Karezial
— Écoute ça, a dit Cokra à Toca avec un coup de coude.
La tribu avait atteint l’oasis convoitée et déplié ses tentes pour se protéger du sable. Des équipes s’occupaient de rassembler l’eau, des herbes et des fruits. Un groupe de Yu, dont Lugvai et ses fils, s’était assis autour de nous pour entendre le récit de Peliamin. Mes mots de no restaient hésitants, de sorte que Haölillyo s’est chargé de conter sa version de l’histoire. Il tendait les bras au ciel pour se donner de la prestance :
— Perama, ou plutôt Peliamin, le ssajianü rebelle, jeune parmi les anciens, était descendu sur Essea contre l’avis de ses pairs dont il n’avait pas encore la sagesse. Son pouvoir, pourtant, était déjà vaste. Il choisit de naître chez les Feshe, les reptiles qu’il admirait pour leur ardeur au combat. Contrairement à l’usage, il appela son étoile sitôt né, impatient de se révéler aux peuples de Chal et peu curieux de grandir comme un être de chair parmi les êtres de chair. Il devint donc le petit Damo le plus exceptionnel qu’Essea ait jamais porté. Il était le plus vif, le plus vigoureux, mais aussi le plus orgueilleux. Sa fougue le conduit bien vite à la tête de son clan, mais la reconnaissance des siens lui apporta bien peu de joie. Descendu sur Essea sans but à accomplir, sa vie terrestre lui semblait fort monotone. Comme beaucoup de ssajianü avant lui, il s’ennuya tôt de ses devoirs quelconques, qu’il délaissa pour se consacrer à de plus grands desseins. Sa soif de contrôle lui donna soif de guerre, à laquelle il excellait, et les Feshe marchèrent sur le clan voisin.
» Pris par surprise, Tichek fut détruit jusqu’aux fondations : les huttes réduites en cendres, les accès souterrains écroulés ou enfumés, les lièvres tués ou capturés. Jamais depuis Malakei on n’avait vu tant de sauvagerie envers un autre clan damo, un clan frère. Leur victoire réjouit les Feshe, mais Peliamin n’était pas satisfait. Il voulait changer la face du monde : il lui restait beaucoup à accomplir.
» Il déchaîna les Feshe sur Boor. Avertis par des rescapés tichek, les Boor avaient pris soin de renforcer leurs défenses ; les reptiles ne pourraient attaquer sans pertes. Peliamin marcha seul aux portes du clan ennemi et réclama un duel contre leur chef, Baraghi. Ce dernier fut forcé d’accepter sous peine d’entacher son honneur.
» Baraghi se montra sûr de lui, parce qu’il n’avait connu que des victoires depuis l’enfance et parce que c’était un ours immense, bien plus large que son adversaire ssajianü. La confiance insolente de Peliamin aurait dû avertir le Boor, mais il était trop heureux de chasser les Feshe sans perdre la vie d’aucun des siens. Le ssajianü défit le noble Baraghi comme s’il s’était agi d’un insecte, puis la meute feshe fondit sur les Boor épouvantés. Les ours résistèrent bravement et emportèrent de nombreux Feshe dans leur chute, mais l’armée du ssajianü vainquit.
» Le mot se transmit bientôt dans nos terres : Feshe avait le goût du sang à la bouche et son chef ne serait pas même rassasié lorsque tous les Damo s’agenouilleraient à ses pieds. Feshe se rua ensuite sur Kashl, le clan aigle aux idées d’Elu. Parce que la cime des hauts sashmaia abritait les Kashl, Peliamin ordonna de couper tous les arbres du clan.
» Au début, les Damo célestes n’en crurent pas leurs yeux. Forcés d’admettre que Peliamin tuait la forêt pour les atteindre, lassés des Damo et de la violence feshe, ils quittèrent le cœur de Shal où vivaient tous leurs frères et sœurs, toute leur espèce, pour les sommets des montagnes où aucune armée ne les suivrait plus.
» Dépité, Peliamin continua sa route et se prépara à attaquer Rokia, bien gardé lui aussi. À nouveau, il réclama un duel contre son chef, mais celui-ci put refuser sans mettre son honneur en péril, car tous les Damo savaient désormais que Peliamin avait l’âme ancienne. Feshe campa autour du clan des loups pour tuer tout Rokia qui tenterait de s’échapper. Ces derniers s’essayèrent bien sûr à attaquer l’armée feshe, mais Peliamin valait cent guerriers, voire davantage. Les deux clans subirent de lourdes pertes, et Rokia dut vivre de ses réserves tant que Peliamin lui bloquait l’accès au gibier. L’avenir parut sombre aux loups ; nul n’escomptait une fin rapide au siège.
» Une dizaine de jours plus tard, cependant, une coalition de Boor et de Tichek assaillit Feshe sous la lumière pâle des astres.
» Pour comprendre ce qu’il s’était passé, il faut savoir qu’à l’époque de Peliamin, les ssajianü visitaient Essea bien plus souvent qu’aujourd’hui. C’est ainsi que, parmi les survivants du clan Tichek décimé, se trouvait un autre ssajianü du nom de Palahim. Il n’était pas en âge de se révéler quand Peliamin avait attaqué les siens, mais la défaite de son clan l’avait poussé à rappeler son étoile sans attendre. Il avait également réchappé à l’assaut de Boor, puis s’était entouré des rescapés boor et tichek pour s’opposer à l’insatiable Peliamin.
» De nuit, les troupes de Palahim incendièrent le campement feshe. Les Rokia saisirent l’opportunité pour engager les hostilités. Palahim était un être de chair inexpérimenté, mais c’était un ssajianü sage et ancien, qui rivalisait sans peine avec le vil Peliamin. Face à Peliamin, le Tichek Palahim sut que sa mission avait changé. Il convoqua un orage terrible et conjura la foudre de frapper l’impudent ssajianü en plein cœur. Peliamin tomba et l’armée feshe fut repoussée, mais les restes du campement feshe révélèrent que Peliamin avait appris à son clan un rituel effroyable... Ils avaient mangé la chair et le sang de leurs ennemis pour voler leur force et les empêcher de rejoindre les étoiles.
» Le clan Feshe s’en retourna honteux. Peliamin fut renvoyé vers le firmament où il dut écouter les sermons de ses aînés pour tâcher, un jour, d’égaler la sagesse de Palahim.
« Tyran », « méchant », « démon », « malfaisant », entendais-je murmurer les Yu.
À son expression, Cokra, comme moi, ne reconnaissait pas cette version de l’histoire, qui contenait des impossibilités flagrantes. Tandis que les Yu retenaient leur souffle, je lui avais fidèlement traduit les propos de Haölillyo. Il n’était pas inutile de s’instruire de l’opinion de nos voisins d’outre-Rivière.
— Pauvre Peliamin, s’est languie Cokra. Détesté partout, surtout de ceux qui l’ont pas connu.
J’ai acquiescé. Mon cœur s’est serré pour le koxji bafoué et grinçait cyniquement à l’idée que ses seuls défenseurs en ces terres soient les descendants des clans qu’il avait le plus meurtris.
— C’est pas de sa faute s’il était aussi efficace, a poursuivi Cokra.
Mon avis différait, mais je n’en ai rien dit. Du Frreshie légendaire, nous n’avions plus que des archives maintes fois traduites et transformées au bon vouloir de leurs intermédiaires. Mon opinion n’importe pas, comme celle de Cokra, de Haölillyo et des Yu. Pourtant, il me semblait qu’une injustice venait d’être commise.
— Est-ce que tu penses… Tu penses qu’on dira le nom de Caei dans le même souffle que celui de Peliamin et de Malakei ?
— Pourquoi ? a demandé Cokra.
— Pourquoi ? lui a fait écho Haölillyo. A-t-elle manqué à son devoir de Nëluuj ?
— Oh, ai-je faiblement fait. Vous êtes partis avant…
— Avant quoi ? s’est nerveusement enquis Haölillyo.
— Rien. Oubliez.
Cokra s’en moquait, mais Haölillyo n’a pas oublié. Peu importe le nombre de ses sollicitations, néanmoins, je ne lui répondais pas. Je préférais songer à l’avenir, à notre réunion prochaine, plutôt qu’au passé sur lequel personne, pas même les koxjin, n’a plus d’emprise.
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