Karezial

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L’essentiel de la tribu avait choisi d’ignorer les inepties des étrangers. À la tombée de la nuit, au milieu de l’horizon austère qui me talonnait depuis que j’avais tourné le dos à Chal, les enfants s’accrochaient à leurs parents pour éviter que le vent ne les enlève pour, supposaient-ils, les manger. Au contraire de Haölillyo et de Cokra, je menaçais moi-même de m’envoler ; contraint, à l’instar des Mædn et des jeunes Yu, de m’agripper à mes compagnons de route. Un Yu d’allure âgé a péniblement remonté la marche et nous a fait signe.

— C’est Lugvai, moi. Là, c’est Hanveshdep et Shidjaovesh, mes fils. Les autres aiment pas trop ce que vous dites, mais moi, a-t-il dit en se tapotant les tempes, j’ai l’esprit ouvert. Je pose des questions. Je deviens plus intelligent comme ça. Et Shidjaovesh et Hanveshdep, ils ont besoin d’intelligence.

Les deux jeunes mâles, aux visages partiellement couverts de dessins, semblaient plus résignés qu’intéressés.

— Je ne vois pas ce qu’il reste à discuter, a avoué Haölillyo. Vous ne croyez pas aux ssajianü, nous ne croyons pas en vos « dieux ».

— Ah, mais non ! Pourquoi une telle finalité ? Moi, je crois qu’il y a des gens grands et forts, et je trouve la nature grande aussi, même si ça ne fait de tout ça ni des sorciers, ni des dieux, ni des kogushi.

Ses fils cherchaient à disparaître n’importe où ailleurs. Cokra écoutait la traduction de Haölillyo d’une oreille paresseuse.

— Mais… vous utilisez des mots différents pour une même idée, ai-je dit. Vous n’aimez pas le terme de « koxji », donc vous parlez de grandes gens et de nature, alors que c’est précisément le sens de ce mot.

— Donc vous ne pensez pas non plus que vos koguji soient des dieux ?

— Je reste assez flou sur ce que vous entendez par « dieux »…

— Des êtres tous-puissants, qui donnent la vie et la reprennent, a marmonné Hanveshdep.

— Alors tous les Dai sont des dieux, a conclu Cokra dont j’ai traduit les propos avant que Haölillyo ne m’arrête.

Lugvai a retroussé le nez.

— Mais les dieux ont aussi créé les mondes, et ils composent les mondes.

— C’est pas la nature ça, p’tet ? L’univers ? Alors ce sont des koxjin.

— « Koxji » veut dire beaucoup de choses… Âme ancienne, étoile, nature, vie… Tout ce qui a l’âme forte.

Le Yu a gratté son crâne rasé ou dégarni.

— Vous êtes pas vraiment religieux, alors.

— À part les Têtes de Piafs, a gloussé Cokra en me regardant de biais. Mais on n’est pas naïfs comme ça. Le concept des koxjin, c’est p’tet trop étranger pour vous, mais ça veut pas dire qu’on se plante.

Shidjaovesh a cessé de se tortiller les mains puis s’est dépêché à notre hauteur.

— Karezial, c’est bien ça ? C’est toi qui as dit que les âmes des kogunji brillent dans le ciel ?

— Pourquoi, elles ne brillent pas, ici ? me suis-je enquis sur la défensive.

— Euh… si, mais tu as aussi dit que leurs âmes s’incarnent dans des Damo forts, je crois ?

— L’idée me plaît, a répondu Cokra à ma place. Vrai ou pas, on s’en tape. On pourra pas le savoir tant qu’un koxji l’aura pas confirmé.

Elle m’a jeté un regard blasé que je trouvais immérité, d’autant qu’elle dépendait en partie de moi pour suivre l’échange.

— Les koxjin du ciel et les koxjin qui marchent sont pas la même chose de toute façon. Avant, p’tet, mais maintenant… Kaz, comment tu dis quand y’a deux mots et c’est les mêmes, mais ils veulent pas dire pareil ?

— Des homonymes.

— J’ai toujours trouvé confondant que le dhaemon utilise le même terme pour les étoiles et les ssajianü.

— D’après ce que j’ai lu, c’est parce qu’on pensait que c’étaient des koxjin célestes. Le temps qu’on change d’avis, les koxjin incarnés avaient cessé de venir nous voir de toute façon, alors pourquoi changer de mot ? Ça ne fait aucune différence, ce sont des koxjin aussi.

— Moi, j’ai jamais compris pourquoi les Ælvn avaient besoin de tant de mots pour la même chose.

Haölilyo a levé un sourcil.

— Les ssajianü sont de vieilles âmes incarnées en des êtres d’exception. Lohm est la Vie, l’énergie qui meut le tout. Les liva sont les astres lumineux.

— Hm, ai-je fait. Ssajianü, Lohm. L’un vient de l’autre. Ce sont tous des koxjin, en fin de compte.

— Par cette logique, tout est Lohm.

— Bien sûr. Tout ce qui vit.

J’ai tiqué.

— C’est vraiment bizarre, ce n’est pas une conversation que j’aurais eue en dai.

Cokra a vivement acquiescé. Les Yu attendaient que quelqu’un daigne leur traduire l’échange.

— Parce que les mots vous manquent ? a demandé Haölillyo avec arrogance.

— Parce qu’y’a rien à expliquer : koxji, koxji, koxji.

— Les mots ne nous manquent pas non plus. Si la précision est de mise, on parle de « koxjilla » pour l’énergie la plus ancienne, la source de toutes les autres. Mais ce serait comme de dire « yumanité » au lieu de « yuman » : c’est de la pure sémantique.

— Tu ne trouves pas que « yumanité » diffère de « yuman » ?

— Comment ?

— « Yumanité » se rapprocherait davantage… d’une qualité, je suppose ?

— Est-ce que ce n’est pas la même chose, en fin de compte ? La langue dai n’a jamais cherché la subtilité, au cas où tu n’aurais pas remarqué. Lohm, la Vie ou la Nature, c’est koxji. Les ssajianü sont des koxjin nés de koxji. Nous sommes de jeunes âmes, des koxason, nés de koxji. Et nous portons koxji en nous, autrement on ne serait pas là à marcher et discuter de koxjin ; donc, techniquement, nous sommes aussi des koxjin. Mais de notre point de vue, nous sommes différents, alors on utilise un mot différent, et ce mot est « koxaso ».

— « Ëssea voe massaithe », en ëlvalvala.

Cokra a ricané.

— Vous faites toujours des trucs mille fois trop longs.

Garyan l’appelait la langue de ceux qui croient qu’ils ne mourront jamais.

Haölillyo s’est souvenu de l’existence des trois Yu qui nous avaient poliment accostés.

— Toutes mes excuses ! Nous nous sommes égarés dans de vastes méandres.

— Pas grave, a dit Shidjaovesh. Moi, je voulais savoir pour les kongji, ce sont peut-être des dieux qu’on a manqués…

Hanveshdep a hoché la tête.

— Si on a oublié de les vénérer si longtemps, c’est normal qu’ils soient en colère et nous fassent marcher dans le désert.

Leurs inquiétudes m’ont frappé au cœur.

— Euh… J’en doute, a dit Haölillyo.

Shidjaovesh a levé vers moi des yeux emplis d’une confiance vaine.

— C’est bien toi qui connais un dieu ? Tu dois savoir ce qu’il veut.

J’ai secoué la tête.

— Les koxjin n’attendent rien de vous, c’est…

— Il serait imprudent de fonder vos espoirs sur des énergumènes comme Peliamin. Tous les ssajianü ne vous veulent pas du bien.

— Peliamin, a répété Shidjaovesh. C’est mignon, comme nom.

Cokra s’est esclaffée.

— Ouais, on s’est bien foutu de lui avec ça. C’est p’tet pour ça qu’il a buté autant de monde.

Les yeux et bouches des trois Yu se sont arrondis.

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