Coup de main
Tu t’es assoupie, laissant Royan te reconduire à Riao. Dans ton rêve, tu avais encore deux bras pour tuer les Dai qui approchaient la Cité, sans discrimination de clan, d’âge ou de motivation. Le mur d’enceinte baignait dans le sang des tiens, les cadavres de tes victimes obstruant les portes d’entrée. Une solitude infinie te glaçait l’âme, mais tu poursuivais ton ouvrage macabre avec détachement.
Il t’a semblé rétrécir – à moins que l’univers lui-même ne grandisse. Ton insignifiance errait dans un vide incommensurable, illuminé de nuées de galaxies où miroitaient des mondes exotiques.
Au sein de cette infinité, tu étais seule et couverte de sang.
Tu t’es réveillée d’un souffle nauséeux, puis t’es souvenue, rassurée, que tu ne tuais plus pour Sooyolane. Tu as mâché quelques brindilles d’esnal pour calmer le bras qui te lançait. Quand la douleur s’est enfin calmée, tu as sorti une écorce souple du sac de Royan et rédigé un message à Lautèg. Entre l’écriture malhabile de ta main non-dominante et les secousses du sh’shël surchargé, elle n’aurait pas tant à lire ta missive qu’à la déchiffrer. Tu as accroché la lettre au pacik et l’a lâché.
*
Tu avais dévoré toutes vos provisions, mais la faim te tiraillait toujours à Riao, pour l’instant épargné. Royan a posé le sh’shël au milieu du clan pour gagner du temps.
— T’embrasses ton côté ælv ? t’a demandé Urra avec animosité.
Tu l’as allègrement insulté avant que Royan ne réagisse. Ton estomac te torturait et tu tombais de fatigue. Il ne te restait aucune patience pour les invectives.
— Les Boꜵrn arrivent, faut vous préparer à défendre, t’es-tu souvenue de signaler.
Tu as vu quelques Riaon béer.
— Comment elle sait ça ? ont-ils chuchoté.
— C’est vraiment une koxji !
Tu as filé vers le réfectoire en tirant Royan par le bras. C’est quand tu avais enfin mangé, obligée de caler ton bol à terre entre tes pieds, que Lews a remarqué ce que dissimulait ton kælm.
— T’es pas revenue en entier… a-t-il dit trop fort.
Les Riaon présents t’ont scrutée, le nez en l’air, et Royan a pesté. Les yeux d’Apmos sont remonté le long de ton bras droit avant de s’égarer, méfiants, sur le kælm qui couvrait l’absence.
— Merde. Juste quand on avait l’avantage d’une koxji, Rokian nous la casse.
— Fait chier. C’est triste de perdre une Naræs aussi forte.
— Tu sers à rien comme ça, t’a dit Drek.
— Koxji ou pas, t’es plus rien qu’un poids, a convenu Helkæt. Je te défie pour le titre de Naræs !
Son excès de confiance a provoqué quelques rires. Tu aurais peut-être eu de la peine pour lui si la faim ne te rongeait tant, et s’il t’était moins antipathique.
— On peut pas se traîner une Naræs sans bras en plus d’être akci, a-t-il insisté. Les autres clans vont se foutre de nous !
— C’est moi la prochaine Naræs, a annoncé Kashæl avec trop d’assurance à ton goût.
Tu n’as rien trouvé à répondre de suite, te contentant de soupirer en finissant ton troisième bol.
— Vous pouvez pas faire ça après avoir botté le cul aux Boꜵrn ? a raisonné Royan.
— On a que sa parole, a fait remarquer Arua. Et tu peux pas nous diriger si t’es faible.
Tu as grogné.
— On va se fatiguer pour rien avant l’assaut. Vous faites vraiment chier.
C’était ton seul argument, aussi inutile que ton bras gauche. Tu as songé au combat qui avait coûté son titre à ta mère, craignant de suivre son chemin solitaire. Tu ne servais au clan que forte. Faible, tu n’étais plus qu’une akci.
Les Riaon toutefois, par la force de l’habitude, ont renforcé les défenses avant de savoir qui les guiderait. Carunae, qui sentait le sang-mêlé, est arrivée au milieu des préparatifs.
Toujours impétueuse, Kashæl proposait de prendre ta place, mais Macak lui a rappelé qu’Utan-Uka l’avait battue lors des luttes : la priorité lui revenait. Yeꜵn a objecté que Niashæl t’avait tenu tête le plus longtemps, ce que Macak a concédé sans enthousiasme.
On a donc sollicité Niashæl, qui n’a pas vu l’intérêt de s’affronter avant l’offensive boꜵr. Quant à Utan-Uka, le choix l’embarrassait. Il ne trouvait rien à te reprocher en tant que Naræs – parce qu’il ne prêtait attention à rien, d’après toi –, et avait même progressé au combat sous ta tutelle.
— Je laisse ma place à Kashæl, a-t-il enfin décidé.
Tu as hoché la tête. Kashæl n’atteignait pas encore le génie de Niashæl et d’Utan-Uka, mais une défaite face à elle ne te déshonorerait pas. Le réel t’a néanmoins rappelée à l’ordre : peu importe qui te battait, l’exil t’attendait.
Dans l’arène terreuse qui t’avait sacrée Naræs, tu as fait face à Kashæl, mains nues comme toi. Aucune posture défensive ne te satisfaisait ; tu as mentalement rayé les techniques désormais impossibles. Ton bras recommençait à te lancer : le moindre choc sur le membre amputé risquait de t’incapaciter. Tu as suivi le regard de ton adversaire, qui trahissait déjà son attaque sur ton côté gauche, et inspiré.
Kashæl a chargé comme prévu. Tu lui as attrapé la jambe pour la déséquilibrer et asséné un coup de coude sous la mâchoire. Dans sa chute, elle a tenté de te frapper, mais tu l’as devancée d’un coup de pied. Entraînée au sol, tu lui enserrais la nuque. Au bord de l’évanouissement, elle a concédé sa défaite dans un silence stupéfait.
— C’est qui le poids maintenant, Helkæt ? a jubilé Royan.
L’éternel enthousiasme de Royan ne t’a pas atteinte. Kashæl avait baissé sa garde, pensant sa réussite assurée. Les Riaon ne commettraient pas l’erreur une deuxième fois.
— À mon tour ! a dit Utan-Uka après un sifflement admiratif.
Tu as masqué ta déception. Au moins, ta piètre victoire t’épargnerait peut-être l’exil.
Tu as repris position au centre de l’arène, observant ton adversaire. Il n’avait pas encore choisi, consciemment ou non, sa première attaque, mais son style t’était devenu familier : à mains nues, il se rapprochait tôt pour s’épandre en coups qu’un seul bras ne suffirait pas à bloquer.
Il s’est avancé. Tu as maintenu l’écart en feintant. Les erreurs et intentions de tes adversaires te parvenaient avec la même clarté qu’auparavant, tu évitais donc ses ripostes prévisibles sans trop de peine, mais, pour la première fois depuis le dôme de Lyoonëi, éprouvais des difficultés à placer tes attaques. Leurres et esquives compensaient ton membre manquant. Quoique tu haïsses ta faiblesse actuelle, tu t’es surprise à apprécier ce renouveau de complexité, cette épreuve de créativité. Il t’a semblé redevenir une enfant, cherchant à dépasser ses aînés.
Tu as projeté Utan-Uka d’un coup de pied. À s’approcher, il s’était rendu vulnérable. Le Riao a gémi, puis levé une main pour rassurer le clan. Il s’est assis en tailleur, la tête entre les doigts.
— Parlez moins fort.
Le regard chavirant, il a confirmé d’un signe qu’il ne souhaitait pas continuer.
— Vous pourrez dire à Boꜵr de repasser plus tard ? J’ai pas la forme, là.
Il a arraché un sourire à Kashæl qui l’a allongé pour vérifier ses pupilles. Royan a paru se souvenir de quelque chose et s’est éloigné à pas pressés. Carunae fermait les yeux, rassérénée.
— Elle est moins forte qu’avant, non ? as-tu entendu Apmos demander.
— Chais pas, elle a juste l’air plus en rogne.
Comment ne voyaient-ils pas la différence ? Tu luttais dos au mur, même contre un adversaire à la fois : une fragilité impensable depuis les premiers étages du dôme. Tu faisais le deuil de tes capacités devant un clan aveugle à ton infériorité. Si une infirme les terrassait, que leur infligerait Boꜵr ? Tu aurais dû passer plus de temps à les entraîner.
Niashæl avait le regard intéressé de ceux qui souhaitent tester leur force. Avant que ses desseins ne se cristallisent, tu as ordonné aux Riaon de rejoindre leurs postes. Royan est revenu de l’armurerie avec une prothèse.
— Elle est pas affûtée et je sais pas si c’est ta taille, mais les autres sont beaucoup trop grandes.
Tu as reconnu la prothèse de Vlai à sa lame courbe. Tu l’as enfilée, tentant d’attacher les lanières avec les dents, mais Royan a pris pitié et les a serrées pour toi. La pression soudaine t’a arraché une grimace. L’arme de secours, quoique lâche et usée, te servirait infiniment plus qu’un moignon ensanglanté.
Tu as posé la main sur l’épaule du loup, par gratitude autant que comme soutien le temps pour l’onde de douleur de te traverser le corps. Tu as déroulé ta manche, cachant ainsi une partie de la lame, mais, surtout, ton handicap à vos prochains invités.
L’heure était désormais à la patience. Le clan entier attendait derrière ses fortifications, blaguant et bavardant. Après tout, on ne craint plus la guerre à la faire si souvent.
*
— Y’a Boꜵr et Tick quand même. J’ai juste pas envie de me faire bouffer par les vers.
— On n’est pas assez costauds, on risque d’y laisser notre peau.
— Bah, si on clamse pour ça c’est qu’on le mérite.
— Franchement… Ils auraient laissé crever Caei qu’elle se serait éveillée, p’tet. Les autres clans pourraient rien contre un koxji tout...
Il a brassé l’air de gestes amples, à défaut de trouver le mot.
— Des éclaireurs, a interrompu la vigie dans la langue du silence.
Les Riaon se sont concentrés du côté où les intrus avaient été aperçus. Vous les avez laissé rapporter que Riao ne les attendait pas. Ton clan fébrile a patienté en tambourinant ses armes, en s’étirant ou en s’adonnant à des jeux de mains, en grignotant ou en discutant.
Un bruit sourd a cogné contre la barricade, rapidement suivi d’une dizaine d’autres ; Boꜵr et Tick faisaient enfin leur arrivée. Ils ont escaladé l’enceinte avant d’être prestement renvoyés au sol ou à leurs ancêtres à coups de machettes, de marteaux, de haches et de lances.
Un groupe d’ennemis s’affairait à scier les fortifications, ce qui a horripilé Royan lorsqu’il a réalisé que l’un de ses dessins était compromis. Il a rejoint les Riaon chargés d’évacuer les grimpeurs, qu’il jetait sur la cohue en contrebas.
Quoique le gros de l’armée reste masqué par la forêt, tu t’étonnais de ne pas apercevoir leurs Naræsn. Ils ne traînaient pas une réputation de couards, aussi as-tu invité les tiens à la prudence.
La vigie a bientôt confirmé tes doutes lorsqu’elle a signalé une attaque massive de l’autre côté du clan. Quatre Boꜵrn et un Tick sont parvenus à escalader, tuant deux des tiens avant d’être faits prisonniers.
Les assaillants, entassés contre la barricade, l’ont franchie un à un : cibles toutes indiquées pour les Riaon qui les y attendaient.
Niashæl a porté un regard navré sur la guerre des clans, sur les Dai sans vie et les combattants blessés qui s’étalaient leur propre sang sur le visage avant de repartir à l’assaut. Tout autour d’elle la déconcertait. Loin des duels ordonnés auxquels le dôme l’avait habituée, les lames s’entrechoquaient dans une confusion de cris et de giclées cramoisies.
À sa gauche, Kheliæl gravissait un arbre pour échapper à un Boꜵr qui l’a attrapée par la cheville et jetée au sol.
À sa droite, un Tick forçait Drek à lâcher son arme, quand il a mordu la carotide ainsi exposée. Le menton ruisselant, il a adressé à Niashæl un sourire sanglant avant de s’élancer sur le Tick suivant.
Un peu plus loin, Royan brandissait un marteau sans technique ni raffinement, assommant au hasard et manquant de peu ses alliés ronchons.
— Je vais vous couper la gorge ! criait-il avec un excès d’allégresse. Et je vous tiendrai par les narines pendant que vous glisserez au sol ! Et je vous donnerai un coup de genou ! Non… Deux coups de genoux ! Et je ferai des nœuds avec vos boyaux !
Il s’est tu pour reprendre son souffle, dans l’intérêt d’un auditoire qui ne l’écoutait pas :
— Je vous ouvrirai le ventre, et après je ferai des nœuds avec vos boyaux !
De ton point de vue, le bruit de la bataille s’estompait. Armée des deux présents de Royan, seul te parvenait le fracas de tes propres rencontres, si brèves soient-elles. Immobilisant tes adversaires ou libérant leurs âmes, tes gestes et ta cadence devaient n’être rien de moins que parfaits, sans quoi la mort te prendrait. Ils étaient loin, les duels de ton enfance ; à un contre un, dans les règles de l’art. Ici, seuls régnaient le chaos et l’injustice. Et une partie de toi l’acceptait absolument. Ça, c’est une guerre, jubilait-elle. Pourtant, ta toute première bataille naissait devant tes yeux.
Vos fortifications forçaient les vaillants Boꜵrn et Tickn dans une offensive au compte-gouttes, et leur nombre ne justifiait pas tant de pertes à leur avis. Ils avaient cru se lancer dans une attaque éclair, sur un clan désordonné au Naræs manquant. À la place, Riao découpait vague après vague péniblement parvenue à sa Naræs tout sauf absente, au sujet de laquelle couraient des rumeurs inquiétantes.
Démoralisés par cette danse macabre, où les corps des leurs hémoglobinaient sans plus se soucier du monde, certains d’entre eux ont tourné les talons.
Les rangs adverses se sont peu à peu éclaircis, puis Rrabash, le Naræs Tick lui-même, a sonné la retraite ; seuls sont restés les têtes brûlées, les enragés et les suicidaires qui accueillaient le crépuscule de leurs jours à bras ouverts. Enfin, eux-mêmes ont remarqué leur isolement et se sont élancés à travers la forêt, hormis celui qui n’avait plus de jambes pour courir.
Ton clan a mécaniquement opéré les tâches post-bataille, secourant les blessés, rassemblant les défunts et les prisonniers qui t’embarrassaient : que faire d’eux, quand l’esclavage était proscrit ? Vous ne pouviez pas les renvoyer avec une simple tape sur la main, mais les tuer n’accomplissait rien non plus. Elkiæk et Lamna débattaient des supplices à leur infliger tandis que tu faisais le tour des blessés. Tisha s’efforçait en vain de recoller la joue de Væk, Vilkr avait perdu un bout de nez et l’usage d’un œil, il manquait deux doigts à Apmos, Inja n’était pas assuré de survivre à sa plaie à la gorge, et tant d’autres. C’est évidemment Royan qui t’a le plus inquiétée, malgré la superficialité de ses blessures.
Tu t’es mordu la lèvre, coupable d’avoir entraîné le Rokian dans une bataille qui ne le regardait pas. J’aurais dû me contenter de la baston au lieu de la jouer diplomate incompétente.
— Tout ce temps passé sur mon épée alors que t’aurais dû te faire une armure à la place.
— Mais je sais pas faire d’armure.
— Tu sais pas faire d’épées non plus, l’as-tu taquiné.
Il a pouffé.
— Pas besoin de talent pour « Caei » !
— Comment ça ?
— C’est comme ça que j’ai appelé mon marteau.
— Ah. Je comprends mieux.
— Y’a toujours moins de courageux quand je leur dis que je vais les buter avec Caei.
— J’imagine. Mais t’étais pas obligé de gueuler qu’ils allaient se prendre Caei dans le cul.
— Non, a-t-il avoué avec un large sourire.
Le loup n’étant à l’évidence pas en danger immédiat, tu as poursuivi ton tour des blessés. Tu t’es arrêtée devant Polli, délaissé car son tibia saillant n’engageait pas sa survie. Tu es partie chercher deux courtes planches, du désinfectant et une bande de tissu que tu as portés à l’enfant qui grinçait des dents à s’en luxer la mâchoire. Tu as observé l’angle de son os et vérifié que les sensations et le sang lui parvenaient au pied.
— T’es courageux ?
Les dents toujours aussi serrées, il n’a pu te répondre, mais a résolument hoché la tête, le regard déterminé. Tu t’es figée, réalisant que ton assistance maladroite le desservirait. Tu as fait signe au Riao à deux bras le plus proche, qui a remis l’os en place, stérilisé la plaie et enroulé la jambe blessée dans les planches et bandelettes tandis que Polli grognait à travers ses crocs.
— Et ils y retourneront, se lamentait Niashæl au lieu d’aider.
— File plutôt un coup de main, lui as-tu ordonné.
Elle est restée immobile un instant ; d’abord surprise, puis incertaine de ton autorité sur elle. Elle a néanmoins abondé dans ton sens et offert son secours aux victimes, évitant soigneusement les deux piles de cadavres qui s’amoncelaient, auprès desquelles de jeunes Riaon pleuraient leurs parents.
Une fois les os et lambeaux de chair recollés, ne restaient plus que les blessés légers. Lorsque Pilma lui a proposé de couper sa cheville cassée pour lui épargner des problèmes ligamentaires, Arua t’a fâchée : hors de question qu’elle joue l’estropié de service pendant des cycles, a-t-elle répondu.
Tu as réprimé ta colère. Il y avait trop à faire pour s’étendre sur des broutilles.
— Imagine qu’on se soit fait attaquer plus tôt, s’est plaint Vidak. Pas de Naræs, pas de vision psycho-je-sais-pas-quoi. Situation moisie, nan ? Qu’est-ce qu’elle foutait super loin, Caei ? La prio c’est le clan, merde quoi.
— Les « et si », c’est pour les contes.
— Ouais. Moi, je suis juste content qu’on ait été prévenus.
— C’est p’tet son sang ælv qui lui fait faire des choix pourris.
— Eh, Caei, rappelle-moi un truc : tu voulais qu’on s’allie à tous les clans, c’est ça ? C’est un peu mal barré, tu trouves pas ?
Tu as montré les dents aux intéressés. Sabash t’a demandé que faire des prisonniers, que vous avez enfermés dans l’ancienne hutte des esclaves en attendant une illumination. Tu caressais l’idée de les échanger à Tick et Boꜵr contre une alliance, aussi volatiles soit-elle.
*
Niashæl s’est frappé les cuisses et levée.
— Caei, je veux ma revanche.
Tu as ravalé ta bile. Elle aussi ?
— On a des cadavres sur les bras, tu trouves pas que ça urge plus que ton esprit de compétition ?
Elle a entrouvert la bouche sous la surprise. Ses yeux se sont égarés sur les corps sans vie avant de se ressaisir.
— Pas nécessairement maintenant… a-t-elle faiblement riposté.
— Tchh, a fait Ouli à côté d’elle. Laisse-nous nous occuper des morts, vous avez le temps de vous taper dessus.
Tu as lancé un regard mauvais à Niashæl, qui a eu l’air peinée.
— Désolée, Caei, je…
Elle a doucement secoué la tête, comme si rien n’avait plus de sens.
— … Pourquoi est-ce que je m’excuse ?
— Parce que t’essaies de me piquer le clan que je réussis à peine à garder.
Elle n’était pas sourde au venin de ta voix.
— Ah, a-t-elle fait avec éloquence.
Elle a regardé ses pieds, puis réalisé que tu ne l’avais pas comprise.
— Non, c’est pas ça…
— Tu veux parloter où tu veux te battre ? J’aimerais savoir avant la fin de la saison si je dois retourner dormir dans les bois ou pas.
— Je ne veux pas du clan ! a-t-elle dit après avoir recouvré ses esprits.
— Alors pourquoi t’essaies de me le prendre ?
— Je te l’ai déjà dit. Tu ne perdras pas.
Ton rire sonnait faux.
— T’as loupé la partie où j’ai paumé un bras ?
Pourquoi geignais-tu de la sorte ? Niashæl saurait mieux guider le clan que ta sotte main orpheline.
Elle a encore secoué la tête, les yeux rivés au sol.
— Pourquoi tu fais tout le temps ça ?
— Je te renvoie la question, as-tu râlé en te dirigeant vers l’arène. Enfin bon, tant que tu m’exiles pas.
— Je ne ferais jamais ça.
— Si c’est pas toi, ce sera le prochain Naræs.
— Il y aura toujours un prochain Naræs.
— Ouais, ben j’aimerais mieux qu’il attende que je crève.
Niashæl n’a pas répondu. Elle ne t’imaginait pas mourir, tu lui semblais bien trop tenace pour ça. Tu avais pourtant perdu une part de toi, s’est-elle rappelé, mais qu’est-ce que ça changeait, concrètement ? Voilà ce qu’elle brûlait de savoir.
Tu as pénétré dans l’arène, le pas las et le regard blasé.
— Avec ou sans armes ?
Elle a fixé ta prothèse.
— Qu’est-ce que tu préfères ?
— C’est toi qui me défies, c’est toi qui vois.
— Hm, a-t-elle fait en se tapotant la joue.
— Tente pas de m’arranger, sinon c’est que t’as rien compris. C’est un combat. Essaie de me battre, point.
— Tu fous quoi, Nash ?
Royan avait rejoint l’arène avec un groupe de Dai. La tigresse s’est empourprée.
— J’ai défié Caei…
— Pourquoi ? C’est pas assez le bordel pour toi ? Son bras a même pas arrêté de saigner que vous vous jetez tous dessus comme des rapaces.
Elle a pris un air contrit.
— C’est pas contre toi, Caei ! Je veux seulement savoir où je me situe maintenant, par rapport à toi.
— Alors active, j’ai pas que ça à faire.
Elle a lancé un regard inquiet au loup, qui affichait une expression qu’elle ne lui avait jamais vue.
— Avec des armes, a-t-elle dit en prenant position.
Tu as dégainé l’épée de Royan et t’es mise en garde, laissant Niashæl s’élancer la première. Elle a feinté, feinté de nouveau et enfin entrepris un assaut que tu as dévié pour la toucher. Le coup lui a coupé le souffle à défaut de la blesser.
— T’aurais dû dire sans armes.
Elle a inspiré en saccades et attaqué, mais ta lame lui frôlait déjà le menton. Elle s’est laissé choir. Royan a étouffé un cri de victoire qui contrastait avec la frustration sonore des Riaon venus observer, déçus que le spectacle ait déjà pris fin.
— Comment ?
Sa voix tremblait. Tu as rengainé.
— Si t’attends un conseil technique du style « Tu feintes trop », je crois pas que ce soit ça. Mais je suis pas Lyoonëi, démerde-toi.
Elle a réprimé une moue triste.
— Tu es beaucoup trop rapide…
— Vous êtes surtout tous trop prévisibles. Lents aussi, mais surtout prévisibles.
Elle s’est redressée, l’ego brisé.
— Je pensais tenir plus longtemps, tout de même…
— T’as même pas profité de mon handicap. T’as remarqué que la prothèse coupe pas en plus de vaciller, au moins ? Je peux seulement bloquer avec, et chaque choc me fait un mal de merde.
Niashæl s’est attristée : elle n’avait rien vu. Lyoonëi l’avait mieux entraînée que ça pourtant, non ?
— Bon, c’est pas le tout, mais y’a des funérailles à organiser. Tsera et compagnie, vous vous bougez ou faut que je vous botte le cul ?
Les spectateurs se sont dispersés. Royan t’a interpellée pour affûter ta prothèse. Tu as tiqué, mais l’a laissé détacher les lanières.
— Encore un truc que je peux plus faire toute seule. Chier.
— Tu pourrais. Mais ouais, ça prendrait plus de temps. T’as plus important à faire, donc file-moi les tâches ingrates.
Tu lui as renvoyé son sourire, puis es partie assister le clan avec la pile de cadavres.
— Je suis désolée, a répété Niashæl à Royan qui marchait en direction de la forge.
— Oomera. Mais t’es pas censée la poignarder dans le dos.
— Ce n’était pas mon intention.
— Et si tu t’étais trompée ? Si elle avait perdu ?
— Je n’ai pas…
Elle a soupiré.
— C’était idiot de ma part de la défier en public.
— Ç’aurait rien changé. Elle, elle l’aurait su, et elle aurait dû te donner le clan quand même.
Il a soupiré à son tour.
— Je sais qu’il faut ce qu’il y a de mieux pour Riao, et si t’avais battu Caei, alors il aurait mieux valu que tu sois Naræs, mais… Caei a besoin de ça.
Elle a acquiescé en détournant les yeux.
— J’ai été stupide.
— Pas tellement. Mais un peu égoïste.
Elle a accepté le reproche sans broncher. La lumière du bûcher funéraire et sa fumée aussi dérangeante qu’appétissante ont attiré son regard. Ta silhouette incomplète portait des fagots sur le brasier.
— Elle le prend plutôt bien. L’amputation, je veux dire.
Comment Niashæl réagirait-elle dans ta situation ? Peut-être mieux que toi, a-t-elle songé, car elle ne se définissait pas par sa seule force. Une existence atrophiée lui serait ardue, mais il restait la Cité, une option que tu n’envisageais certainement pas.
— Pas vraiment, a répondu Royan en fixant la même direction. Elle évite juste de penser à ce genre de choses. Elle met de côté et elle ignore, si possible.
Le Rokian paraissait complètement changé sans son éternel sourire.
— Ça a l’air de marcher pour l’instant, mais j’espère pas voir le jour où ça déborde.
— Hm. On a tous nos méthodes.
— Regarde si tu trouves un pinçon, a-t-il dit en entrant dans la forge. Je voudrais resserrer les lanières.
Il s’est installé devant le tour à aiguiser et s’est mis à l’ouvrage.
— Tu as fait des découvertes sur les fyëw, à part ça ? s’est enquise Niashæl pour changer de sujet.
— Justement ! a-t-il dit en tirant une batterie de sa poche. Touche celui-là, pour voir.
Elle a observé la sphère opalescente, approché une main et l’a frôlée du doigt.
— BOUM !
Niashæl a roulé les yeux puis souri, contaminée par le rire du loup qui s’est lancé dans des explications expansives sur la recharge des fyëw.
Annotations