XXVII

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Tito a fait sa punition à l’infirmerie, refusant les soins d’Erk. Quand je lui ai demandé pourquoi, il a répondu qu’il préférait faire ses quatre jours au chaud et dans un bon lit, même si ça voulait dire qu’il en baverait un peu, plutôt que devoir pisser et autre dans un petit trou dans le sol. C’est vrai que le trou, point de vue confort, ça pèche un peu…
- Tu serais pas un peu masochiste, toi ? j’ai demandé.

Il a regardé ailleurs puis, en baissant les yeux sur ses mains, m’a répondu.
- Tu sais, dans mon pays où ce que je suis n’est toujours pas vraiment accepté, on peut dire que ça fait partie du territoire.
- Mouais… Pendant que j’y pense, mon pote, tu ne m’avais pas dit que tu jouais pour l’é… pardonne-moi. Que tu étais homosexuel. Tu as envie de me dire pourquoi ?
- Quand as-tu su ?
- La nuit où tu as veillé sur Erk, au bord de la rivière. Quand on a récupéré le Gros et les journalistes.
- Oh ! Je croyais que tu savais…
- Arrête, Tito, tu sais très bien que je ne me suis jamais mêlé des histoires de cul de qui que ce soit.

Une fois encore, il a détourné le regard. Alors j’ai pris son menton et je l’ai tourné vers moi.
- Allez, mon p’tit pote, dis-moi pourquoi tu ne m’as jamais rien dit. Je suis ton buddy, quand même. Ton partenaire.
- Justement.

J’y comprenais plus rien, d’un coup. Ça a dû se voir parce qu’il a continué.
- Je t’apprécie beaucoup, Tudic. Tu as toujours été le seul à me voir tel que je suis, sans jamais me juger.

J’ai rougi du compliment.
- Et j’avais tellement besoin de ton amitié de mec, sans fard, sans… masque, j’avais tellement peur que si tu savais, tu croirais que tout ce que je voulais c’était grimper dans ton pantalon, et que je perdrais cette amitié à laquelle je tiens tellement que…
- Et tu ne t’es pas dit que si je le découvrais de mon côté, je risquais de… j’sais pas, moi, piquer une crise ?

Il a rougi, les yeux baissés.
- T’es vraiment trop mignon, Tito. J’ai souri. Oh, à propos, quand je t’ai sorti du trou, tu m’as dragué à mort. Et pas que en paroles…
- Non ?!

Il est mortifié. Je le laisse mariner un peu.
- Je te rassure, j’ai mis ça sur le compte de tes 39°C de température.
- 39°C !
- Oui, quand je t’ai sorti du trou, t’étais chaud bouillant mon pote. Dans tous les sens du terme !

Il rigole faiblement, écarlate, à tel point que j’ai mal pour lui, on dirait qu’il a un coup de soleil.
- Allez, repose-toi bien, profite de ta punition.

Et pour le foutre bien mal à l’aise, je pose un baiser sur son front.


* *

Evidemment, je n’ai pu voir Tito que le deuxième jour de sa punition, jour où je n’étais plus de corvée laverie. Comme je le disais quand je l’ai évoqué, c’est un peu chiant, comme truc. Mais bon, si on veut des draps et des fringues propres…

La plupart du temps, le jour de lessive est fixe dans la semaine. Si l’un de nous a besoin d’un peu de repos et n’est pas indispensable aux patrouilles, sentinelles et autres, il se propose pour faire tourner les machines : faut remplir, vider, remplir, vider… ça laisse quand même un peu – beaucoup – de temps libre. Et puis des fois, on se fait coller par Erk et c’est sa punition préférée.

J’ai une technique : je mets les pulls, sous-vêtements, chaussettes dans une des deux petites machines, à 30°, les pantalons, vestes et t-shirts dans l’autre, à 60°. Les keffiehs, là où il reste de la place. Et dans la troisième, la grande, capacité 15 kg, vitesse d’essorage 2000 tours/minutes, je mets la literie, à 90°. On n’a pas de draps avec élastique, ce qui accélère le séchage. Les draps de dessous sont cousus comme des taies d’oreiller qu’on enfile sur les matelas et qu’on zippe au bout. Les matelas ont des alèses intégrées, qui se lavent d’un coup d’éponge.

Une fois les lavages finis, je vide la machine avec les pantalons et autres dans le petit sèche-linge, les draps dans le grand et je sors la troisième machine, les trucs en lainage ou avec élastique qui ne supportent pas le sèche-linge, et je les étends au soleil dans la cour, à l’envers, sur des tancarvilles.

Quand j’ai fini l’ocre, j’attaque le blanc : les blouses médicales, les pyjamas et les draps d’infirmerie, les vestes ignifugées des cuistots (à ré-ignifuger après, mais ça c’est le boulot des cuistots). Ça, ça tourne à 90°C avec de la javel.

Au début, ça me faisait bizarre d’étendre les calbars des autres. Et je ne vous raconte pas les soutiens-gorge des filles… j’en rougissais.

La dernière chose à faire, c’est de plier et de ranger par taille et d’apporter tout ça au magasin. Faut dire que même nos sous-vêtements sont d’uniforme, si je puis dire. Les boxers des mecs et les soutiens-gorge et shortys des nanas ont été élaborés spécialement pour les militaires, pour que rien ne bouge et que rien ne gêne. Se faire descendre parce qu’on remet ses petites affaires en place, c’est un peu con… Bref.

Et puis, c’est tout. Mes collègues viennent chercher leurs fringues au magasin. S’ils ont des trucs particuliers qu’ils préfèrent, ils se démerdent pour les laver.

Y a un truc particulier qui est lavé avec les uniformes : les draps du Viking. Il est tellement grand que les lits normaux (90 par 200) sont trop petits pour lui. D’ailleurs, il s’était fait livrer son lit – 140 par 230, sommier renforcé – par le premier hélico, en pièces détachées. Apparemment, il en a l’habitude. En attendant, il avait dormi sur deux ou trois matelas. Ses draps sont tellement grands qu’il me faut de l’aide pour les plier.

Pendant que les machines tournent, je bouquine. J’avais commencé mon roman d’heroic-fantasy quand le géant est venu s’asseoir à côté de moi, sur un banc de pierre sous les arcades, devant la laverie. Fait trop chaud et moite – et bruyant – dedans.

Il m’a tendu une bière. Je l’ai décapsulée et je l’ai salué avec.
- T’es plus calme, mon pote ?
- Ouais. Brasser le linge sale des autres, ça détend… ou pas, j’ai ricané. T’es toujours hors service ? j’ai demandé en montrant son bras en écharpe.
- Oui, je n’aurais pas dû soulever Alkan. Il pèse son poids de connerie, celui-là, je te jure…

Il a secoué la tête d’agacement.
- Ça m’embête que Tito ait perdu son calme comme ça, quand même. Je ne suis pas sûr de vouloir le remettre sur le terrain. Et Lin non plus.
- Erk, tu sais, je pense que c’est plus à cause d’Alkan.
- Comment ça ?
- Tu sais que Tito est homosexuel ?
- Depuis hier soir, oui.
- Il en a entendu des vertes et des pas mûres, le lieutenant a essayé de se le faire, et je suppose que chez lui ça a dû être pareil et que c’est sans doute la raison pour laquelle il a choisi de fuir et de venir se perdre dans ce trou. Je pense qu’Alkan, avec son relent de Kanun, a dû faire remonter bien des choses à la surface, des choses qu’il avait mises au fond de sa poche.
- Tu crois ?
- Je n’en sais trop rien, je te dis ce que je ressens.
- Dis-moi, l’Archer, quelle est ta relation avec lui ?
- Comment ça ?
- Hier, tu as pris sa défense comme si c’était ta moitié.

Je me suis braqué.
- Mais… putain, je suis pas homo !
- Hé, te fâche pas ! Je sais. Mais bon, vue ta réaction, excuse-moi de poser la question…
- Pardon. Non, je suis aussi hétéro que toi. C’est juste que, depuis notre arrivée ici, on est buddies.
- Y avait un buddy system dans la compagnie ?
- Non. Juste un truc que lui et moi avions mis en place entre nous. Il n’est pas très grand, hein, et jusqu’à votre arrivée, c’était le benjamin. Je l’ai protégé comme j’ai pu. Mais vu comment on fonctionne ici, je ne suis pas sûr que ça marche aussi. Parce que, à part Kris et toi et Tito et moi, il n’y a pas vraiment de paires. Et encore, en ce moment, Kris et toi n’êtes pas souvent ensemble.
- Et ça me fait bien suer, je peux te dire.
- Une conséquence inattendue du béguin que le chef des FER a eu pour toi, Erk…
- Je m’en serai bien passé. Ce qu’il m’a dit… Il a frissonné un bon coup. Je me doute qu’entre hommes il y a une certaine façon de faire, mais là… ce n’était pas de l’amour, c’était de la torture, du sadisme, du… le besoin de dominer, d’abîmer quelque chose de …
- Beau ? je lui ai demandé avec un sourire en coin.
- Si tu veux.
- Ben c’est ce que tu es, tu sais.
- Il paraît…

Je l’ai regardé, me demandant s’il ignorait vraiment sa beauté ou s’il partait à la pêche aux compliments. Et en me remémorant ses façons de faire, j’ai réalisé qu’il n’en était pas convaincu mais qu’il ne cherchait pas non plus à être rassuré.

Je suis allé sortir une machine et vider un sèche-linge, je lui ai demandé de l’aide pour plier les draps, j’ai relancé une machine et on s’est rassis sur le banc.
- Erk, j’ai… je t’ai entendu dire à Katja que tu avais vécu beaucoup de choses et… avec tes cicatrices… Oh merde ! Désolé, je suis curieux et maladroit.
- Tu aimerais connaître l’histoire de mes blessures ?

Je l’ai regardé, gêné.
- Pourquoi pas, vu que je connais l’histoire de celle-ci, moi, dit-il en m’ébouriffant les cheveux.

Il est pénible, avec ça. Bon, en ce moment, je n’ai pas grand-chose à décoiffer, mais quand même. En fait, c’est un tactile.
- A mon avis, celles qui te travaillent le plus, parce qu’elles sont différentes d’une entaille au couteau ou d’une plaie par balle, ce sont les quatre lignes dans mon dos.
- Oui. Et l’étoile sur ton épaule, aussi. Qu’est-ce qui a bien pu te faire une marque comme ça ?
- Il va falloir que tu choisisses, l’Archer. Parce que chacune a un lourd passif et a laissé une forte empreinte sur moi, tu vois.
- Oh. Si ça te gênes d’en parler ou si c’est trop dur, laisse tomber, Erk.
- Non, ça ne me gêne pas. Et c’est un peu dur, mais les psys que j’ai vus m’ont tous dit qu’il fallait que j’en parle.
- Mais tu disais à Katja que tu n’avais pas de PTSD…

Il m’a regardé avec un sourire en coin.
- Ah ouais, tu as une réputation à préserver.
- En quelque sorte. Il n’y a qu’un épisode, juste avant notre arrivée, qui me réveille encore parfois la nuit. Le reste, ça va, c’est en train de s’assourdir.
- Un épisode ?

Il a secoué la tête, la main droite sur son flanc. Je ne me souvenais pas de cicatrice à cet endroit... Comme il ne bougeait plus, ni ne répondait à mes sollicitations, je me suis levé pour mieux voir son visage, détourné. Il avait l’air absent. J’ai passé une main devant ses yeux, mais rien. Je me suis souvenu du mot prononcé par Katja, alors je me suis lancé.
- Eiríkur …

Il a cligné des paupières, son regard s’est fixé sur moi. Son front était couvert de sueur, ses pupilles élargies sous le coup de la terreur qui s’était emparée de lui. Il s’est mis à trembler. Je me suis mentalement foutu un coup de pied au cul.
- Erk, reviens sur terre. Erk ?

Je lui ai pris l’épaule, j’ai secoué doucement. Il a de nouveau cligné des paupières puis s’est passé la main sur le visage. Je me suis excusé de devoir lui toucher le cul puis j’ai cherché dans ses poches-révolver sa flasque en argent. Je l’ai tendue déjà débouchée. Il en a bu une grosse rasade puis a exhalé une longue bouffée d’air parfumé au carvi.

Il s’est adossé au mur, tête en arrière et yeux fermés, la flasque toujours ouverte dans sa main droite relâchée. J’ai rattrapé le bel objet et je l’ai soigneusement rebouché, lui donnant le temps de se reprendre.
- Erk ?
- Mmh ?
- Je suis désolé. Je suis curieux comme un chat et… je n’aurais pas dû te poser cette question.

Il est resté un moment sans rien dire.
- Tugdual… Merci.

Hein ?
- Je n’ai pas voulu consulter de psy après cet épisode, parce que c’est très, très difficile à aborder. C’est encore très récent, cinq, six mois… Mais je viens de réaliser, grâce à toi, que j’avais tort. Que ça me rendait dangereux pour Kris, et pour la Compagnie. Un jour, peut-être, je serai prêt à en rigoler, mais j’en doute. C’était…

Il a secoué la tête, de manière un peu véhémente.
- Par contre, je peux te parler des griffures dans mon dos.

J’ai hésité. Dans ses beaux yeux bleus, il y avait tant de douleur.
- Erk… Je ne sais pas… à moins que ça t’aide ?

Il a gloussé. De nouveau, il a tendu la main pour ébouriffer les 5mm de cheveux que j’ai sur le caillou en ce moment.
- Dis-moi, l’Archer, comment tu connais mon prénom ?
- Ton prénom ?
- Tu m’as appelé Eiríkur…
- Oh. Je ne savais pas que c’était ton prénom, je croyais que c’était Erik. C’est Katja, hier matin. J’ai vu l’effet que ça avait, alors j’ai tenté le coup.
- Alors il faudra que je la remercie encore plus la prochaine fois. Bon. Les griffures.

Il s’est éclairci la gorge.
- Il était une fois…

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