Le Chant des morts

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Yeꜵn a fait passer les bols avec une lourdeur qui reflétait le poids de son cœur.

— C’est dommage. C’est vraiment dommage. Ces jeunes avec des siècles devant eux, on dirait qu’ils meurent tous avant leur deuxième décennie.

Seul le silence lui a répondu. La tête basse, le clan s’efforçait d’apprécier un repas chèrement payé.

— Lews, Salua, Rosha, Kaewaya, Shiina, Kheliæl, Ꜵrlæi, Arki, Morin, Vokca, Vivak, Mrtak et Naiak, a récité Askai.
— Pour l’instant, a ajouté Pelkæi.

Des regards se sont tournés vers la hutte où les blessés graves luttaient pour leur survie. Aoka a serré la mâchoire pour l’empêcher de trembler. La plupart de ses pairs acceptaient simplement leur nouvelle réalité. Des Riaon, des amis, n’étaient plus. Comme, bientôt, ceux qui les entouraient encore. Ainsi va la vie.

— Allons, a dit Askai en touchant l’épaule d’Aoka. L’âme des défunts vole parmi les koxjin et leur essence nous revient. Personne ne s’éteint vraiment.

Aoka t’a lancé un regard rapide. Prendrais-tu soin des disparus ?
Adrekam, lui, s’efforçait d’enterrer son trouble au fond de ses entrailles, mais les morts pouvaient tout aussi bien retourner au néant d’où nous venions tous. Qu’il existe encore ou pas, Naiak n’était pas à ses côtés, et ce fait l’inquiétait. Il a bu une gorgée de son bol, les yeux fermés, comme pour communier avec les âmes des défunts.

— À la prochaine, a dit Pareik en reposant le sien.

Askai a approuvé. Quoi qu’il arrive et où qu’ils soient, les trépassés nous reviendraient. Dans ce cycle ou dans le suivant. Kalan a entonné un chant d’adieu.

À quand le monde sera mort,
À sa renaissance.
Puissions-nous nous souvenir
Que nos chemins se sont souvent croisés.

Taki lui-même l’a rejointe avec une émotion à laquelle il ne vous avait pas accoutumés. Face à l’amertume de la victoire, un lourd soupir t’a échappé.

Le clan entamait un second chant quand Niashæl et Royan vous ont retrouvés ; un fredonnement sans mots, triste et captivant. Chaque strophe approchait une fin prévisible qui n’arrivait jamais, interrompue par la boucle d’un nouveau couplet. Cinq strophes pour chaque défunt. La dernière atteignit enfin son dénouement, seule à contenir des paroles : les noms des disparus.

Des Riaon restaient prostrés, indifférents au monde qui continuait. Certains se battaient, évacuant la peine et la colère. D’autres bavardaient comme si de rien n’était. Niashæl a pris le bol que Royan lui tendait avant de s’installer auprès de toi. Elle a mangé distraitement, puis baissé des yeux perplexes sur sa pitance.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est mon frère, lui a répondu Kasi.

Niashæl s’est étranglée.

— Pardon ?

— Quoi ? Il est pas bon ? s’est enquise Kasi, peinée.

La tigresse pâle ne trouvait pas ses mots, fixant le contenu du récipient avec effroi. Elle ne voulait pas blesser Kasi, mais une nausée la prenait. Ainsi, les Riaon découpaient les leurs comme ils découpaient leurs victimes. Dans la mort, ils traitaient la chair de leur chair comme celle des étrangers, des ennemis et des proies. Et pourtant, a-t-elle réalisé, cela leur seyait parfaitement. Hors du clan, toute vie est bonne à cueillir. Et quand la vie s’en est allée… les corps ne sont jamais que de la viande.

Elle a contemplé son bol. Lui fallait-il vraiment le finir ?

— C’était… bon, a-t-elle admis à regret, jusqu’à ce que tu me dises de qui il s’agissait.

— Pourquoi ? T’aimais pas Shiina ?

— Je suis désolée, c’est juste… Je ne suis pas à l’aise avec l’idée… de manger quelqu’un.

— Toutes les viandes sont quelqu’un.

Niashæl a baissé des yeux tristes sur son souper, puis évité de le regarder.

— T’as déjà bouffé de la chair, es-tu intervenue. C’est quoi le problème ?

— Je sais, mais… pourquoi Shiina ? Il ne mérite pas un adieu digne de ce nom ?

Kasi, Royan et toi avez penché la tête simultanément. Troublés.

— Je préfère être mangé par le clan que par les larves, a assuré Arua.

— Mais… si ce sont les larves, le souci... pourquoi ne pas brûler le corps ? a-t-elle dit en désignant le feu.

— Et gâcher de la viande ?

Elle s’est massé la nuque.

— Il fait partie de moi, maintenant, a ajouté Kasi. Il aide Riao une dernière fois, c’est le meilleur adieu qu’on puisse lui donner. Il serait triste si sa mort servait à rien, si elle remplissait pas d’estomacs.

— Je vois, a dit Niashæl sans vraiment voir. Vous pourriez… finir mon bol quand même ?

Tu t’es dévouée et as engouffré Shiina. Le gaspillage n’est pas dans les mœurs du clan. Tu as réfléchi à la réticence de Niashæl. Dans la Cité, tu avais apporté les corps des bannis aux Yudæln, complétant leurs maigres chasses. Les Ælvn n’avaient pas pu ignorer le sens de ton geste... si ? Désapprouvaient-ils, eux aussi, de manger les siens pour survivre ? Croyaient-ils que vous les abandonniez sous la terre, pour qu’ils aient péri en vain ?

— C’est vraiment bon, a dit Arua en te sortant de tes réflexions.

Plamar, qui avait nettoyé son bol de toute trace du festin, a opiné dans la langue du silence.

— Shiina serait heureux de l’apprendre, a répondu Kasi, un faible sourire en coin. Je crois que c’est Taoru qui l’a cuisiné.

— Il met de la sève de tapana partout, tu peux être sûre que c’est lui.

Kasi a froncé les sourcils, tournée vers Niashæl.

— Comment tu sais pas tout ça ?

— J’ai pas vécu dans un clan, jamais mangé l’un des miens. Personne m’a dit qu’il le fallait.

Kasi s’est frotté la bouche. Elle réfléchissait.

— Personne que tu connais est jamais mort ?

— Si…

Un voile d’horreur a couvert son visage. Niashæl a vu les Dai alentour afficher une expression similaire, toi et Royan compris.

— Bon... a soufflé Kasi avec compassion. Dis-toi que la viande trouve toujours quelqu’un à nourrir.

Sa main s’est posée sur l’épaule de la sang-mêlé.

— Les affamés sont peut-être petits, mais ils auront pris soin de la raison d’être des tiens.

Niashæl a essayé de croiser ton regard évitant, puis celui de Royan, dont le sourire triste se voulait sans doute rassurant.

C’est tout ? a-t-elle songé. Leur raison d’être est de se faire manger par les vers ?

Tu as entrouvert la bouche, te sentant le devoir de parler, mais le loup t’a devancée :

— On accomplit ce qu’on peut tant qu’on est en vie, mais une fois mort, on peut seulement subir. Donc, euh, tes parents… leur mort donne du sens qu’à leur mort, comme leur vie a donné du sens à leur vie, alors…

Tu as levé un sourcil circonspect. Où allait-il avec ça ?

— … on devrait être contents de pas juste disparaître dans la mort et de pouvoir encore faire quelque chose, même un tout petit acte, comme remplir le ventre d’un bébé mouche.

Tu as acquiescé. Niashæl s’est égarée dans ses pensées.

— Oh.

Elle a inspiré.

— Quelqu’un m’a dit un jour qu’il ne voulait pas se faire dévorer par les vers… C’était ça, alors ? Je croyais qu’il avait peur de mourir.

— Ça sert à rien de craindre l’inévitable, as-tu justifié.

Elle a ouvert la bouche de stupeur en réalisant ce qui vous avait horrifiés.

— Oh non…

Une vague de terreur coupable, déjà ressentie.

— Ama… Je lui ai fait ça…

Ses yeux ont trouvé celles que son père avait connues, côtoyées et appréciées. Brokma, dans la foule au loin, puis Carunae, qui a cru à une invitation à s’approcher.

— Mais je n’aurais pas pu… a-t-elle poursuivi d’une voix fautive. Je n’aurais pas pu… même si j’avais su…

Sa psyché se morcelait. Elle avait laissé son corps pourrir. Elle avait abandonné ses deux parents, elle avait abandonné leurs âmes, sans but ni consentement, d’après les rites ælv comme d’après ceux des Dai. Elle était paralysée, le souffle coupé, la gorge serrée.

Carunae est arrivée, ce qui ne t’a pas déplu, pour une fois. Elle s’est immédiatement souciée de l’état de Niashæl.

— Katama, as-tu expliqué. Elle l’a pas mangé. Savait pas.

Ta mère s’est agenouillée à hauteur d’yeux devant l’éplorée. Elle a repoussé ses cheveux et lui a parlé d’une voix apaisante. Tu as étouffé une pointe de jalousie.

— Ne t’inquiète pas, l’a rassurée Carunae. Tu fais ce que tu peux, dans la vie comme dans la mort. Les vers sont certainement heureux qu’on leur laisse un peu de viande de temps en temps. De toute façon, c’est déjà fait. Tu peux y penser tout ce que tu veux, ça ne changera pas le passé.

— Mais Aya aussi… a-t-elle faiblement insisté. Et Ama… je les ai abandonnés…

— Hé ! a fait Carunae en serrant son visage. Kat n’aurait pas voulu que tu culpabilises. Tu ne veux pas que son dernier acte soit de faire du mal à sa fille adorée ?

De grosses larmes ont roulé le long des joues pâles. Tu as détourné les yeux, embarrassée pour elle.

— Les Ælvn… a repris Niashæl d’une voix étranglée. Ils disent que comme je n’ai pas consenti à la mort d’Aya ni caché son corps, son âme est coincée pour toujours… elle va échouer à rejoindre sa dépouille. Pour toujours… Je lui ai fait ça.

Les Riaon et le Rokian présents se sont échangé des regards mus d’une même pensée : les âmes ælv étaient stupides à pleurer. Mais un tel entêtement, si futile soit-il, ne suscitait-il pas un certain respect ? Tu ne connaissais aucun Dai prêt à passer sa vie, encore moins l’éternité, sur une seule tâche, échec après échec.

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