où sont-ils maintenant ?
— Karezial, je pense que tu devrais…
— Ils ne peuvent pas se permettre de pavaner parmi les mortels comme vos kogushi ou shashani-chose parce qu’ils sont occupés à allumer les étoiles la nuit, à réveiller Mur le matin, à pousser la Lune Étoilée à chaque instant et à arrimer la Grande Lune Rose, à faire disparaître les corps des morts et à semer de nouvelles vies sur Essea.
J’ai inspiré profondément, mais, comme mon ancien maître Voelumthə, les erreurs dites avec conviction m’irritent.
— Mur n’a pas besoin d’aide pour se lever.
Haölillyo se cachait derrière sa main.
— Essea et la Scintillante tournent autour de la Rose, qui tourne autour de Mur. Les koxjin… (j’essayais de me souvenir du mot en no) Les étoiles brillent tout le temps, on ne peut juste pas les voir de jour parce que la lumière de Mur les noie. Je suppose que vous les pensez aussi petites et proches, plutôt que vastes et lointaines.
— Karezial… tu n’aides pas du tout.
— Et les cadavres disparaissent mangés. Par des Damo, d’habitude, ai-je dit en dévoilant mes dents à la manière de Cokra ; ou par de petites vies.
Les Yu fulminaient. Une veine battait à la tempe du Yu âgé.
— On dirait que nous gardons mieux nos souvenirs que vous, ai-je raillé.
— Allons, allons, s’est interposé l’Ælv. Ça ne veut pas dire qu’aucun d’entre vous a entièrement tort ou raison. Les Damo, par exemple, perpétuent des légendes dont la véracité est au mieux suspecte.
J’ai un instant hésité sur ses formulations difficiles, mais suis parvenu à reconstituer le sens de ses propos.
— Au moins nous comprenons que ces images simplifient des choses complexes. Je te défie de trouver quelqu’un à Chal qui prend le mythe de Daemnioas et d’Ælvialas au pied de la lettre.
L’Ælv s’est tourné vers Cokra avec espoir, mais elle n’avait rien suivi de l’échange et bâillait haut et fort.
— Ça ne t’autorise pas à insulter la culture de ce Yuman, m’a réprimandé Haölillyo.
Je l’ai fixé, guettant du coin de l’œil les Yu courroucés.
— Je suis désolé. C’est juste… (je suis repassé au no) Caei existe, d’accord ? Je ne me moquerai plus de vos convictions si vous ne remettez pas en question ce que j’ai vu et ce que je sais.
Ils m’ont renvoyé des expressions rancunières, mais même un jeune Kwashil les obligeait à lever la tête.
— Peut-être, a grommelé l’une d’eux.
— Juste pour être clair… Je me fiche que nous croyions ou pas les légendes de Damo morts des éons de cela. Je parle de mon amie, qui était pour sûr… qui est pour sûr une koxji, pas un « dieu » ou je ne sais quoi.
— Ça n’a pas d’importance, a dit le vieux Yu en agitant la main. De toute façon, les lances divines s’abattront sur vous si vous fâchez les cieux.
Il souriait, au moins.
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