XXXVII
On a fini l’après-midi à s’exercer au tir, quand même, JD et Yaka s’entraînant aussi, sous la férule d’Erk. Ce fut l’occasion d’une discussion intéressante sur les Dons, que JD m’a rapporté, ayant besoin de faire le tri dans ce qu’Erk lui avait dit.
Erk a expliqué à JD qu’il avait découvert son Don très tôt, vers trois-quatre ans, ce que l’on savait. Suite à un accident grave sur le port des Iles Vestman quand il avait quinze ans, un médecin lui avait déconseillé de faire médecine. Je savais qu’il s’agissait de ce que Kris appelait « l’élingue du Varda ».
Ce toubib avait exigé d’Erk qu’il vienne tous les jours à l’hôpital pendant tout l’été, avant d’entrer au lycée à Reykjavik, pour lui apprendre l’anatomie et le fonctionnement du corps humain, pour que sa connaissance puisse l’aider à compléter son instinct. Une fois au lycée, il avait continué et elle – oui, ce toubib était une femme, elle aussi – l’avait interrogé les week-ends quand il rentrait, répondant également aux questions qu’il avait auxquelles ne pouvaient pas répondre ses professeurs.
Dýri, le père de Kris, père adoptif d’Erk, infirmier à l’hôpital de Vestman, l’avait aussi aidé à mieux comprendre le fonctionnement du corps humain. De là, il avait découvert que les mammifères étaient tous construits plus ou moins de la même façon et que, sous certaines conditions, et avec un coût en énergie bien plus important que pour un humain, il pouvait aussi soigner les animaux. Ici aussi la doctoresse était intervenue pour lui demander de ne pas être vétérinaire non plus, car, même si soigner les animaux était bien, il fallait donner la priorité aux humains. Même si c’était difficile à entendre pour un jeune homme prêt à donner de sa personne pour les autres. Le coût en énergie pour un Soin sur un animal étant tellement élevé, Erk avait suivi les conseils du médecin.
Erk a expliqué à JD qu’il lui avait fallu beaucoup de temps pour commencer à rationner son Don mais qu’il ne le faisait que lorsque c’était nécessaire, sans pour autant pouvoir le contrôler. Il savait instinctivement qu’il aurait besoin de répartir son Don, ou pas. Un peu comme Baby Jane qui pouvait, instinctivement, changer la trajectoire d’une balle de fusil.
Erk a dit à JD que, même s’ils étaient apparus il y avait un peu moins d’un siècle, les Dons étaient encore mal connus. Il n’y avait pas de règle qui définissait comment fonctionnait un Don. Certains télékinétiques pouvaient être précisément mesurés, pouvaient déplacer des objets volontairement et d’autres, comme la petite poupée de porcelaine, utilisaient leur Don uniquement à l’instinct. Certains guérisseurs pouvaient Soigner juste en touchant le blessé, comme lui le faisait avec Kris ou quand il était extrêmement stressé, comme sur le port dix ans plus tôt et d’autres devaient toucher la plaie, comme lui le faisait la plupart du temps. Certains télépathes, comme P’tite Tête, pouvait chevaucher les ondes radio, et d’autres devaient toucher la personne pour lui parler d’esprit à esprit.
Il lui a dit qu’il était le premier « animal-pathe » qu’il ait jamais rencontré, mais il n’était pas vraiment un expert en Dons. Puis il a tenté d’aider JD à affiner son lien avec la chienne. Il lui a expliqué que pour faire son diagnostic, il entrait en rapport avec le blessé, avec sa conscience, et pouvait ainsi « écouter » son corps et savoir quels soins faire. Le toucher facilitait le contact et l’efficacité des soins, aussi JD a-t-il commencé par tenir la tête de Yaka dans ses mains et par plonger son regard dans le sien.
Ils mettraient encore un moment à se comprendre, à savoir se parler. La chienne avait réussi à transmettre à JD une image et ce que Kris puis Erk voulaient faire, c’était que ce soit JD qui transmette des instructions à Yaka, les plus fiables possibles. Ils finiraient par y arriver.
Kris a mis fin à l’entraînement d’Alyss, qui était fatiguée mais arborait un sourire heureux. Kris, derrière elle, avait perdu son expression du matin, qui disait clairement qu’il s’occupait d’elle parce qu’il suivait les ordres de Lin. Il avait maintenant l’air pensif et impressionné. J’ai cru comprendre, en écoutant les frangins, qu’elle savait écouter, qu’elle râlait quand on lui disait qu’elle faisait mal quelque chose mais que, quand on lui montrait comment bien faire, elle comprenait vite.
On avait récupéré nos cibles en carton et le matos de peinture, on les attendait pour rentrer à la base. Tito s’est placé à côté d’Alyss et il l’a fait marcher au pas pour rentrer. Je l’ai entendu lui expliquer que ça deviendrait automatique et lui donner le truc que je lui avais appris pour garder la cadence au début. C’est très simple, il suffit de marquer le pas dans sa tête, par une chanson ou autre, puis après ça devient de la mémoire musculaire. Nous autres, même si on n’était pas en rang, marchions au pas, aussi. L’habitude des militaires.
Il s’est amusé à changer de pas, à varier sa cadence et à lui demander de faire comme lui. C’est amusant. Il est le premier à lui avoir donné un surnom (kotele) et il agit comme… comme un grand frère, on dirait. Il faut dire, que n’étant pas intéressé par les femmes, il ne projette rien de sexuel vers elles, rien de dangereux. Et j’ai trouvé qu’Alyss réagissait bien à cette amitié fraternelle.
Est-ce ça permettrait à mon buddy d’oublier un peu son amour à sens unique ? J’ai espéré qu’en tout cas ça allègerait son fardeau. Ah, Tito… mon pauvre petit pote. C’est la première fois que j’ai regretté d’être hétéro sans que ça ait un lien avec le sourire du Viking.
Bref.
Baby Jane, toute propre et souriante, vraisemblablement remise de sa trouille, attendait Alyss. Elle m’a demandé de l’aider à trimballer les affaires de la miss dans la chambre des filles. Y avait pas grand-chose, mais ayant été bien élevé par ma maman, j’ai porté le sac d’Alyss.
Puis on est allés au magasin chercher ses armes et des uniformes et sous-vêtements, des draps. Là, oui, une paire de bras supplémentaires (les miens) était nécessaire.
Son casque lourd lui allait bien, mais son gilet tactique était trop grand, alors elle en a changé. Je lui ai expliqué qu’il était personnel, et qu’il serait marqué de son surnom dès que possible, qu’elle devait en prendre soin, et toujours savoir où il était, sauf aux retours de patrouille où elle avait le droit de le laisser en tas. Elle n’a pas eu l’air de comprendre, Baby Jane lui a dit qu’elle comprendrait très vite.
Même si tout est fourni par la Compagnie, et si, dans la même taille, les vêtements et sous-vêtements sont communs, il y a quelques trucs qui deviennent personnels, comme le gilet tactique et le casque lourd.
Il y a le béret. Comme le casque, il dépend du tour de tête.
Il y a le sac à dos : si la distance entre le haut et le bas de la bretelle est trop grande – ou trop courte – c’est inconfortable, au mieux, et on se blesse, au pire. Sans parler de la largeur du sac, bien sûr. Entre Erk et Alyss, y a une grande différence, en largeur. Et en taille. Et en poids. Et stop, l’Archer.
La ceinture : c’est une ceinture avec des bretelles pour qu’elle ne tourne pas, et avec une tonne de pochettes pour y ranger un tas de trucs utiles à un soldat : chargeurs supplémentaires, jumelles, barres énergétiques, pinces, couteaux, boussole…
Ensuite, le holster du Behemoth. La partie qui contient l’arme est standard. Ce sont le ceinturon et les sangles de cuisses qui doivent être réglées au plus précis, pour qu’on puisse le dégainer sans regarder et que ça ne frotte pas, ni ne se balade.
Le Behemoth lui-même. Même si, à part celui d’Erk, ils ont tous la même taille, on a chacun le nôtre, à nettoyer et entretenir. Celui d’Erk est un peu plus grand, car ses mains sont vraiment immenses. Enfin, sa crosse est plus grande et plus épaisse. Le reste est standard. Chacun d’entre nous est censé entretenir ses armes de poing (Behemoth et les diverses lames qu’on porte sur nous, que ce soit dans les bottes, à la ceinture ou sur le gilet). Les EMA 7 sont nettoyés et vérifiés collectivement.
La ceinture de pantalon, avec la puce GPS intégrée. Ça aussi, c’est perso.
Puis, les bottes. Comme elles sont faites sur mesure, ou presque, on a pris les mesures des pieds en chaussettes d’Alyss et on a donné ça au Gros pour qu’il puisse passer commande.
Enfin, elle a reçu ses plaques d’identification.
- Eh bien voilà, Alyss, te voilà officiellement membre de la Compagnie du Lys de Sang.
Elle a fait une drôle de tête. J’ai mis ça sur le coup de l’émotion.
* *
Lin nous a donné encore quelques jours pour acclimater notre bleue, et le surnom que lui a donné Tito est resté. Elle l’a américanisé, et est devenue Kitty, chaton. Tito a continué à l’appeler kotele, lui. Puis on est repartis en patrouille. Ocelot, cette fois-ci.
Puis Serval. Puis Caracal. Ocelot. Puma. Kitty-Alyss faisait son trou dans la Compagnie. On a fini par oublier qu’elle était toute nouvelle. Ça faisait un peu plus d’un mois qu’elle était là.
Puis Ocelot de nouveau.
La Land-Rover, en patrouille Léopard, nous a avancé un peu, nous faisant gagner deux jours d’aller. Si besoin, ils nous prendraient au retour, sinon, on marcherait deux jours de plus. Il y avait un village où on pourrait se laver et se changer complètement, et même manger un vrai repas. Les deux jours de marche de plus ne seraient rien, dans ce cas-là.
Dans ce village, il s’est passé un truc bizarre. Enfin, non, pas bizarre, gênant pour nous, à plusieurs niveaux. Avec un arrière-goût de bizarre, quand même.
On devait se poser une nuit, se laver, manger chaud. Dormir dans des vrais lits. Au lieu de cela, on a dû s’éloigner du village et bouffer des rations sans faire de feu. Et dormir tout habillés dans les cailloux.
On est entrés dans le village, prudemment mais sagement, en pseudo-formation. Doigts sur le pontet mais détendus. Et les yeux qui regardaient partout.
Un homme a détaillé Baby Jane d’un œil méprisant mais l’Anglaise l’a regardé et lui a fait un beau sourire et un clin d’œil. Ça l’a déstabilisé, alors il a tourné le regard sur Kitty et a fait pareil. Et Kitty, ne sachant pas comment gérer le mépris absolu dans ce regard, mépris envers une femme soldat, envers une femme qui ne connaît pas sa place, n’a pas su réagir correctement. Elle est venue se coller sous le nez du gars et l’a insulté en turkmène et en dari, et pour faire bonne mesure, a même rajouté une bonne couche de pachto. Je ne m’attendais pas à un tel langage dans la bouche de la benjamine de la Compagnie. Elle insultait son lignage, la sainteté de sa mère et les mœurs de son père. Bref, une catastrophe.
Le Viking l’a attrapée par le dos de son gilet et l’a soulevée en gueulant un bon coup en anglais, histoire d’être sûr qu’elle comprenne, pendant que je m’approchais de l’insulté et lui présentait nos excuses, tout en lui faisant gentiment comprendre qu’il avait payé son mépris.
Kitty a échappé à Erk en lui frappant le poignet et sous la surprise il l’a lâchée. Elle a roulé et est allée bousculer un enfant. Le petit est tombé et s’est mis à pleurer. Erk a hésité une seconde entre la miss et l’enfant.
Kitty a pris la décision pour lui, elle s’est tirée vers l’est. Tito partant la rattraper, Kris lui a dit de sortir les zip-ties et de nous retrouver à deux kilomètres du village.
Erk a consolé l’enfant, les frangins ont encore présenté des excuses aux villageois et on a fait demi-tour, pour retrouver Tito et sa prisonnière. On venait de faire une croix sur une douche, un repas chaud et des lits. On n’était pas très bien disposés envers la miss.
L’attitude de Kris avait changé envers Kitty, au fur et à mesure qu’elle faisait des efforts pour s’intégrer. Mais il restait un peu méfiant. Erk avait toujours été courtois envers elle, voire un peu dragueur, comme avec toutes les femmes.
C’est pour ça que ça nous a tous pris par surprise que ce soit Erk qui se mette à lui gueuler dessus. Mais j’aurai dû m’en douter. Il avait parcouru les deux kilomètres au pas de charge et on avait couru derrière lui.
- Putain, Litzer, qu’est-ce qui t’a pris de lui sortir des choses pareilles ? Pourquoi avoir traité sa mère de trainée qui…
Non, je n’écrirais pas ce qu’il a répété. J’en suis incapable et lui n’a d’ailleurs pas pu aller jusqu’au bout. Dans sa propre langue, ou une langue qu’on maîtrise bien – comme le français pour les Islandais –, une insulte est toujours beaucoup plus dérangeante.
- Il m’a regardé avec mépris, ce mépris du musulman pour la femme, je déteste ça.
- Ce n’était pas une raison pour sortir des horreurs pareilles ! Tu viens de foutre en l’air nos efforts de cohabitation avec l’habitant. On essaie d’être les gentils, par ici, pas les…
Il a levé les mains au ciel, ne trouvant pas ses mots sous la colère.
- Mais il n’avait pas à…
- Mais j’en ai rien à foutre, Litzer, que ça te plaise ou pas, les regards des gens ! Tu n’es plus toute seule, tu dois penser au bien de la Compagnie, à la réputation de la Compagnie ! On est installés ici pour un moment et on a besoin du bon vouloir de ces gens, pas de mettre notre fierté perso au-dessus de la réputation de la Compagnie.
Il a repris son souffle. Le berserk n’était pas loin. Je craignais pour Kitty s’il n’arrivait pas à le maîtriser. Elle avait fini par saisir la profondeur du merdier dans lequel elle s’était mise et tremblait légèrement.
- Si l’idée de disparaître derrière cet écusson te fait horreur, a-t-il dit en montrant son épaule droite, alors dégage. Rends ton uniforme, tes plaques et tes flingues et retourne à Kaboul vivoter entre deux missions. Mais si tu veux vraiment faire changer les choses, alors avale ta fierté, prends exemple sur Baby Jane et vis pour la Compagnie, putain !
Kitty était au bord des larmes. Ses yeux ont fait le tour de ses camarades, avec la respiration laborieuse du Viking en fond sonore, qui essayait de retrouver son calme. Mais même Tito, son « grand-frère », lui faisait la gueule. Même Baby Jane, insultée elle aussi par le mépris de l’autre abruti, lui faisait la gueule. Putain, on en avait eu tellement envie, de cette douche !
Elle a voulu partir en courant, Erk l’a rattrapée par le bras, vif comme un serpent, et l’a secouée, plus gentiment que quand il secoue son frère.
- Ah non, tu ne te tires pas pour aller pleurer. Tu assumes tes conneries, tu serres les dents et tu te comportes normalement, compris ?
Il était plus calme. J’avais un peu de mal à réconcilier le Erk de tous les jours, sympa, plaisantant avec nous, se préoccupant de notre bien-être, avec ce Viking limite glacial. J’ai un peu mieux regardé son visage. Et j’ai vu, autour de ses beaux yeux à la couleur extraordinaire, des signes de tension. Donc ce n’était pas de l’indifférence, c’était de la colère. Il essayait de la contrôler, pour ne pas montrer à Kitty ce qu’il était quand il était vraiment en colère.
Elle a hoché la tête, il l’a lâchée.
- Kris, je prends la tête, on retourne vers la base. Il faut trouver un campement pour la nuit.
Et c’est comme ça qu’on s’est retrouvés à bouffer des rations sans même un feu de camp pour une tisane.
Erk a collé Kitty de garde toute la nuit. Nous avons quand même fait nos gardes, normalement pour nous. Le matin, elle était un vrai zombie, surtout qu’on n’a toujours pas pu allumer de feu, donc pas de café. Ça faisait beaucoup de croix dans la mauvaise colonne pour elle. Comme elle grommelait, Erk lui a fait remarquer qu’elle aurait pu finir désarmée et les mains dans le dos pour l’avoir frappé, lui, son officier supérieur. Elle s’est tue. Elle nous avait pourri notre retour de mission et on lui en voulait. Faut dire qu’on était franchement crades.
On avait passé deux jours planqués près du haras de Duran Duran, couchés à plat ventre, couverts de terre, à regarder tout ça à travers nos jumelles. Tito et Kitty étaient allés chercher du crottin frais et on s’était frottés avec, puis on avait saupoudré de la terre dessus, pour faire disparaître notre odeur d’humains. Un pur-sang, c’est beau, mais c’est con. Ça a un odorat très développé et un instinct de fuite hallucinant. La moindre odeur qui sort de l’ordinaire, et que je m’agite et que je te renifle dans la direction où nous on se cache, et que je panique. Et les grooms de Duran Duran étaient suffisamment bons pour se douter que l’agitation des chevaux avait une cause externe. Surtout après avoir envoyé Yaka en reconnaissance.
Baby Jane, collée à ses jumelles, émettait des soupirs admiratifs, à tel point qu’Erk a fait une blague idiote et qu’elle lui a montré son médius. Elle nous a dit que les chevaux étaient tous plus beaux les uns que les autres et qu’il devait en être fier, le pachtoune. Et ça m’a donné une idée, qu’il faudrait que je valide avec la Compagnie en briefing.
Toujours sentant fortement le cheval, on est donc rentrés dans le village et on l’a du coup très vite traversé. Merci Kitty.
Dans notre village à nous, sur le chemin de la bonne douche chaude qui nous attendait, on a eu une surprise.
On passait par le village pour toutes les patrouilles, sauf Puma – à pied – et Mustang – à moto –, au nord. Le village est au sud du promontoire et c’est de là que partent les routes vers l’est, l’ouest et le sud.
- Erk ! Erk !
Les enfants se sont précipités vers le géant qui a mis un genou en terre pour se mettre à leur hauteur. Ils parlaient tous en même temps, on ne comprenait rien.
- Et alors ? a fait le Viking en prenant une grosse voix. Est-ce vraiment comme ça qu’on vous apprend à vous exprimer ? J’ai l’impression d’avoir une troupe de singes en face de moi, pas des enfants bien élevés.
Il y a eu des rires et les enfants se sont calmés. L’un d’eux, environ 7 ans, a été désigné comme porte-paroles.
Pendant qu’Erk calmait les petits, on a regardé autour de nous, essayant de sentir l’atmosphère du village. Ils font partie de nos dépendants et risquent de devenir monnaie d’échange quand on s’attaquera au Vioque. De Duran Duran, ils n’ont a priori rien à craindre tant que le Vioque est là, c’est pour ça qu’on se garde l’ancien pour la bonne bouche. Kris, Tito et moi avons échangé quelques regards, Yaka est revenue, trottinant comme si de rien n’était. Tout allait bien, nos villageois étaient sains et saufs.
Un jour, peut-être, des salopards enverraient les enfants au devant d’une patrouille pour servir d’écran de fumée et nous descendre dans les rues du village que nous défendons et qui nous apprécie.
Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose de spécial et les enfants sont tout excités.
- Erk, y a une voiture qui est passée dans le village !
- Et si vous êtes tous excités, c’est parce que ce n’est pas la Land…
- Non, elle était toute noire, avec des grosses roues et des fenêtres noires aussi.
- Attends, je te montre, fit l’un des garçons plus âgés.
Du bout du doigt, il dessina dans la poussière une silhouette plus proche de l’utilitaire haut sur roues que de la Land-Rover de la Compagnie. J’ai entendu une inspiration soudaine du côté de Tito, ce qui m’a étonné. Depuis le temps qu’il est dans la Compagnie, y a pas de raison qu’un utilitaire lui fasse de l’effet. J’ai tourné la tête, j’ai vu que Kris avait fait pareil. A côté de Tito, y avait Kitty. Kris et moi avons échangé un autre regard.
- Et est-ce qu’il y avait une plaque derrière avec des chiffres et des lettres ?
- Non, juste un rond avec plein de traits penchés dedans.
Et il a dessiné le logo Volkswagen dans la poussière. Kris et moi, on a regardé Kitty de nouveau. Elle était un peu pâlotte. On s’est de nouveau regardés. Bizarre.
- Dis, Erk ?
- Oui, bonhomme ?
- Tu sens pas bon du tout.
- Oh, s’il n’y avait que ça… J’ai très faim, aussi, il a dit en regardant l’enfant et en se léchant les babines.
Il a gentiment pris le petit garçon par le bras, qu’il a tâté, fait la moue.
- Non, vraiment pas assez gras.
Il l’a lâché, s’est redressé et a dit lentement :
- Je me demande lequel d’entre vous va me servir de déjeuner, aujourd’hui…
Il a fait un pas en avant, les enfants se sont égayés en hurlant de joie, de ce hurlement des enfants qui se font peur et que ça fait rire.
Dina, la maman du bébé qu’Erk avait couvé lors de notre goûter de Noël, s’est approchée, avec un grand sourire.
- Ah, Erk, je m’offre en sacrifice pour que vous épargniez la vie de ces enfants et … Oh, par Allah, vous sentez vraiment trop mauvais !
On a éclaté de rire, Erk a fait la grimace, elle a posé un baiser sur sa joue barbue et puante, donc, et on est repartis, accompagnés un moment par les enfants accrochés aux basques du géant.
En arrivant à la piste qui monte vers le promontoire, Yaka, qui se baladait le nez au sol devant nous – on devait offenser son sens de l’odorat, j’imagine –, est revenue en courant et a montré une chose blanche à JD.
On a marché un peu plus vite et on a vu, posée bien en évidence sur un bloc de rocher, bloquée sous un caillou pour ne pas s’envoler, une enveloppe blanche. Quand Erk l’a prise, on a bien vu qu’il y avait un truc lourd dedans. Le caillou, c’était un peu redondant. En se relevant, il a dégainé un des couteaux planqués dans ses bottes et a ouvert la lettre d’un seul coup de couteau. Kris a fait la grimace : le papier, ça vous bousille le fil d’un couteau. Erk en serait quitte pour faire chauffer la pierre à aiguiser en rentrant.
Il a demandé à Tito de plonger ses doigts dans l’enveloppe, les siens étant trop épais pour attraper ce qui était au fond. Il en a sorti une mèche de cheveux blond cendré, attachés par un ruban rose à petits cœurs blancs, un peu sale et dont les bouts étaient effilochés. Puis un bout de métal qui ressemblait à un i gothique. On a entendu un gémissement et un bruit de chute. Kitty était à genou, blanche comme un linge, les yeux fixés sur le ruban.
On s’est regardés et Kris s’est agenouillé à ses côtés, desserrant ses doigts de son arme, commençant à lui parler.
- Kris, pas ici, a dit Erk, trop dangereux, trop exposé. Je vais la porter jusqu’à la base, tu t’en occuperas. JD, l’Archer, voyez si vous trouvez des traces et prenez-les en photo.
Très doucement, très délicatement, il a soulevé la miss qu’il avait pourtant engueulée deux jours plus tôt et ils sont partis rapidement vers la base. Tito avait remis les trucs dans l’enveloppe et l’avait glissée dans sa poche. Il est resté avec nous, Baby Jane et Quenotte ont accompagné les frangins.
On a trouvé des traces de roues, des pneus moins dessinés que ceux de la Land, plus lisses. Des pneus presque citadins. Presque. On a pris des photos, au cas où. On savait déjà qu’ils appartenaient à un utilitaire Volkswagen noir à vitres teintées.
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