XXV
Le lendemain, quand j’ai ouvert un œil, j’étais seul dans son pieu mais le drap était encore tiède. J’ai plongé le nez dedans. Elle sent bon, cette femme. J’adore son mélange sable, poudre – j’entends par là la cordite, la poudre à canon, quoi – et fleur.
J’étais censé me reposer, mais j’étais trop curieux de la raison pour laquelle les R&R revenaient. Alors, je me suis levé, trainé jusqu’aux douches, me suis fringué dans la carrée des sous-offs, où mon lit bien propre, au carré, pas dérangé, m’a nargué. Merde ! Le lit de Lin…
Je suis retourné vite fait là-bas refaire son lit au propre, j’en ai profité pour changer les draps. Je n’allais pas commencer à me conduire comme un goujat, quand même. J’ai récupéré mes fringues de la veille, rangé sa chambre, bref, fait disparaître toute trace de mon passage. Pas pour le secret, puisqu’apparemment toute la compagnie était au courant. Par courtoisie.
Je me suis trouvé bien emmerdé, puisqu’en théorie je devais me reposer. Ce qui voulait dire interdit de barbouillage, aussi. Ça m’a fait suer, parce que ça m’occupait, la peinture. C’était reposant, je trouvais, de cacher le noir et vert pomme par des ocres variés. J’ai bien essayé de fléchir Doc, mais tintin. Apparemment, peindre sous le soleil, c’est mauvais pour ma pomme. C’est sans doute vrai, j’suis pas toubib, moi.
Donc, je suis allé au mess, espérant pouvoir me planquer dans un coin et assister à la discussion. J’y ai partiellement réussi, puisque Erk, de corvée d’accueil, m’a trouvé et m’a demandé de me mettre en uniforme.
Chez nous, ça veut dire que sur notre treillis ocre, on allait porter, en plus du pull – parce que, depuis que je suis sorti de mon voyage au paradis des boxeurs, on s’est rapprochés encore plus de l’hiver – la veste écussonnée, le béret et le keffieh sang séché.
Et nous voilà tous les deux beaux comme des camions, à faire le pied de grue là où avaient atterri les premiers hélicos des Roses & Rifles. Cette fois-ci, c’était en plein jour, il faisait beau, le ciel était de la couleur des yeux du Viking et y avait pas de vent.
Comme la dernière fois, c’est un E-assault qui s’est posé. Et comme la dernière fois, une fois la turbine arrêtée, c’est une femme qui en est descendue. Elle était plus grande que Miss Casque-à-boulons et n’était pas en tenue de combat. Elle portait un treillis gris, un béret bleu et un flingue à la ceinture. Un peu comme nous, quoi. Sauf que nous on porte nos flingues sur la cuisse, mais sinon, treillis d’uniforme ou presque, on dirait.
Derrière elle, par contre, les deux gars qui sont descendus étaient des armureries ambulantes. Le premier, la petite trentaine, ce qui le faisait juste un peu plus jeune que moi, blond, mastoc, une petite attelle sur le pif et deux beaux cocards. Il m’a donné l’impression d’être un tantinet plus grand qu’Igor mais à peine moins large. Ses yeux, légèrement fendus, m’ont fait penser que c’était un Polonais ou à tout le moins un Slave. Et avec ses cocards, on dirait un raton-laveur élevé au grain. Belle bête.
L’autre… c’est marrant, il m’a fait penser à Tito. Il était aussi mince, un peu plus grand – parce que Tito est vraiment petit, quand même –, mais il m’a fait autant flipper qu’un serpent à sonnette. Tito, c’est plus le mamba noir. Mais ce mec-là m’a fait un peu le même effet.
J’ai pas trop eu le temps de m’attarder sur les deux gonzes, parce qu’Erk s’est avancé vers les R&R, les bras grand ouverts et son putain de sourire sur le visage. Il a attendu qu’ils ne soient plus sous les pales et c’est heureux, parce qu’il a attrapé la miss par la taille, à bras le corps et l’a soulevée pour l’embrasser. Je l’ai vu viser la jolie bouche, je me suis demandé quelle connerie il allait encore faire et puis, au dernier moment, les deux ont tourné la tête et Erk a embrassé la joue de l’officier.
- Katja ! Ma toute belle ! Te voilà enfin décidée à m’épouser, alors ? demanda-t-il en la reposant.
- Absolument, Erik, je viens demander ta main à Lin.
- Y a pas besoin, la voilà, ma main. Et je suis assez grand, maintenant, pour la donner tout seul.
- Ah, t’as enfin fini ta croissance ? Il était temps, dis-moi !
- Du coup, Lin m’a privé de soupe, répondit-il avec une fausse moue de tristesse.
- Pov ti père, va ! C’est vrai que tu as l’air maigrichon…
J’ai réalisé, en le voyant nous précéder et passer son bras autour des épaules de la jeune femme qui s’est laissé faire, qu’il s’agissait d’un jeu. J’y avais cru, à un moment. Enfin, presque. Enfin, si.
J’ai laissé passer les deux armureries ambulantes et j’ai suivi. Le Polak avait un sourire sur le visage, ça avait l’air de le faire rigoler, l’échange amoureux entre Katja et Erk. Le serpent à sonnette, lui, semblait avoir du mal à avaler la couleuvre (elle est pas mal, celle-là, tiens !).
La belle Katja a dévisagé le géant. Il a levé un sourcil interrogateur.
- Oh, Elise m’avait dit que tu avais une sale gueule.
- Merci…
- Contente de voir que ça va mieux, elle a dit avec un sourire. Tu veux me raconter, Erik ?
- Ecoute, je ne suis pas encore prêt à en parler. Il a détourné le regard. Disons que les Fils de l’Enfer des Roumis ont cessé de nous faire chier. Définitivement.
- Oh. Dis donc, tu ne me ferais pas un coup de calcaire, toi ?
Elle a eu l’air inquiet. Il a ricané.
- Ma belle, si je devais me taper un PTSD à chaque fois, avec tout ce que j’ai déjà vécu, y a longtemps qu’on m’aurait offert un smoking avec les manches qui s’attachent dans le dos. Et puis, ne t’inquiète pas, j’ai ma nounou attitrée.
J’ai fini par comprendre qu’il parlait de la camisole de force. Par contre, « tout ce qu’il a déjà vécu ». Il a quoi, 25 ans, et… et puis ses cicatrices me reviennent en tête. Ouais. J’imagine qu’elles ne sont pas apparues, comme ça, sans raison. Elles ont une histoire, forcément. Les deux qui me tracassent le plus, on va dire, sont dans son dos : les quatre lignes parallèles, tellement différentes de nos habituelles blessures de soldat. Et puis cette étoile tordue sur son épaule droite. Ça non plus, ce n’est pas commun, comme cicatrice.
- Katja, a murmuré Erk à la belle plante, c’est bien Vlad, le raton-laveur avec toi ?
Si vous vous demandez comment je sais ce qu’ils se murmurent, c’est que les laryngophones/oreillettes sont de rigueur dès qu’on franchit la barbacane.
- Oui, pourquoi ? a-t-elle répondu sur le même ton. Tu as peur qu’il te flanque une branlée pour m’avoir draguée ?
- Non, c’est son nez qui me fait de l’œil depuis tout à l’heure. Je n’étais pas sûr que ce soit lui, avec ses lunettes de soleil intégrées. Ça me démange de le soigner.
- Ah oui, je me souviens de cette espèce d’attirance étrange vers les blessures.
- C’est plus fort que moi. Des fois, ça me rend fou de ne pouvoir rien faire. Tu crois que je peux le soigner ?
- Va falloir le surprendre alors, tu sais ce qu’il pense des sorciers.
- Ouais…
Erk s’est planté sur le chemin, laissant Katja faire deux pas avant de s’arrêter aussi. Il s’est tourné vers les deux hommes en parlant d’une voix normale.
- Désolé, les mecs, j’étais tellement ébloui par la belle Katja que… et il a haussé les épaules avec un grand sourire penaud puis a tendu la main droite.
Le Polak, Vlad donc, lui a rendu son sourire et tendu la main. Je pouvais donc supposer qu’ils se connaissaient. Erk a saisi la main, a commencé à la serrer puis a tiré légèrement, déséquilibrant le Polonais qui s’est retrouvé à portée. La main gauche du géant a jailli et il a posé deux doigts sur le front du mec, un au-dessus de chaque œil. Ses doigts ont brillé et le raton-laveur a disparu. Le serpent à sonnettes s’est raidi.
- Pierdol się, Erik ! Tu sais que je déteste ça ! Tu fais chier !
- Dis pas merci, surtout, mon gars, a fait le Viking avec un sourire plus sardonique que ça, c’est pas possible.
- Va brûler en enfer, foutu sorcier !
- Pas été invité, mon pote.
Il s’est penché sur lui, l’a dévisagé.
- Si tu continues avec tes grossièretés, mec, je te fais boire ton caoua sans sucre. Et à l’entonnoir.
- Crétin… Mais j’ai vu un sourire sur le visage du Polonais. T’es franchement le roi des cons, Erik.
- Moi aussi je t’apprécie, Vlad. Tu peux enlever ton déguisement, maintenant.
- Mon… ah oui, l’attelle.
J’ai remarqué que l’attelle n’est pas blanche, elle est… camouflée, on dirait. Un modèle spécial R&R ? Ou un modèle spécial Vlad ? Parce que, quand j’ai enfin vu son nez, j’ai remarqué que ce n’était pas la première fois qu’il avait été cassé.
Avec ces conneries, on était arrivé à la barbacane, on n’a pas échangé de phrases ni de poignées de mains secrètes avec JD, puisqu’il nous connaissait et nous avait vu arriver. On n’est pas si nombreux qu’on ne se connaisse pas tous de vue.
On s’est rassemblés au mess, Katja a eu l’air un peu surpris qu’on y soit presque tous. Lin a soupiré.
- Désolée, les gars, pour une fois ce sera en petit comité. Je veux tout le monde dehors, Cook et les filles y compris.
- Mais, Lin, pour la bouffe, je vais faire comment, moi ? a râlé Ketchup. Elle sert souvent de voix à Cook le taiseux.
- On bouffera froid, tu nous feras des sandwichs. Bon, je veux Dio et Mac à la porte, pour éviter les curieux.
Il restait donc Lin et les trois lieutenants, les deux sergents et Stig et moi, les deux derniers caporaux. Erk et les sergents sont allés chercher de quoi boire du café et il a posé le sucrier juste devant le Polak avec un grand sourire ironique. Vlad lui a montré tout la longueur de son médius et a mis cinq morceaux de sucre dans sa mug. Beuargh ! Le café pas sucré, c’est pas bon, mais trop sucré, c’est dégueu aussi. Enfin, bon, chacun son sale goût. Erk lui a ébouriffé les cheveux, Vlad a rien dit. Ouais, ils se connaissent, ces deux-là.
Le serpent à sonnette s’est assis raide comme un piquet devant sa tasse de café. Katja a fait les présentations, j’ai appris qu’il s’appelait Alkan. Il avait l’air nerveux, l’animal. Aussi nerveux, finalement, qu’un serpent à sonnette au milieu d’un troupeau de chevaux qui n’ont pas peur de lui.
Puis Katja, enfin, le capitaine Haïmalin, est entrée dans le vif du sujet et a demandé une description très précise du gars. Comme nous on avait joué aux bons petits soldats, on n’avait pas forcément fait attention.
- Frisé, va me chercher Tito.
Quand l’Albanais est entré au mess, Alkan s’est raidi – il va finir tellement raide qu’on pourra s’en servir pour enlever les toiles d’araignées en le chopant par les chevilles – et a posé la main sur une poche. Kris, l’air de rien, a posé sa main sur celle-ci et a serré un peu. Alkan a froncé les sourcils et lâché sa poche.
- Détends-toi, l’ami. T’as avalé un manche à balai, ou quoi ? il a dit tout doucement, le lieutenant.
L’autre l’a fixé sans sembler comprendre. Kris l’a lâché, il a reposé sa main sur la table.
De son côté, Tito a levé un sourcil dédaigneux et a ignoré l’autre. Allons bon, que se passait-il ?!
Tito, à la demande de Lin, a décrit très soigneusement la copie de Lawrence d’Arabie, ou El Aurens comme on l’appelait autrefois. A l’évocation du chèche, Katja est devenue un peu plus pâle encore. Elle a bu une gorgée de café pour se donner une contenance et a fait la grimace. Il devait être froid, alors Erk, en parfaite maîtresse de maison, a reversé du café chaud. Elle l’a remercié distraitement, il s’est penché pour chuchoter à son oreille des petits mots un peu dragueurs. Sans doute voulait-il la faire rire pour lui changer les idées.
- Eiríkur … a-t-elle murmuré.
Il a tout de suite arrêté, a posé la verseuse de café et s’est assis, hyper sagement. Il n’a plus dragué Katja de toute la session. Je ne sais pas ce que veut dire ce mot, mais ça été radical !
Elle a attendu que Tito ressorte. Il a lancé un regard au Viking, cherchant à l’amadouer, mais macache.
- Bon, Lin, ce type est un Turban [elle le prononce Turbane]. C’est… c’était une des meilleures unités de chez nous. Un jour, ils ont disparu en mission, on les a crus morts au combat. Mais ils ont refait surface et ont repris contact. Nos buts sont semblables, mais leurs méthodes sont beaucoup plus… violentes ? pragmatiques ? Ils sont dangereux. Erik ?
- Oui Katja ?
Même si elle a utilisé son nom, il reste très pro.
- Le sous-lieut… Elise m’a dit que vous étiez en furtif, d’après toi, que vous aviez un sniper…
- En fait, lors d’une patrouille au sud, on a trouvé sur le flanc de la montagne en face de chez nous, complètement par hasard, des traces d’occupation d’un sniper.
- Ça peut pas être un Turban, a fait Vlad.
- Vlad, c’était discret, les traces. c’est Baby Jane, notre sniper, qui les a trouvées. Elle cherchait un endroit où se percher et …
- Comment tu sais que c’était un Turban ?
- J’ai pas dit que c’en était un. Juste qu’on avait un sniper. Mais quand un type, un Turban, se pointe après le passage de deux de vos hélicos et nous dit de ne plus avoir à faire à vous, ben… Un plus un plus un, ça fait souvent trois, chez moi.
- Bon. Lin, écoute, ils sont très, très dangereux, ceux-là, d’accord ? Ils sont capables de rester planqués sous la neige pendant toute une journée juste pour pouvoir tuer un type.
- Heureusement qu’on crapahute rarement dans la neige, nous, alors, a fait remarqué Kris.
Katja l’a regardé d’un air vaguement dégoûté.
- Oh, je suis pas con non plus, il a répliqué. Je sais bien qu’un type capable de rester dix heures à plat ventre dans la neige doit trouver que camper dans les montagnes afghanes sous la limite de la neige est une partie de plaisir.
- Lin, faut vraiment que vous fassiez gaffe. Je ne pense pas qu’ils cherchent à vous faire la peau, après tout, vous pacifiez le coin. Mais ils … leur cible, c’est nous, si j’ai bien compris. Donc si vous êtes en travers de leur route…
- Tu diras à Simo qu’il peut compter sur nous si besoin. Et, ce qu’on va faire, c’est utiliser nos patrouilles pour essayer de trouver des traces de ces mecs. Et comme on s’est fait des amis parmi les pashtounes du coin, on va pouvoir, peut-être, obtenir des renseignements.
- Merci Lin. Je n’en demandais pas tant.
On s’est préparé à sortir. Tito nous attendait dans la cour, les oreilles et les yeux à l’affut.
Et là, on a entendu trois syllabes. Et Tito a bondi.
[Pierdol się : polonais : fuck you, en bon français]
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