LXX

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Donc, on a encadré le Pachtoune aux yeux clairs jusqu’à la petite pièce, qui était vide puisque Rafa était à l’infirmerie. Erk nous a rejoints avec Kris, qui était allé à sa rencontre pour lui expliquer ce que Lin avait fait.

- Donc, tu vois, Erk, on l’a isolé, le coupable, a-t-il dit au moment où ils entraient dans la petite pièce.

Le visage du Viking s’est assombri, comme si des nuages venaient cacher le soleil. Il a froncé les sourcils et sa bouche a pris un pli dur.

J’avais déjà vu le Viking en colère, mais celui-là, jamais. C’était pas de la colère, c’était pire. Il y avait de la tristesse, de la colère, le sentiment d’être trahi, de la haine ? Ça ne ressemblait pas au géant que je connaissais. Est-ce qu’il n’avait pas réussi à faire partir la tristesse suite à ma remarque écervelée ?

Erk s’est avancé vers le type qui a reculé jusqu’à se retrouver acculé au mur du fond. Puis silence.

Et dans le silence que seule troublait la respiration saccadée du type, on a entendu un grondement sourd. Et Kris, à côté de moi, a mis une main sur ses yeux puis sur sa bouche. Mais j’ai vu qu’il essayait de ne pas rire. J’ai levé un sourcil interrogateur à son attention, il a hoché la tête et s’est précipité vers son frère.

- Erik… Erik, écoute-moi, calme-toi, d’accord. Si tu lui arraches la tête avant qu’on ait eu le temps de lui poser des questions, ça ne servira à rien, hein ?

Et Erk a émis un autre grondement. On aurait dit un loup prêt à attaquer.

Kris a réussi à le calmer un peu et à le traîner dehors, me le confiant pour qu’il se calme tout à fait.

Une fois sortis, on s’est éloignés vers le parking et les motos. Mac et Jo étaient en train de faire tourner une des bécanes, j’ai fait un signe, et ils ont accéléré, faisant rugir le moteur.

Et Erk et moi avons éclaté de rire.

Tout ça, bien sûr, avait été préparé à l’avance.

- Putain, Erk, tu m’as fait peur, j’ai dit quand j’ai pu me calmer.

Jo a coupé le moteur pour mieux entendre.

- Raconte, Erk, tu veux bien ?

Il a raconté vite fait.

- Sérieux, Erk, tu as grondé ?

Il a hoché la tête. Et il a refait une démonstration. Il a cessé de sourire, j’ai vu sa gorge bouger et on a tous entendus le grondement d’un loup qui prévient que ça va péter.

- Putain !

- Ça ne marche que parce que je suis intimidant, avec ma taille. Et puis, j’ai du coffre, a-t-il fait en frappant sa poitrine, et ça permet de faire résonner et d’amplifier.

- En tout cas, j’ai dit, ça avait l’air efficace. Le type n’en menait pas large.

- On est sûrs que c’est lui, au moins ? a demandé Quenotte.

- A 99%. Reste à Lin et Kris d’être convaincants.

- J’aimerai bien être une mouche sur le mur, là, maintenant.

Erk m’a regardé.

- Canal 2, a-t-il dit en tapotant son oreillette.

On a du matériel un peu plus moderne, maintenant, et nos oreillettes ont neuf canaux. Le canal 1, c’est le canal général, il sert d’intercom.

On a tous tapoté nos oreillettes et on a entendu la douce voix (!) de Lin.

- … ête de pleurnicher. On sait. On veut juste te l’entendre dire.

- Mais dire quoi ?

- Tu te fous de moi, là ? (c’est Kris)

Silence.

- Bon, je vais chercher le géant, on dirait que ça t’a pas suffit la première fois.

- Il ne me fait pas peur. (ça tremblotait un peu, malgré la phrase un peu crâne)

- Oh ? Vraiment ? Alors il faut qu’on te donne une deuxième dose.

A côté de moi, Erk a soupiré.

- Ça ne m’amuse pas du tout, de faire peur aux gens, comme ça.

Je l’ai regardé, et j’ai compris. Je me suis souvenu d’une remarque que son frère lui avait faite, je ne sais plus à quelle occasion. Erk n’aime pas que les gens aient peur de lui. Et même si, pour protéger le reste de la Compagnie, il avait endossé ce rôle, ça ne lui avait pas plu. Je lui ai serré l’épaule, pour le réconforter. Il m’a souri.

Dans nos oreillettes, la conversation continuait. Kris n’étant pas venu chercher Erk, le type avait dû plier.

- Donc, tu viens de dire que tu nous espionnais. Mais ça, on s’en doute, mon coco. Ta petite radio à piles nous l’a déjà dit, ça. Non, nous, on veut que tu nous confirmes qui est ton employeur, tu vois ? Vas-y, on t’écoute…

- C’est... le Vieux sur la Montagne.

- Eh ben voilà, c’était pas si difficile que ça… ! s’est exclamé Kris avec un tout petit temps de retard.

Erk a levé un sourcil. Comme nous tous, il s’attendait à ce que ce soit Duran Duran. Mais non, le Vioque commençait à s’intéresser à nous. Et ça, ça nous compliquait bien la vie.

Lin et Kris sont sortis et nous ont rejoints, laissant un gars en sentinelle devant la porte. Par politesse, on est tous repassés sur le canal 1.

- Bon, qu’est-ce qu’on fait ? a demandé le Viking. On ne peut pas le tuer, quand même !

- Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, tiens…

- Lin !

Erk avait l’air choqué. C’était aussi la première fois qu’il s’opposait à elle devant nous de cette manière. D’habitude, les Islandais nous montrent un front uni. Mais cette fois-ci, la remarque de Lin avait tellement choqué le géant qu’il n’avait pas respecté cette règle.

Pourtant, moi je pouvais comprendre la réaction de Lin. On avait perdu du monde, et Lin les connaissait mieux que moi, on manquait aussi d’hommes, mais l’espion nous mettait tous en danger.

Kris a lancé un regard à Lin, qu’Erk a intercepté.

- Non, Kris, je te l’interdis !

- Et pourquoi pas ?

- Je ne veux pas que tu aies ce meurtre sur la conscience !

- Oh, après les garimpeiros et nos attaquants, un de plus, un de moins…

- Justement, Kris.

- Tu sais bien ce que je pense de l’Enfer et toutes ces inventions des diverses églises.

- Ça n’a rien à voir avec ça, Kris. Et tout à voir avec ce poids sur ta conscience !

- Si c’est le prix pour te protéger, je…

- Si c’est le prix, alors j’aime autant le payer moi-même !

Et là, Kris s’est tu, se redressant sous la surprise. Son visage, qui s’était crispé, s’est détendu et c’est d’un ton très doux qu’il a demandé :

- Tu tuerais pour moi, grand frère ?

- Je préfèrerais soigner pour toi, petit frère, mais, oui, je pourrais tuer pour que tu n’aies pas à le faire.

Kris s’est gratté la gorge, ému sans doute.

- Merci bróðir

Lin avait, comme à son habitude, laissé les choses se passer sans son intervention.

- En toute honnêteté, les garçons, ce serait à moi de le faire, puisque c’est moi qui énoncerai la sentence.

Elle a levé la main comme les frangins s’apprêtaient à l’interrompre.

- Je n’ai pas encore décidé de son sort, mais je dois dire que l’idée de le laisser en vie m’enchante encore moins que celle de la lui ôter.

- On pourrait l’envoyer se faire pendre ailleurs…

- Non, Erik, ce n’est pas jouable. Rien ne nous garantit qu’il n’essaiera pas de nous espionner de nouveau, de manière plus sournoise. Ou de nous tendre des pièges, ou je ne sais quoi encore qui serait dangereux pour nous. On ne peut pas se permettre de perdre encore plus d’hommes.

Elle s’est passée une main sur le visage.

- Je ne peux pas le renvoyer, il en sait trop, le peu qu’il a vu est dangereux pour nous, que ce soit chez le Vioque ou chez Duran Duran. Je ne peux pas le garder enfermé, ce n’est pas notre rôle, je ne peux pas l’engraisser au détriment de la Compagnie, je ne peux pas perdre un homme en sentinelle devant sa porte. Et son crime n’est pas assez important pour que je gaspille du kérosène et du temps d'hélico pour l'expédier à Abu Dhabi.

Elle a posé une main sur l’épaule du Viking et j’ai vu sur son visage à elle une émotion proche de l’amour, un mélange de douceur, de tendresse…

- Erik, litla mín, je suis désolée de te le dire, mais la seule solution que j’ai est une solution… définitive. Et ça ne me plaît pas plus qu’à toi, mon grand.

- Lin ?

Elle s’est retournée, surprise par l’interruption. Mon p’tit pote Tito se tenait devant elle.

- Oui ?

- Je me porte volontaire.

- Volontaire pour quoi ?

- Pour supprimer le problème actuel. Après tout, c’est ma spécialité.

- Mais… non, Tito…

- Qu’est-ce qu’il y a, Erk ? Tu veux garder mon âme pure ? C’est trop tard, Viking. Il y a longtemps que, comme Kris, je l’ai souillée avec le sang des autres.

Et comme Erk devenait tout blanc, il s’est adouci.

- Je peux te promettre une chose, Erik Hellason, c’est que cet homme ne souffrira pas. Tu as ma parole.

Le géant a failli s’appuyer sur les motos - et donc se casser la gueule, elles ne sont pas assez costaud pour soutenir son poids. Kris s’est glissé à côté de lui pour le rattraper.

- Eiríkur ? Erik, réponds !

Le géant s’est redressé, s’est passé une main sur le visage, a fait signe que tout allait bien. Kris l’a lâché.

Aucun de nous n’avait bougé et quand le Viking s’est dirigé à grands pas vers la petite chambre, on n’a pas réagi. Il a ouvert la porte et a disparu dans la pénombre de la pièce.

On était toujours tous immobiles, incapables de bouger.

Il est ressorti et son visage était de marbre. Pas de colère, pas d’émotion. Il s’est dirigé droit vers Lin et a salué.

- C’est fait.

Puis il est parti avant qu’elle l’autorise à le faire, se dirigeant vers la barbacane.

A ce moment-là seulement, l’un de nous a bougé. Kris a couru sur les traces de son frère, le rattrapant avant la barrière.

- Qu’est-ce que tu as fait, Erik ?!

- Le nécessaire, petit frère, a répondu le géant d’une voix atone.

- Mais pourquoi ? Tito ou moi étions prêts à le faire ! Lin également.

Erk s’est arrêté et Kris a failli lui rentrer dedans.

- J’avais perdu un certain nombre de choses de vue.

Dans la cour, on était tous immobiles, mais cette fois-ci, on écoutait Erk et Kris. On avait tous deviné.

- Qu’avais-tu perdu de vue, mon grand ?

- Que nous sommes en guerre, que je suis un soldat, et que mon métier, c’est de protéger les autres. Et que cette fois-ci, protéger les autres voulait dire tuer. Alors je l’ai fait.

Kris s’est tourné vers Lin, puis de nouveau vers Erk. Il a eu un petit mouvement de son corps, que je n’ai compris qu’en le voyant poser sa main sur la joue de son frère et effacer du pouce la larme qui coulait.

- Merci Erik. Merci grand frère.

Lin s’est reprise, même si j’ai pu voir une humidité suspecte dans ses yeux, et s’est approchée de ses compatriotes. Sa posture impeccable, elle s’est gratté la gorge. Les deux frères ont réagi et se sont mis au garde à vous face à elle. Nous aussi, là où nous étions, face au Viking. Kris s’est tourné vers son frère.

- Lieutenant Hellason, je vous suis reconnaissante de ce que vous venez de faire. Je sais ce que cette action vous a coûté et je sais aussi qu’aucun de nous ne pourra payer ce prix avec vous.

Et elle l’a salué. Et nous l’avons imitée.

Quand elle a baissé le bras, elle est restée immobile quelques secondes, regardant les larmes qui coulaient sur les joues d’Erk. Puis elle a ouvert les bras. Il s’est approché d’elle et elle l’a pris dans ses bras, le laissant pleurer sur son épaule.

Si je vous dis qu’on était tous un peu émus, vous me croirez, non ?

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