LVII
On en était à nos dernières cartouches, au sens propre, il devait nous rester à chacun une ou deux munitions à mettre dans le dernier chargeur, quand on a entendus un juron islandais, on a vu Kris traverser la cour à toute vitesse, suivi de Lin et de Frisé. On est sortis nous aussi et on est arrivés près de l’infirmerie au moment où Doc criait : « Erk, arrête ! »
Puis un bruit de chute et un autre cri : « Erk ! ». C’était P’tite Tête.
Je suis sous-officier, j’ai poussé les spectateurs et je me suis glissé dans la grande salle à six lits. Sorti de la petite chambre de soins intensifs, notre ex-télépathe avait été installé dans la grande salle, à l’écart des entendants.
Quand je suis entré, il était à genoux, essayant de redresser le Viking inconscient, à terre. Kris s’est agenouillé, a pris la tête de son frère dans ses mains et l’a tournée légèrement sur le côté. En m’approchant encore, j’ai vu qu’il avait une tache rouge sur le côté, juste au-dessus de la tempe, à la racine des cheveux.
- Crétin ! Espèce d’imbécile heureux ! Hálfviti ! Dumbass !
Kris dévidait une litanie d’insultes dans plusieurs langues, n’osant pas secouer son frère mais en ayant grandement envie, vu comment ses poings étaient agrippés au tee-shirt trempé de sueur du géant. Nounou est parti puis revenu avec un sac plein de glaçons, venu tout droit de la chambre froide, enroulé dans un torchon et l’a posé sur la tête d’Erk. Lin a attrapé les mains de Kris et les a détachées de force du tee-shirt.
P’tite Tête, complètement sous le choc, agitait les mains dans tous les sens et j’ai fini par comprendre qu’il voulait raconter quelque chose. J’ai attiré son regard, posé ma main sur ma gorge et fait semblant de parler. Il s’est calmé, et a raconté, un peu fort, qu’Erk était venu le voir, lui avait demandé de se détendre et avait posé ses mains sur ses tempes.
Au bout d’un moment P’tite Tête l’avait senti trembler, avait senti sur son front le souffle haletant du Viking et avait ouvert les yeux pour le voir s’effondrer, les yeux révulsés. Il avait voulu le retenir mais avait été entraîné par la masse du géant et s’était retrouvé à terre avec lui, sa tête frappant le torse du colosse évanoui et non le sol carrelé, contrairement à son coussin amortisseur.
Dio, arrivé sur ses entrefaites, s’occupa de calmer P’tite Tête.
Doc, pendant ce temps, avait sorti son stéthoscope et auscultait le Viking, prenant son pouls, vérifiant ses pupilles. Kris marmonnait dans sa barbe et ça promettait des sanctions terribles pour Erk.
- Bon, ce crétin…
Elle s’est passée une main sur le visage, s’est reprise.
- Ce généreux, altruiste, et complètement stupide, Guérisseur a voulu tenter un autre soin sur P’tite Tête, voir s’il pouvait le soigner. Avec les résultats que voilà. Cet idiot-bête a donné tout ce qu’il avait pour…
Elle a agité les mains, secoué la tête, haussé les épaules, ne trouvant ni ses mots ni comment exprimer ses sentiments vis-à-vis de l’action très généreuse et, effectivement, complètement con, de notre puissant Guérisseur.
Nounou, Kris, Lin et quelques autres ont soulevé le puissant Guérisseur très con et l’ont déposé sur un lit libre. Cook est arrivé et a essayé un petit soin sur la tête d’Erk. Parce qu’en plus, en se cassant la gueule, cet adorable et bienveillant imbécile s’était fait une commotion.
Nounou et Doc ont amarré le Viking aux engins de surveillance, Kris l’a engueulé en Islandais, même si lui n’entendait rien puis s’est assis à son chevet, le front contre la main de son frère, qu’il tenait entre les siennes.
- Tu me fatigues, Eiríkur, par moments. Je t’aime, idiot, mais j’aimerais que tu arrêtes de te mettre en danger. Je ne veux pas te perdre. Je ne veux pas rester seul. S’il te plaît.
Voilà ce que j’ai entendu, marmonné contre le matelas. J’ai posé une main sur l’épaule de Kris, en réconfort, puis j’ai rejoint les autres au mess, laissant Tito tenir compagnie aux frères. Avant de sortir, je l’ai vu appuyé contre le dos de Kris, les mains sur ses épaules.
Je crois que ce jour-là, même si on admirait tous l’abnégation du géant, et sa volonté de « sauver » P’tite Tête de sa surdité physique et mentale, on a tous trouvé qu’il avait déconné. Même P’tite Tête.
Grâce à Dio, il apprend la langue des signes, mais notre Sénégalais lui a aussi appris à parler sans nous assourdir, en posant sa main sur sa gorge et en mesurant, par son toucher, les vibrations produites par sa gorge et, du coup, son volume sonore.
- Il est allé trop loin, Lin, trop loin, il a dit. J’apprécie ses efforts, mais mettre sa vie en danger pour moi, c’est… c’est plus que de la générosité, c’est… de l’inconscience.
- Je suis d’accord avec toi, a dit Lin, attendant ensuite que Dio traduise.
P’tite Tête a tendu la main vers Lin, lui qui, s’il la respectait en tant que femme, la respectait aussi en tant qu’officier et ne l’avait jamais touchée en dehors de l’arène d’ahemvé. Elle l’a prise et l’a serrée.
- Lin, je suis resté silencieux depuis… Je me morfondais, me complaisais dans mon malheur. Pauvre de moi, tout ça. La… le sacrifice d’Erk, parce que c’est presque ça, sa générosité inconsciente, me poussent à parler.
Il s’est gratté la gorge, a avalé sa salive, alors Moutarde est arrivée avec des verres et un pichet de jus de fruits pour notre table. Les autres se sont servis quand elle en a déposé d’autres sur la table d’à côté. Il a sifflé son verre et a repris.
- Ce qui s’est passé ce jour-là est encore gravé au fer rouge. Malgré ta demande de ne pas forcer, malgré mes limitations, tout s’étant bien passé, j’ai voulu tenté le coup. Voir si je pouvais de nouveau chevaucher les ondes pour vous prévenir, joindre K2.
K2, c’est Kurt Kaufmann, le télépathe receveur. Il n’a aucun autre don que d’être capable d’entendre P’tite Tête. Il n’est de permanence à la radio que pour les opérations spéciales, hors patrouilles. Sinon, il est dans la patrouille de Tondu, en sentinelle.
P’tite Tête a continué.
- Accepter mes limitations, c’était dur, quand je n’en avais pas, avant. J’ai attrapé le signal de nos oreillettes, j’ai chevauché les ondes, mais je n’arrivais pas à la base. Ma… fierté m’a fait baisser mon bouclier, pour aller plus loin. Et… je l’ai vu.
Il s’est passé une main sur le visage.
- Qui as-tu vu, P’tite Tête ? a demandé Lin par l’intermédiaire de Dio.
- Celui qui m’a grillé.
- Comment le sais-tu ?
- Quand je parle à K2, je commence par voir son visage. Avec un petit effort, je peux regarder à travers lui, et voir mon environnement. Ça me demande un peu de temps, mais je peux tenir une conversation en marchant ou, même, si nécessaire, en tirant, même si c’est un peu difficile.
Il a tendu son verre à Frisé, qui l’a rempli et il a bu une gorgée.
- Là, c’est pas K2 que j’ai vu, j’ai même pas réussi à le joindre, non ce que j’ai vu c’est un type jeune, typé Ouzbek ou Turkmène, avec des yeux clairs, presque blancs, les joues rasées, un bouc court bien taillé, et des cheveux longs, châtains, plus foncés que ceux de Kris. Quand il m’a vu, ses yeux se sont écarquillés de surprise puis il a eu un sourire mauvais et j’ai entendu un truc qui ressemblait à « senaldim » et puis plus rien.
- seni aldym, c’est du Turkmène, a dit le Gros. Ça veut dire, grosso modo, « je te tiens ».
- Tu crois qu’il me cherchait ? a demandé P’tite Tête.
- Pas toi en particulier. Je pense qu’il cherchait un télépathe. En voyant ton visage, il a dû se douter que tu n’étais pas chez le Vioque, surtout s’il a vu ton keffieh ou ton casque.
- Il n’a pas pu voir ça, quand je pense à moi, en télépathie, je ne me vois pas… comment dire, je projette mon essence, sans autre signe distinctif que ce que je vois dans le miroir tous les matins.
K2 a eu l’air inquiet, croyant sans doute que P’tite Tête le voyait à poil, mais celui-ci l’a assuré qu’il ne le voyait pas entièrement, juste son visage.
- Il faut que tu saches, P’tite Tête, a dit Lin, que vos télécommunications étaient complètement mortes juste après ton accident, y compris les smartphones. On aurait pu croire à un flash EMP, mais les smartphones n’ont pas grillé, juste l’application de communication, justement. Et uniquement ceux de ta patrouille et de celle de Mac, qui étaient les seules à portée.
- J’ai du mal à croire qu’un télépathe puisse foutre en l’air des communications… classiques, a dit Frisé.
Je dois avouer que je pensais un peu comme lui.
- C’est vrai que c’est bizarre, quand même. Mais comme c’était simultané, il va bien falloir faire comme si…
- Lin, a demandé le Gros, tu ne connaîtrais pas quelqu’un qui pourrait nous aider ?
Elle l’a regardé, surprise qu’il pensât qu’elle pût connaître un expert.
- Capitaine, ça fait trop longtemps qu’on a coupé les ponts avec notre pays, tous, mais toi et les frangins êtes ici depuis, quoi, six à sept mois, et tu as toujours des contacts en France, alors, je me suis dit que, peut-être…
Elle l’a dévisagé de nouveau, puis elle a souri.
- T’es un futé, toi… Oui, je connais un professeur à Brest qui s’est spécialisé dans les Dons. S’il ne sait pas, il connaîtra quelqu’un et ainsi de suite.
- J’ai du mal à croire, a dit Alma, qu’un télépathe puisse bousiller de l’électronique comme ça. Les Dons, c’est un peu… enfin, ça touche à l’esprit, plutôt, non ?
- Non, a dit Baby Jane. Regarde le Don de Guérison d’Erk, il agit sur la matière. Et, d’après Kris et les tests stupides faits lors de l’arrivée de Kitty, je suis une télékinétique. J’agis sur la matière. Selon lui, je suis hyper-spécialisée, puisque mon Don me sert uniquement à toucher ma cible.
- Tiens, Baby Jane, je n’ai jamais eu l’occasion d’en parler avec lui, mais qu’ont démontré ces tests idiots ?
- C’est difficile à dire. D’après lui… je maîtrise la trajectoire de mes balles, et ça dépend des circonstances.
- Ah ? Explique.
- Il… il s’est mis devant ma cible au dernier moment, pour m’obliger à dévier la balle et ça a marché, j’ai touché la cible derrière lui, sans le traverser.
- Tu as dévié la trajectoire ?! Incroyable ! Mais comment cet idiot a-t-il su que tu le pouvais ?
- Il a dit qu’à la distance à laquelle j’ai tiré sur les futurs violeurs de la journaliste, j’aurai dû les traverser et ça n’a pas été le cas.
Lin a posé d’autres questions, Baby Jane y a répondu de son mieux.
- Je comprends son raisonnement. Il a raison, avec la puissance de l’Adlerauge, tu aurais dû traverser les types ET la journaliste. Mais je vais lui tanner le cuir pour avoir pris des risques pareils…
- Je crois qu’Erk s’en est chargé…
- Ah, oui, le « Putain, tu cognes fort, ducon ».
- Oui, c’est ça.
- C’est bien, il craint plus de faire souffrir son frère que mes punitions.
Elle a fait une pause, peut-être songeait-elle aux deux frères à l’infirmerie.
- Bon, cela dit, ça ne nous aide pas à comprendre comment un télépathe a pu griller de l’électronique…
- Et si c’était lui aussi un télékinétique, Mac a proposé, mais à toute petite échelle, genre, micro…
- Pourquoi pas… Tu veux que je te dise, Mac, je crois qu’on n’a pas fini de faire le tour des Dons qui existent…
Elle s’est interrompue parce que P’tite Tête attirait son attention.
- Lin, cet homme-là, quelles que soient ces capacités, est très dangereux. Tu me dis que toutes les communications autour de moi, dans un rayon de … quoi, dix kilomètres, ont cessé au moment où je perdais connaissance. J’ai… comment dire… quand il m’a trouvé, j’ai eu l’impression que ma tête était comprimée dans un étau et qu’elle allait littéralement exploser. Et, avant de perdre conscience, j’ai cru entendre un bruit, tu sais, ce couinement du canal radio qu’on active ?
Elle a hoché la tête. P’tite Tête a continué.
- Je suis en train de me demander si c’est vraiment un télépathe qu’il cherchait.
- Comment ça ?
- Il a eu l’air surpris de me voir. Je me demande… Prenons le problème à l’envers, tu veux bien, Lin ?
Elle a de nouveau hoché la tête.
- Partons du principe que cet homme n’est pas télépathe, mais micro-kinétique, capable d’influencer la matière de nos… Ah, mais quelle matière ? Qu’est-ce qui est commun à tous nos outils de communication ?
On a tous réfléchi un moment. Puis :
- Les batteries ? a dit Benji.
- Non, a dit Jo en secouant la tête. Il n’y en a pas dans les laryngophones et pourtant ils ont chauffé. Mais du cuivre… ça oui... Il n’y a rien de mieux pour une antenne…
- Mais je croyais que les antennes étaient faites d’un alliage quasi supraconducteur, j’ai demandé, surpris.
- Celles des puces RFID et des traqueurs GPS, oui, pour pouvoir être pingués de loin, mais nos laryngophones et oreillettes ne vont que jusqu’au relais radio de nos ceintures, donc sur une courte distance, même pour Erk.
- Bien, a repris P’tite Tête. Donc imaginons que cet homme ait la capacité de faire chauffer le cuivre en excitant les atomes…
- Ça expliquerait que les oreillettes et laryngos aient chauffé, a dit Mac, mais le reste ?
- Je regarderai ton smartphone, Mac, a dit Jo, mais quelque chose me dit que tu vas devoir remplacer l’antenne… si la théorie de P’tite Tête est avérée.
Elle prit un air étonné, a sorti son appareil. Elle nous a montré un rectangle peu épais, fait dans une matière souple qui, entre autres avantages, épouse la courbe de la fesse si on a l’idée de le mettre dans sa poche arrière. Jo a tendu la main vers elle, elle lui a donné son appareil. Dio continuait à traduire à P’tite Tête à toute vitesse et Jude écrivait aussi, pour l’aider à suivre.
- Il y a une antenne, pour attraper le signal. C’est aussi un alliage comme pour les puces RFID, un fil très fin, et qui fait le tour de ton écran. Il y en entre deux et trois mètres. Si j’ouvrais ton téléphone, on ne verrait aucun dégât sur le fil à l’œil nu, mais au microscope électronique, si on en avait un, on verrait que le fil est rongé, le cuivre ayant fondu. Non, pas fondu.
Il s’est arrêté, cherchant dans ses souvenirs. C’est Quenotte, notre encyclopédie sur pattes, qui a répondu.
- En effet, pas fondu. La température de fusion du cuivre est suffisamment élevée pour tuer toute personne portant du cuivre sur elle : plus de 1800°C si mes souvenirs sont bons. Mais… disparu ? Altéré ? Modifié ?
- J’ai un microscope assez pointu dans mon labo, a dit Lin, ça peut t’aider, Jo. Mais revenons à la théorie de P’tite Tête.
Elle a eut un geste vers lui.
- Merci Lin. Admettons donc que l’homme puisse toucher au cuivre et le modifier, il fait donc chauffer, par réaction chimique, nos oreillettes, nos laryngophones et les antennes de nos smartphones. Et comme, il a continué en levant une main pour empêcher les interruptions, comme je chevauchais les ondes, il m’a eu aussi. Je fus la cerise sur le gâteau.
- C’est pas mal, comme théorie, a dit Benji, mais comment a-t-il pu te griller si tu n’es pas de l’électronique ? Tu n’as pas de cuivre en toi.
- Mais si, comme toi, comme nous tous. Il sert au métabolisme du glucose, entre autres, à la minéralisation des os… Il se retrouve dans le cerveau, le foie, les os et les muscles.
- C’est pour ça que tu étais comme tétanisé ?
- C’est possible. Doc pourrait te le confirmer, si tu as vraiment envie de savoir. Moi, ça ne m’intéresse pas. J’ai… Disons que ce type a touché le cuivre le plus proche de mon oreillette, celui de mon cerveau…
Lin a eu l’air d’approuver la théorie de P’tite Tête, disant qu’elle transmettrait l’info au professeur brestois qu’elle connaissait.
Jo nous montrerait à tous l’état du fil-antenne du téléphone de Mac, rongé, et exempt de cuivre, et Doc confirmerait l’explication de P’tite Tête, ajoutant que, parmi les symptômes soignés par Erk, il y avait une hépatite mineure et que l’ancien télépathe avait eu une fièvre de cheval pendant une journée.
Le professeur brestois confirmerait à Lin que certains kinétiques agissaient au niveau de l’atome et que certains développaient des affinités avec certains matériaux, généralement les plus simples.
Le lendemain, Erk était réveillé, s’était pris un savon maison par son frère et son Capitaine, s’était aussi fait engueulé par P’tite Tête, qui l’avait tout autant remercié qu’engueulé.
Le jour d’après, on disait au revoir à P’tite Tête en partant en patrouille, parce que, pendant notre absence, il entamerait son voyage vers Paris avec l’hélico hebdomadaire.
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