Les Vents d’antan

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Au sommet du mont Kwashil, l’air froid nous a d’abord accueillis, chargé d’épices et d’encens, si venteux que les cascades oublient de chuter. Lautèg s’est posée près d’un enfoncement rocheux ordinaire. Je l’ai suivie sur des sentiers ardus, inhospitaliers aux créatures dénuées d’ailes. Ici et là, des inscriptions écarlates gravées à même la pierre éternisaient des événements passés. Lautèg touchait chacune d’elles de la paume. Elle n’était pas la seule, à voir leur surface polie.

Ici tomba Janung.

Missèi prit ici son envol.

Ici s’unirent Wa*la et Bakkash.

Ici naquit Uliam.

— Plus que quelques centaines de pas en amont après Ékiang-Uliam-Luo, m’a dit Lautèg qui traitait ces phrases comme des toponymes.

— Pourquoi ne pas avoir atterri directement au clan ? ai-je demandé à bout de souffle.

— Ça porte chance d’emprunter ce sentier. Nous risquons d’en avoir besoin.

Les superstitions de Lautèg mettaient mes chevilles en péril, mais je n’en ai rien dit, l’observant ajouter une pierre à chaque cairn que nous passions, consolidant ici et là l’arrimage des longues banderoles pourpres qui dansaient dans le ciel. Je me suis alors arrêté, admirant l’immensité de la voûte céleste autour de nous : le domaine des Kwashil. À cette altitude, Salainashra laissait paraître un peu plus de sa surface nébuleuse.

Un atali est venu à notre rencontre, bientôt talonné par une douzaine des siens qui claquait joyeusement leurs sabots. Ils ne nous craignaient pas, car mon clan les voit naître et les laisse vivre, ne leur volant que leur pelage afin de le tisser. Nous les avons suivis jusqu’aux parterres de verdure domestiquée sans lesquels les Aigles n’auraient pu survivre à l’austérité de leur environnement.

Une arche de pierre naturelle délimitait l’entrée du clan.

Point de sentinelles, car d’où proviendrait l’ennemi ? Personne ne nous a donc accostés. J’en ai profité pour examiner mes congénères aux ailes gigantesques, tantôt brunes, grises, noires, blanches ou fauve, parfois plus colorées. C’est Lautèg qui les a interpellés. Au retour de leur sœur égarée, ils se sont adonnés à des embrassades émotives.

— On pensait que tu ne nous reviendrais plus, ont-ils dit dans un kwashil rapide que je peinais à suivre.
— Comme si la Cité t’avait prise dans ses serres.
— Quel bonheur de te revoir !

Nos hôtes ont alors remarqué que je leur étais inconnu. Leurs visages se sont éclairés.

— Ce n’est pas…

— Ton enfant, peut-être ?

— Lautèg, où l’as-tu trouvé ?

— Comment s’appelle-t-il ?

— Nous allons te montrer le clan, si tu le veux bien.

Mon large sourire a répondu pour moi. Lautèg m’a devancé.

— Je vous présente Karezial dit Kaz. Rescapé de Frréshié, scribe-archiviste de la Cité.

J’ai entendu des exclamations.

— Pauvre enfant.
— L’esclavage, quelle horreur.

— Comment était Frréshié ? Comment t’en es-tu sorti ?

— Ne te force pas à répondre.

— Comment s’est déroulée ta première ascension ?

— Offrons-lui plutôt un breuvage chaud, il n’est pas habitué à nos altitudes.

Je me suis laissé dorloter sans honte. Mes hôtes m’ont pris sous leurs ailes pour me garder du vent et guidé à l’intérieur d’une chambre creusée à même la pierre où des étoffes, rouges pour la plupart, tapissaient les bancs taillés dans la roche. Des hamacs lourds de couvertures et de coussins étaient tendus ici et là, se croisant parfois près du plafond. Un foyer central en cuvette cuisait une marmite de plantes et de fleurs, qui sentait aussi l’épice.

Une Kwashil m’a installé auprès du feu tandis qu’un autre me remplissait un petit bol. J’ai humé l’odeur étrange et joint les mains autour de cette source de chaleur dont j’ai pris une goulée. La boisson pimentée a semblé me réchauffer davantage.

— Votre accueil n’a rien à voir avec celui de Frréshié.

Lautèg m’avait dit que je parlais comme ceux aux sifflements sourds, comme ceux qui ont appris le kwashil de seconde main. J’éprouvais toujours des difficultés à prononcer les consonnes sifflées, mais mon accent ne m’empêchait pas de me faire comprendre.

Leurs visages se sont attristés à l’évocation des reptiles.

— Sais-tu comment tu nous as été volé ? a demandé une Kwashil aux plumes sombres.

Je l’ignorais. Je n’avais jamais connu que Frreshie, alors. Peut-être y étais-je né, mais de qui ? Jigokriæsh ne m’avait rien dit, trop accablé, imaginais-je, par le poids de sa perte. Mes hôtes ont grondé avec rancœur au nom de mon grand-père.

— « Vieil esclave », s’est attristé un Kwashil pâle. Connais-tu son vrai nom ?

J’ai secoué la tête.

— Était-il très âgé ?

J’ai réfléchi. L’esclavage nous vieillissait tous prématurément, mais Jigokriæsh ne pouvait avoir eu moins d’un siècle.

— Shésh se souviendra peut-être, a dit le Kwashil pâle en signalant à un autre d’aller chercher l’intéressée. Elle veille tous les disparus.

— Nous mangerons en l’attendant, a ajouté celle au plumage sombre.

Elle a ouvert un pot d’où s’échappait une envahissante odeur d’épices pour en verser dans un récipient de fer qu’elle a fixé au-dessus de la marmite. Le plat étrange a mijoté, parfumant le logis. J’ai savouré l’instant avant que la raison de ma venue ne me revienne en mémoire.

— À la vérité, j’apporte des nouvelles de Chal.

— À quel sujet ? Nos derniers commerçants sont rentrés récemment, nous savons beaucoup.

— Yudælla.

Ils m’ont regardé moi, puis Lautèg, d’un air interrogateur.

— Un nouveau clan, a expliqué Lautèg.

Nos hôtes n’ont pas davantage compris.

— Les esclaves rescapés se sont unis et occupent le levant de Chal. Yudælla aimerait que vous vous alliiez à eux, que vous rejoigniez l’alliance dai.

Leurs regards se sont abaissés.

— À quoi servirait notre support ? Nous ne prenons pas part aux guerres.

— Vous n’en aurez pas besoin. Yudælla et Riao vous proposent seulement de rejoindre l’alliance.

— Contre qui ?

— Contre tous les autres clans, pour l’instant, s’est lamentée Lautèg.

— Contre personne, ai-je corrigé. C’est une opportunité, un rassemblement.

— Mené par Kaedꜵr, a poursuivi Lautèg. Un Frréshié repenti, et Caei şhiossèng, enfant d’une Riao et d’un Èlv.

Les Kwashil n’ont pas dissimulé leur surprise.

— Comment pouvons-nous le croire sans les voir ?

— Malheureusement, ils n’ont pas d’ailes pour les porter jusqu’ici.

Et moins encore à présent, ai-je songé.

— Ce n’est sans doute pas nécessaire, est intervenue la Kwashil sombre. Nous ne sommes d’aucune aide depuis notre sommet solitaire.

— C’est important pour moi, lui a répondu Lautèg. Comme ça l’est pour l’alliance. Tous les Dai doivent s’unir ou l’Entente échouera.

— Vous soutenez ceux qui vous ont volés à nous ? a demandé un Kwashil gris.

— Même ceux-là.

J’ai acquiescé. Une Kwashil pâle a inspiré.

— Vous avez bon cœur.

— Et nous ne douterons pas des nôtres, nés au clan ou pas, a dit une brune.

— Bienvenue chez toi, Éojai.

J’ai souri. Malgré la traduction nécessairement approximative de mon nom, je leur étais reconnaissant de me compter si tôt parmi les leurs.

Maintenant nourris et réchauffés, la Kwashil sombre (Awaut, ai-je appris) m’a proposé un tour du clan.

— Mais… et Shésh ? ai-je demandé.

— Shésh nous fait toujours attendre. Aujourd’hui, Shésh attendra.

Notre escorte nous a emmenés me présenter jusqu’à ce que mon nom me paraisse un flux de syllabes incohérentes. Lautèg a enlacé chacun de nos interlocuteurs avec une fougue avivée par des essoan d’absence. Awaut a songé cette fois à me dire leurs noms, que j’ai tous retenus à leur surprise.

— Tu peux te souvenir de tout ce que tu as jamais entendu ? m’a demandé Lautèg.

— J’y suis entraîné, donc oui.

— Quelle sorte d’entraînement ? s’est enquise Awaut.

— Lire des textes et les restituer, pour l’essentiel.

Lautèg a émis un sifflement impressionné.

— À quel degré de précision ?

— À la virgule près.

— Tous les scribes le peuvent-ils ?

— Non, mais mon maître m’en croyait capable.

— Voelumthə peut le faire aussi, alors ? a demandé Lautèg. Est-ce répandu ?

— Pas vraiment, ai-je admis. Je suis plutôt bon.

Lautèg s’est tapoté le menton ; j’ai senti ce qu’elle pensait.

— T’es-tu déjà demandé si c’était quelque chose que tu avais apporté ? De là-bas ?

— Tu demandes si je suis un şhiossèng.

Lautèg a esquissé un sourire espiègle, prise en faute. C’était une idée absurde, n’est-ce pas ? Je connaissais une véritable koxji : je ne tenais pas la comparaison.

— Comment peut-on savoir si on l’est ? ai-je cependant hasardé.

— Bonne question. Tu devrais demander à Caei.

— Elle ne le sait pas non plus.

— Eh bien, a soupiré Lautèg, si elle n’en est pas un, c’est une jeune âme impressionnante. Comme toi.

La confiance de Lautèg m’a atteint droit au cœur, mais l’écart qui nous séparait, toi et moi, était immense.

— C’est bien trop gentil, ai-je sincèrement dit.

Lautèg a haussé les épaules, comme si de soupçonner quelqu’un d’avoir l’âme ancienne relevait du quotidien.

Nous avons poursuivi notre visite du clan, qui m’a paru un hybride des habitats ælv et dai. La chasse y tient une place importante, tout comme l’agriculture et le commerce de denrées. Des pierres ornées de gravures pourpres jalonnent ses parois. Des tentures, attachées aux bâtisses, peuvent se tendre pour protéger ses habitants de la pluie et des vents. Certaines battent l’air librement, comme des serpents célestes. Leurs tons souvent rouges qui tranchent sur la roche grise, m’a appris Awaut, viennent d’une plante locale et abondante à ces altitudes, de laquelle Kwashil tire l’essentiel de ses épices.

L’antre de la Naræs est frugal, à la manière dai. Un hamac plus large que les autres pendait entre deux piliers. Un feu central éclairait les murs couverts d’inscriptions et de quelques dessins d’inspiration plus awasi que dai. Dans la roche, une ouverture fermée par des étoffes mène à un sanctuaire empli de petites flammes, prisonnières de centaines de bâtonnets, où brûlait le même aromate écarlate. Des projections de la couleur fluorescente invisibles aux autres Dai paillettent les parois. Rien, ni à la Cité, ni à Riao, ni à Frreshie, ne ressemble à cet endroit. J’ai parcouru les lumières des yeux comme autant d’astres miniatures et avoué mon incompréhension à Jawua, la Naræs.

— C’est un autel au ciel. Et à tous ceux qui s’y trouvent.

— Aux şhişhiossèng ? Pourquoi ?

Elle a écarté les ailes en signe d’ignorance.

— C’est seulement… une ode aux şhişhiossèng les plus visibles.

— Pourquoi eux en particulier ?

— Comment représenter les autres ?

Je suis resté sans réponse. Mais après tout, pourquoi pas ? Les Dai gravent leurs effigies, les Ælvn tissent leurs histoires, et les Kwashil leur dédient des feux.

— C’est pour les remercier de nous rendre visite, a dit Lautèg en brisant son silence.

Jawua a semblé y réfléchir, puis a hoché la tête. Les Dai ne remercient pas, mais les Kwashil sont à part.

— Parfois, je pense que Mur doit trouver son autel ridicule, nous a avoué Jawua en pointant une lumière au centre du sanctuaire.

La flammèche faisait en effet pâle figure face à l’éclat aveuglant de l’astre diurne.

— Comme tous les autres, a fait remarquer Lautèg.

— C’est très imparfait, a admis Jawua avec un sourire. Au fond, l’autel est plus destiné aux jeunes qu’aux anciennes âmes.

La visite du clan a pris fin. Awaut a évoqué des sujets plus politiques :

— Lautèg et Karezial souhaitent voir Kwashil rejoindre une alliance dai.

Jawua a froncé les sourcils.

— Tu sembles y adhérer. Pourquoi ?

Awaut s’est frotté les plumes du cou.

— Les autres Dai ont toujours parlé de guerre. Cette fois-ci, j’entends parler de paix.

Jawua a médité la question. Son visage s’est adouci.

— Un clan de toutes races est né d’anciens esclaves, a rappelé Lautèg. D’ores et déjà soutenu par Riao et sa Narès şhiossèng.

Jawua a subtilement écarquillé les yeux qu’elle a de nouveau posés sur les flammes. Si un koxji aux mots de paix marchait sur Essea, le moment était peut-être venu pour Kwashil de retrouver ses frères et sœurs délaissés.

*

Je suis revenu à la demeure d’Awaut avec la promesse qu’une délégation kwashil vous rencontrerait, Kaedꜵr ou toi, en terrain neutre : à savoir la Cité. Je doutais que tu y retournes de bon cœur, mais Kaedꜵr n’y verrait d’autre inconvénient que celui d’abandonner temporairement son clan.

La fameuse Shésh nous attendait. Pour patienter, elle avait englouti le plat d’Awaut, qui a émis un soupir sonore. Shésh l’a ignorée et s’est approchée de moi, un œil plissé.

— Le nom du Kwashil qui t’a élevé, donne-le-moi.

— On ne t’aurait pas fait chercher s’il avait su son nom, a rappelé Awaut en roulant les yeux.

— Jigokriæsh, ai-je toutefois répondu, soucieux d’aider mon prochain.

— « Jigokriæsh » ! Ça n’a rien d’un nom !

Awaut a ouvert la bouche, mais s’est retenu de dire à Shésh qu’elle l’avait prévenue.

— Combien de cycles d’Ésséa as-tu vus ?

— C’est le treizième.
— Tu n’as pas vécu à Kwashil étant enfant ?
— Ou je n’en garde aucun souvenir.

— Hmm… Et un seul Kwashil t’a vu grandir ?

— À ma connaissance.

— Un Kwashil âgé… mais de combien ?

J’ai secoué la tête : je l’ignorais.

— La couleur de son plumage ?

J’ai serré ma toge contre moi et imploré Lautèg, qui m’a invité à répondre après une courte hésitation.

— Frréshié le lui brûlait. Je ne le sais pas non plus.

La colère a déformé le visage de Shésh, qui a explosé en une série de jurons qui m’étaient inconnus.

— Les Frréshiéshié nous volent tant des nôtres ! Parmi les Dai, ils sont les pires.

Je ne doutais pas que Frreshie ait capturé davantage de Kwashil que tous les autres clans réunis, mais c’était sûrement parce que la route vers la Cité passe à proximité de leur territoire.

— Il y a treize cycles, a répété Shésh. Un oisillon et son grand-père… Non !

Elle a frappé du poing sur le sol.

— Son arrière-grand-père !

J’ai retenu mon souffle.

— Foibissè, le disparu, dont l’arrière-petit-fils avait la respiration difficile. Nous ne savions pas comment le guérir, alors Foibissè l’a emmené chez les Èlvèlv sans jamais nous revenir. Tes parents t’ont beaucoup pleuré, *o.

Plutôt que d’accueillir avec joie ces réponses longtemps attendues, je me suis indigné de porter un nom que je ne savais pas même prononcer.

— J’avais la santé fragile, me suis-je souvenu. Jigo… Foibissè ne croyait pas en ma survie, mais mes bronches ont fini par se libérer de leur propre chef.

Lautèg a sèchement gloussé.

— Foibissè s’est sacrifié pour un mal passager.

— Ce n’est pas ma faute !

Ma voix m’a semblé plus implorante que défensive. Awaut m’a considéré de ses yeux noirs et bienveillants.

— La malchance vous a frappé. Un nouveau-né n’y pouvait rien.

— Personne ne t’accuse, *o, a convenu Lautèg.

Je me suis rassis lourdement, encore étourdi.

— Ce nom… Je ne peux pas le porter. Je n’arriverais même pas à le répéter.

— Nos noms sont dits par d’autres bouches que la nôtre.

— Ce n’est pas grave, a dit Awaut. Karezial te sied.

— Une şhiossèng me l’a donné.

— Hmm, a fait Shésh en plissant les yeux.

Je me répétais le nom de celui qui m’avait protégé. Foibissè, celui qui vole au loin.

— Et mes parents...? ai-je demandé en craignant la réponse.

— Ils vivent, m’a appris Shésh avec un sourire. De même que tes frères et sœurs.

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