XV
Le lendemain matin, juste après le petit-déj’, Kris, comme d’habitude, a apporté quelque chose à manger à son frangin. Le Viking mangeait mieux, et du solide. Entre son épaule gauche bousillée et l’avant-bras droit encore faiblard, il avait du mal à manger seul, ce qui l’énervait, quand il en avait l’énergie.
Grâce aux soins de Cook, tant physiques que psy, il allait nettement mieux. Lin lui avait rappelé qu’avoir une paire de couilles n’était pas nécessaire pour se battre, témoin elle-même. Et il avait répondu que même si c’était vrai, il était quand même bien content d’avoir conservé les siennes, surtout qu’il préférait leur usage non guerrier. Elle avait rigolé. C’étaient apparemment les meurtres qui lui posaient le plus de problème. Mais Cook travaillait dessus.
Il n’avait quasiment plus de pansements sur le visage, à part sa pommette, et ses deux yeux bleu comme la fleur de bourrache étaient de nouveau visibles, le gauche entouré d’un beau cocard.
Ce matin-là, Cook lui avait préparé une tisane chargée en valériane, pour qu’il dorme au max. Plus il dormait, plus il guérissait vite. Il lui avait aussi fait des œufs au plat, accompagnés d’une tranche d’ananas frais. Et Kris l’avait fait manger en lui racontant sa danse de la veille, ce qui fit rire le Viking.
- T’as pas osé ?
- Oh que si ! Il devenait lourd. Et con. T’aurais dû voir sa tête : rouge, suant, gêné… je me suis bien marré. Ça m’a rappelé l’Académie militaire, à Baden. Bon, allez, je vois que tu fatigues. Repose-toi bien et je te verrai ce soir, avec le dîner.
- Merci Kris.
Il est sorti de la chambre de son frangin, directement sur les arcades. Cette pièce est une des rares à avoir une porte fenêtre, et non une porte en bois plein, d’où son choix comme chambre de malade.
D’ailleurs, Ketchup a obtenu de Lin l’autorisation de planter des plantes grimpantes aux pieds des poteaux, pour que les blessés aient quelque chose de plaisant sous les yeux. Elle a choisi une bougainvillée et un jasmin au parfum un peu entêtant. Lin lui a fait livrer des plans déjà bien adultes et Erk, quand il ne dort pas, voit de son lit, orienté vers la porte, des grappes de bractées d’un beau rose tyrien, bien pétant.
Kris est sorti, son frère l’a appelé, il s’est retourné et, à ce moment-là, le visage blanc, il a refait volte-face vers Lullaby et le chasseur de primes – qui se trouvaient dans la cour, sortant du mess – en hurlant « Non ! ». Sanchez a été tellement surpris qu’il en a lâché l’arme avec laquelle il avait eu l’intention – qui l’avait trahi auprès du prescient – de tirer sur Kris. Tu parles d’un flingueur…
Lullaby a dégainé plus rapide que Lucky Luke et a tiré sur Kris. Cette action-là, plus impulsive qu’autre chose, il ne l’avait pas vu venir. Et, derrière lui, il y avait son frère couché dans son lit, incapable de bouger.
Alors, au lieu de se jeter à terre, il s’est mis sur la trajectoire de la balle. Et quand il est tombé, moitié dans la pièce, moitié sous les arcades, Erk a hurlé son nom et a voulu à tout prix se lever. Doc, dans la pièce d’à côté, a sursauté au coup de feu et vu les jambes du géant s’agiter sous le drap comme il essayait de se mettre debout. Elle a saisi un injecteur, s’est précipitée et hop ! Dodo le Viking !
Ensuite, elle a vu Kris à terre. Sans même se demander si le plomb n’allait pas continuer à voler, elle s’est jetée à ses côtés.
C’est ça qui nous a permis, à nous autres qui étions spectateurs malgré nous, de sortir de notre paralysie et de nous jeter sur les deux malfaisants.
Lullaby a été débarrassée de son arme avec violence, menottée mains dans le dos et attachée au vilain banc de métal devant le bureau de Lin. Sanchez a eu droit à encore moins de considération : Stig lui a balancé un direct du droit au menton, l’envoyant en arrière, à demi-assommé. Puis on l’a menotté, mais couché à terre, parce qu’il ne tenait pas debout. Ni assis.
Lin est sortie de son bureau au coup de feu, n’a pas cherché à stopper Stig. Elle s’est précipitée vers Kris. Et elle s’est arrêtée net en le voyant bien vivant, bien éveillé, à terre, à moitié déshabillé par le toubib, le pantalon à mi-cuisses. Et derrière lui, son frangin avec les paupières à mi-mât alors qu’il était bien réveillé juste avant.
- Je peux savoir ce qui se passe ? elle a demandé d’une voix d’acier.
- Ça dépend ce que tu veux savoir, Lin. Si je vais m’en sortir ou pas, comment je me retrouve à terre…
- Fais pas ton mariole, Hellason ! Elle a tonné. Il s’est fait tout petit.
- OK. Bon, en sortant de la piaule, Erik m’a posé une question, je me suis tourné et j’ai pressenti l’intention de Sanchez et je l’ai stoppée, mais Lullaby a…
- Higgins, dit Lin d’une voix atone.
- Pardon ? Oh ! Donc, Higgins m’a tiré dessus et j’ai voulu bloquer la balle qui filait droit sur lui.
- Et tu l’as arrêté avec ta hanche. Comment se fait-il que tu sois non seulement conscient, mais déconneur en plus ? Et Lin souriait presque.
Kris a rigolé un bon coup, puis il a sorti de sa poche un petit livre à l’ancienne, en vrai papier, et lui a envoyé. Elle l’a attrapé au vol. Il avait été traversé par la balle, qu’il avait ralentie avant qu’elle ne morde sa hanche, lui épargnant une vilaine blessure et le faisant saigner un peu.
Lin regarda la couverture souple et eut un rire franc, qui nous a tous surpris, mais qui, en même temps, nous a fait du bien. Pas beaucoup de rigolade depuis une semaine.
- Le Kamasoutra ! Tu dois ta vie au Kamasoutra ! Ah, on ne pourra pas dire que ton vice t’aura été néfaste ! Tu as une veine de pendu, Kris !
- Oh, j’ai un trou et je perds du sang, hein ? Je suis blessé, tout de même !
Mais il rigolait en disant ça. Puis Doc s’est fâchée parce qu’il s’agitait en parlant.
- Ça suffit maintenant. Vous êtes insupportables, les frères Hellason ! Y en a pas un pour racheter l’autre !
Elle avisa Tito qui s’était approché.
- Tito, emmène-le à la salle d’examen. Et comme Kris voulait marcher, elle ajouta : il ne doit pas poser le pied par terre, tant que je n’aurai pas vu la blessure.
Tito a regardé fixement Kris qui se rhabillait un peu, puis il lui a fait un grand sourire un peu carnassier.
- Tu préfères princesse ou pompier ?
- Hein ? qu’il a fait intelligemment, surpris.
Doc se marrait en allant vérifier que son injection n’avait pas fait de mal au géant, parce qu’elle y était allée un peu sauvagement.
Kris ne répondant pas, Tito l’a pris dans ses bras, comme un jeune marié faisant franchir à son épouse la porte de leur chambre pour la première fois. L’Islandais a rougi puis il a décidé de jouer le jeu de Tito à fond et il est devenu tout mou, limite liquide, en fermant les yeux, comme en pamoison. Tito a râlé et l’a transféré sur son épaule comme un sac de patates. Kris a rouspété et a voulu se débattre. Puis il a poussé un petit cri et s’est immobilisé en jurant. En déconnant avec l’Albanais, il avait oublié sa blessure.
- Ça va, Kris ?
- Ouais, ouais, ça va. Dépose-moi donc sur la table, qu’on en finisse.
Au final, plus de peur que de mal, même si, en effet, Kris est blessé, la balle de 9mm a traversé le petit livre et a pénétré la chair du blondinet sur un demi-centimètre. Donc, il a un trou, il a saigné et il a un pansement. Mais, comme le dit Doc, c’est rien, il peut marcher, donc, à part cavaler comme un couillon dans la montagne, il peut bosser.
Lin râle un peu, parce qu’elle a beau avoir trois lieutenants, elle n’en a pas un de valide.
Après le dîner, elle m’a dit, rigolant à moitié :
- Tu vois, l’Archer, j’ai trois lieutenants. Ça devrait faire 6 jambes et 6 bras, non ? Eh bien, en fait, j’ai 3 jambes et demies et 3 bras.
- Ben non. Erk n’est pas blessé aux jambes.
- Peut-être, mais pour l’instant, il ne peut pas marcher. Ensuite, Kris boîte, donc 3 jambes et demies.
- Vu. Et pour les bras, ce serait plutôt 4 bras et demi, vu que Erk peut se servir un peu de son bras droit.
- OK. Si tu veux chipoter…
- Vous avez le moral dans les chaussettes, on dirait, Lin.
Elle a soupiré.
- Disons que commander vous isole. Et que, sans les frères, je me sens encore plus isolée. Je vais te faire une confidence, l’Archer. Tu vois, ces deux couillons, je les connais depuis leur naissance : je les ai changés, je leur ai donné leur bain, leur biberon… J’étais leur baby-sitter quand nous étions encore en Islande. Comme j’étais fourrée chez leurs parents tous les jours, j’ai aussi participé à leur éducation. On se comprend tellement bien qu’avec eux, commander n’est plus aussi … solitaire.
Elle a regardé vers ses mains, semblant réfléchir un long moment. On était assis sur le banc de métal, sous les arcades, il faisait nuit, les lumières extérieures étaient éteintes. Puis :
- Dis, l’Archer, est-ce que… J’aimerais ne pas être seule cette nuit, c’est possible ?
J’en suis resté comme deux ronds de flan. M’y attendais pas, à ça. Et, même si ses yeux étaient invisibles, et illisibles, le son de sa voix m’en a dit beaucoup.
Alors j’ai dit oui.
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