LXXIV
Ce jour-là, on a dû marcher un peu plus que prévu pour rattraper le retard. On a trouvé une petite grotte – y en a beaucoup dans le coin – pour y passer la nuit.
Yaka, qui avait l'habitude de partir en éclaireur ou sur nos flancs, était venue se coller à JD une petite heure avant qu'on s'arrête. Lui et Erk marchaient en tête, et je voyais bien que le géant modérait ses enjambées.
J’étais juste derrière eux, un peu sur la droite, Baby Jane à ma hauteur, un peu sur la gauche. Derrière nous, écartés l’un de l’autre de la même façon, Quenotte et Kitty. Et, fermant la marche, me semblant un peu distraits, Tito et Kris. Bon, on était encore en zone amie, mais après l’attaque de nuit, on se devait de faire attention. Je me suis retourné. Ils discutaient et Kris a fait un geste assez ferme, Tito a eu l’air abattu et Kris a fait une grimace désolée, mais sans regarder l’Albanais.
Bon, j’allais devoir intervenir, ils étaient trop distraits. Je me suis arrêté, j’ai laissé Quenotte arriver à ma hauteur et lui ai dit de prendre ma place. Kitty a voulu m’attendre, je lui ai dit de continuer.
Et je me suis planté devant les deux préoccupés. Kris m’a vu, s’est arrêté et Tito a failli me rentrer dedans.
- Vous êtes distraits, les gars.
- Euh, on est encore en territoire ami, Tudic, a dit Tito.
- Non, il a raison, a dit Kris. Après ce qui s’est passé, on doit absolument faire gaffe. Merci l’Archer.
- Kris…
J’ai hésité, puis je me suis jeté à l’eau.
- Kris… Bon sang, je suis maladroit. Je pense que ce serait bien que ce… problème qui vous pousse tous les deux à la distraction soit réglé avant qu’on sorte du territoire ami.
- Tu as raison, l’Archer. Merci. On va faire attention. Tito, va rejoindre Kitty, tu veux ?
Mon p’tit pote a renâclé un peu puis il est parti au pas de course rejoindre la petite Américaine qu’il appelait sa petite sœur.
J’ai cheminé un moment au côté du Lieutenant, en silence. J’avais envie de demander de quoi il s’agissait, mais en fait, je m’en doutais un peu, après la confidence de Kris à propos de cette promesse faite à Tito et qu’il ne pourrait pas tenir. J’ai préféré me taire, me disant que Kris me parlerait quand il serait prêt.
Nos oreillettes ont émis un très léger bip puis on a entendu le beau baryton du Viking.
- Hé, les lambins, si vous tardez trop, vous serez de corvée de laverie, tiens !
Le visage de Kris a été adouci par une émotion qu’il m’a fallu un moment pour identifier, mon attention détournée par la punition favorite du géant et l’impossibilité de laver son linge pendant les patrouilles. L’émotion sur le visage de Kris, c’était un mélange de tendresse et d’affection. Il a secoué la tête, un léger sourire étirant ses lèvres.
- Va falloir qu’il se renouvelle…
- Non, je trouve que c’est une bonne punition. Et puis, il n’y a que Tito et moi qui avons eu la grande chance de laver le linge sale des autres par punition.
- Mmh… Dans ce cas, je crois qu’on devrait piquer un sprint…
On s’est regardés du coin de l’œil, et on est partis à fond de train, on a dépassé Tito et Kitty qui nous ont regardés passer avec de grands yeux et se sont mis à courir eux aussi. Quenotte et Baby Jane se sont écartés du chemin pour nous laisser passer et ont continué leur chemin, imperturbables.
En arrivant à la grotte qu’Erk et JD avaient trouvée, on était essoufflés et en sueur. Heureusement, juste à côté de la grotte, il y avait une source et un bassin à peine plus grand que le baquet dans lequel Erk s’était réchauffé.
Le géant nous a envoyé tous les quatre remplir les gourdes, puisque celles de JD et d’Erk avaient servi à remplir une petite gamelle dans laquelle chauffait un bouillon de poulet. Puis il nous a donné l’ordre de nous laver un peu, histoire de masquer notre odeur.
Venant de quitter la base, on ne sentait pas trop mauvais, mais en courant on avait sué, et… disons que plus une odeur est forte, plus elle est plus facile à suivre pour un chien. Et qu’on pouvait penser que Durrani ou même le Vioque avaient des chiens avec eux. Enfin, Durrani, on le savait, puisque Tito en avait endormi un certain nombre lorsqu’on était allés déposer une pin-up sur son lit. Du coup, on a aussi changé de tee-shirt.
Ce soir-là, avant même de dîner, Erk a vérifié que JD et Quenotte allaient bien. JD avait l’air un peu fatigué et Erk a fait un tout petit Soin, car la fatigue de la marche et le manque d’exercices avant notre départ, le poids du sac, tout ça avait provoqué chez lui des douleurs musculaires.
Erk, gentiment, lui a massé les épaules et les mollets et Yaka est venue lui lécher le visage en remerciement. Elle a eu droit à des gratouillis derrière les oreilles, ce qu’elle adore.
Puis, brusquement, Quenotte s’est raidi. Il a porté une main à son oreillette, tête légèrement penchée. On s’est tus, pour qu’il puisse entendre le message de la base.
Depuis qu’on a nos casques, qui donne à nos systèmes de communication une plus grande portée, chaque patrouille a un homme-radio, dont le canal 9 s’active sur demande de la base. Pour notre patrouille, c’était Quenotte.
- Erk, Lin veut que Kris et toi la preniez sur le canal… átta ?
- Compris, merci Quenotte.
Les deux frères ont échangé des regards sûrement chargés de sens, puis sont sortis de la grotte par correction. Je pouvais supposer que átta était un chiffre, en Islandais, et que Lin ne voulait pas que nous apprenions quoi que ce soit. J’ai aussi supposé qu’il s’agissait d’une urgence, sinon elle aurait pu attendre notre retour. Et si les frères sont sortis, c’était pour éviter de parler comme si nous n’étions pas là.
Je les ai observés. Ils nous tournaient le dos, cependant légèrement tournés l’un vers l’autre, et chacun penchait la tête vers l’autre. Ce qui, avec Kris, était plutôt amusant, car il semblait penché vers le coude de son frère. Ce qui était aussi mignon, c’est qu’ils étaient penchés comme s’ils écoutaient quelqu’un de plus petit qu’eux… alors qu’ils écoutaient via les oreillettes… Les réflexes… Qu’Erk se penche vers son interlocuteur est plutôt normal, puisqu’il est de loin le plus grand de nous tous mais Kris… Bon, c’est vrai qu’il est grand, 1,90m, c’est grand pour un homme, même de nos jours…
Bref, je les trouvais plutôt mignons, mes petits frères d’adoption. Et en parlant de frère, Tito m’inquiétait, depuis que j’avais interrompu leur conversation. J’avais une vague idée du sujet. Et même si tous les membres de la patrouille connaissait l’amour sans retour que Tito portait à Erk, aucun ne connaissait celui que Kris portait à son frère adoptif, ni sa bisexualité, à part Tito et moi. Donc, je m’en préoccuperai quand je pourrai écarter Tito des autres, ce qui risquait de devoir attendre notre retour à la base.
On a entendu un juron islandais dont on connaissait le sens, maintenant, un bon Skítt bien senti, puis quelques mots inintelligibles, et les frangins sont revenus, échangeant un regard.
Le dîner étant prêt, on y a fait honneur. Cette fois-ci, pour le premier soir, on avait réchauffé de la daube provençale faite par Cook. Demain, on passerait aux rations militaires, mais ce soir, cuisine maison. Un vrai régal, comme toujours. Même Kitty, habituée à la bouffe américaine un peu fade, avait appris à apprécier les mille et unes saveurs de la bouffe de notre cuistot silencieux.
Entre la daube et le dessert – des fruits frais, exception encore –, Erk nous a transmis la teneur du message de Lin. C’était une alerte venue des R&R : un de leurs hélicos avait repéré des charognards et un reflet leur avait fait comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un simple animal.
Le reflet, c’était une paire de Ray Ban identiques aux nôtres, et Katja s’était demandée si nous n’avions pas perdu quelqu’un. Le cadavre était un corps de grande taille, large d’épaules, vêtu d’un pantalon de cuir noir, d’un teeshirt que les pluies et le soleil avaient délavé et de bottes de moto. Du 45. Un homme, vraisemblablement. D’après l’infirmier à bord de l’hélico, il avait été tué avant Noël, d’un coup à la nuque avec un objet à arêtes marquées, peut-être un caillou, puis son corps avait été caché sous des pierres, ce qui l’avait protégé des charognards pendant un certain temps.
L’infirmier avait expliqué à Lin que le pantalon de cuir et les bottes avaient protégé les jambes des vautours et que l’odeur avait fait vomir le pauvre troufion qui l’avait trouvé. Mais ça lui avait permis d’établir qu’il s’agissait d’un Caucasien, mâle, de grande taille.
Je me suis demandé ce que foutait un type dans ces régions avec des bottes de moto mais sans moto. Et j’ai dû me poser cette question à voix haute parce que Kitty a répondu.
- Parce qu’on lui a volé.
- Bien vu, a dit Kris. Et pourquoi est-ce que j’ai l’impression que c’est le début des emmerdes, cette découverte ?
- Ah ça ! Bonne question, Kris. C’est ton don qui se manifeste ?
- C’est possible. Malheureusement, c’est assez nébuleux et absolument pas fiable. Mais ce qui m’inquiète un peu, c’est que mon don est lié au sang, et très souvent, au sang d’Erik…
Le Viking était en train de saucer sa gamelle, et n’a pas eu l’air plus concerné que ça.
- Erik !
- Oui, frangin ?
- Je parle d’un futur qui te concerne, qui risque d’être sanglant et tu fais quoi ?
- Je profite de l’instant présent, petit frère. Ce futur que tu pressens, on ne peut rien en faire pour l’instant. Par contre, la daube de Cook, on peut lui faire un sort. On doit lui faire un sort…
- Espèce de… Kris a commencé d’une voix pleine de colère puis, brusquement, un grand sourire a éclairé son visage, en réponse à celui que son frère arborait.
- D’hédoniste ! il a fini en secouant la tête et en heurtant doucement l’épaule de son frère de la sienne – ils avaient tous les deux leur gamelle dans les mains.
- Erk ? j’ai demandé. J’ai une question un peu personnelle.
- Dis toujours, l’Archer. Mais si c’est à propos de la Guyane, il faudra avoir avec Kris.
- Ah, non, c’est plutôt en rapport avec le Don de Kris, cette prescience liée à ton sang.
- Et ce ne serait pas plutôt à lui qu’il faudrait poser cette question personnelle ?
- Non, je ne crois pas. De tout ce que tu nous as raconté, tes cicatrices sont relativement récentes.
- En effet. La première date de la Guyane, justement.
Il a regardé Kris, qui avait le visage neutre.
- C’est la balle d’un garimpeiro…
Il s’est arrêté, les yeux toujours sur son frère. Il avait dû déceler chez celui-ci un changement quelconque – invisible pour moi, mais je ne connais Kris que depuis un an – et il s’est tu. J’en ai profité.
- Je me suis demandé, Erk, pourquoi, après toutes ces souffrances, que ce soit en Guyane, Sibérie, Milan, Tchétchénie – j’ai hésité, là, mais il fallait bien en parler –, et ici, même, pourquoi tu continues à te battre, à te jeter au devant du danger. Et pourquoi, quand ton frère te prévient que ça va saigner, au sens propre, tu t’en fiches presque.
Kris a reniflé d’exaspération.
- Tu veux répondre, petit frère ?
- Non, non, vas-y. Tout ce que je peux dire pour éclairer ta lanterne, l’Archer, c’est qu’il a ce complexe du héros, qu’il doit toujours sauver le monde, alors c’est pour ça qu’il se jette en avant…
- Tu veux continuer à ne pas répondre à ma place ?
Kris a fait non de la tête.
- Tout ça, l’Archer, est lié à mon Don. Je ne peux pas ne pas l’utiliser. Ça me rend dingue, parfois, de ne rien faire. Pas de ne pas pouvoir Soigner, non, juste de n’avoir pas le droit ou la possibilité d’essayer.
- Comme avec Vlad quand ils sont arrivés ce jour-là ?
- Oui, c’est ça. Si je lui avais gentiment demandé, il m’aurait envoyé paître et j’aurai sans doute pété un câble bien avant la connerie des Albanais.
Tito a rougi et baissé les yeux.
- Tito…
Et quand mon p’tit pote a relevé des yeux un peu humides pour les fixer dans les yeux bleu bourrache de l’homme qu’il aimait, Erk a continué.
- Tito, c’est passé. Le fait reste que tu as déconné en dégainant ton surin, mais c’est passé, fini, classé.
Il a repris après une courte pause.
- Comme je le disais je ne sais plus quand, c’est sur les champs de bataille, les lieux d’accidents, que mon Don peut s’exercer et c’est pour ça que j’ai quitté l’Islande, beaucoup trop paisible pour quelqu’un comme moi, qui n’est pas médecin.
- Car tu ne mesures pas ton Don, c’est ça ? a demandé Quenotte.
- C’est ça.
- Mais, Erk, comment peux-tu continuer à te battre, à aller au devant du danger, quand tu sais que tu vas avoir mal, parce que ce n’est pas la première fois que…
- Il est masochiste, sûrement, a dit JD avec un sourire.
Erk a baissé les yeux, souriant lui aussi, un peu embarrassé. Kris a souri, se penchant vers le géant à le toucher, et est resté appuyé contre lui.
- Non, je ne suis pas masochiste, d’autant plus que la morphine maison de Lin n’est vraiment pas à la hauteur de celle des labos et qu’elle écrête à peine la douleur. Impossible de planer avec celle de Lin.
- Pourtant, quand tu étais blessé, tu avais l’air d’aller bien ?
- J’avais reçu une forte dose, Quenotte. Et tant mieux, parce que les premiers jours, le moindre mouvement se répercutait dans tout mon corps et, bon sang… certaines blessures étaient bien plus douloureuses que d’autres…
- Comme cette atteinte à ta virilité ? a dit Baby Jane avec un petit sourire.
Kitty a ouvert de grands yeux étonnés. C’est vrai, elle était arrivée après. On s’est tous regardés, chacun se demandant qui oserait braver la colère du Viking en racontant.
- Avant ton arrivée, suite à une série d’événements particuliers, Erk a été capturé et a failli se faire émasculer.
Baby Jane regardait Kitty, en disant ça, et moi, je regardais le géant.
- Il paraît que la coupure était toute petite mais…
- Mais elle est guérie, j’ai toujours mes bijoux de famille, et j’aimerais qu’on change de sujet, merci. Et j’aimerais bien savoir qui a parlé de cette coupure…
Et il me regardait en disant ça. C’est vrai que j’étais témoin de son récit, avec Kris et Lin.
- Pourquoi tu me regarde, Viking ? j’ai demandé. A ce que je sache, Kris, Doc et Nounou l’ont vu, cette coupure, quand Lin, et moi n’en avons qu’entendu parler. Tu devrais voir avec ta chérie…
- Ex. Mais tu as raison, tu n’es pas la seule source. Et je crois me souvenir que tu es plutôt respectueux des secrets que l’on te confie.
Il s’est tu un instant, puis, passant un bras autour des épaules de son frère, il a murmuré en islandais rapidement. Non, je ne comprends pas l’islandais, mais à force de les entendre l’utiliser, j’ai fini par identifier leur langue maternelle.
- Kris est d’accord avec moi, ça mérite une récompense. Et donc, si vous êtes sages, on va parler de la Guyane.
- Si on est sages… ! a dit Quenotte. Je crois qu’à part Kitty, vous êtes les plus jeunes… Eh, merde… j’oubliais…
- Tu oublies quoi, Quenotte ? a demandé Kitty. Tu as raison, vous êtes tous plus vieux que nous…
- J’oubliais leurs galons.
Elle n’avait pas l’air de comprendre, alors, pendant que JD et Tito allaient laver les gamelles, je lui ai expliqué que le titre de Lieutenant qu’on leur donnait parfois correspondait à une réalité. C’était leur grade dans l’armée française.
- Vous êtes de vrais soldats, alors ?
Ils ont rigolé et hoché la tête pour acquiescer.
- Mais qu’est-ce que vous faites ici, alors ? Les Français sont partis il y a longtemps.
- C’est pour ça que le français est notre langue de travail, elle est peu connue, ici, voire pas du tout. Bon, Kitty, qui a fait ton éducation quand tu es arrivée ici ?
- C’est moi.
- Eh bien, ma chère Baby Jane, je crois…
- Que, des informations me manquant, comme par exemple que vous étiez des soldats français, j’ai fait de mon mieux. Après, il y avait plein de choses nouvelles pour la miss, alors si quelques petites choses lui ont échappé, ça n’a pas vraiment d’importance, hein, tant qu’elle comprend notre rôle ici ?
- Et je le comprends, Baby Jane. Désolée…
- Pas de problème, Kitty, a dit Erk.
Tito et JD sont revenus avec les gamelles propres, Erk et Kris ont distribué les fruits frais qu’ils avaient commencé à éplucher, puis le Viking a mis à chauffer l’eau de la tisane.
Il faisait trop chaud pour qu’il y mette du brennivin, mais on avait pris l’habitude de cette tisane du soir et c’était souvent l’occasion de passer un bon moment.
Comme Tito l’avait fait remarquer, on était encore en territoire ami et on pouvait se permettre de se détendre.
* *
Avec la disparition des FER, on aurait pu croire que le Vioque ou Durrani aurait cherché à récupérer leur territoire, si petit soit-il. Mais… Nous avions fait forte impression en les éliminant, même si aucun des deux ne savait qu’un seul homme, une force de la nature, un gentil géant au cœur d’or, un Berserker Viking, y avait contribué pour moitié.
Frisé et la Land, Mac, Stig et les motos, avaient comme rôle, en plus de patrouiller, d’empêcher chacun des deux ennemis de s’approprier le territoire des ex-FER. Ça allait du sabotage à… pire. Mais nous sommes en guerre.
Tout ça pour vous dire qu’on n’était pas à l’abri d’une incursion ennemie, mais qu’on avait de fortes chances d’être tranquilles tant qu’on était sur ce territoire devenu nôtre par la force des choses.
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