LXXVI

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Le lendemain matin, Erk avait fait chauffer de l’eau pour le café et c’est cette odeur qui m’a réveillé. J’étais le dernier, mais pas de beaucoup.

On est repartis, pas grand-chose à dire sur notre journée, si ce n’est qu’on a beaucoup marché, qu’on a fait une pause à midi tellement courte que c’est comme si on avait mangé en marchant. Les frangins voulaient atteindre une grotte plus au sud, qui serait la dernière possibilité de nous reposer avant de franchir la frontière du territoire de Durrani.

On était plutôt fatigués en arrivant, Erk a fait des massages à tous, puis on a dîné – rations militaires cette fois – et Kris a pris la première garde, JD le suivrait, etc.

On a tous eu une garde courte, Erk a pris la dernière, comme souvent, et nous a réveillés avec du café. Bon, c’est juste du nescafé dans de l’eau chaude, mais c’est mieux que rien du tout.

Avant de partir, on a eu droit à un briefing rapide.

- Bon, a commencé Kris, on sera sur le territoire de Durrani dans une petite heure. Pas besoin de vous rappeler à quel point ce type est dangereux. Sa réaction à la pin-up était complètement disproportionnée, le signe d’un esprit malade. Nous envoyer Rafa et les autres était à la fois très calculé et également une pure réaction, presque épidermique.

Il avait l’air d’aller mieux, ce matin. C’est vrai que ces derniers jours, il avait eu de sacrés cernes, mais comme nous tous en fait.

- Je veux que vous soyez hyper attentifs dès maintenant. On s’est déjà introduits chez lui trois fois, à ce qu’il sait, il y a de fortes chances pour qu’il nous attende.

- Les gars, a dit Erk, je sais qu’il fait très chaud, et qu’il est tentant de retirer une épaisseur, mais n’en faites rien. L’uniforme à partir de maintenant, c’est henley, pare-balles, casque et pas de keffieh apparent.

On a hoché la tête. Le henley c’est un tee-shirt à manches longues, boutonné au col, pour s’aérer plus ou moins selon la température. En hiver, on a une version avec de la laine ou de la soie mélangée au coton de celui d’été. Sans les allergies des frères Hellason, on aurait des trucs en synthétique, supposément meilleurs absorbants, mais je ne peux pas vous décrire l’odeur quand vous transpirez là-dedans, c’est quelque chose qu’il faut découvrir par soi-même pour comprendre qu’on était contents d’avoir des fibres naturelles.

On a donc obéi, on s’est équipés, vérifiant le pare-balles de chacun, puis le casque, rangeant nos keffiehs au fond de notre sac et on est partis.

Quand on est arrivés près de l’oued presque à sec qui marque notre frontière avec Durrani, Quenotte a contacté la base, informant Mike de notre situation et de nos intentions.

Et puis, on a franchi la rivière et on a pénétré sur le territoire du Pashtoune pudibond. Je veux dire, le mec a un harem, mais un dessin de nichons ou la photo d’une femme à poil, ça le pousse à tuer le chef de ses gardes. Quel hypocrite…

On avait désigné un homme-radar, ce serait moi, et un homme-carte, ce serait Tito. Le rôle de l’homme-radar consiste à utiliser l’affichage tête haute du casque, visière baissée, donc, et à surveiller les informations reçues via satellite, incrustées sur le paysage vu à travers la visière. Faut s’y habituer.

Le rôle de l’homme-carte consiste à s’assurer qu’on ne se perd pas, en utilisant également l’affichage tête haute du casque, mais avec une couche différente. Son casque enregistre également notre trajet, et Tito fait des annotations dictées si nécessaire. Ce sera téléchargé dans tous nos casques, et servira à faire un rapport de patrouille en rentrant ou de boîte noire s’il nous arrivait malheur. Il faut savoir que nous pouvons aussi extraire de la mémoire du casque ce que moi je vois, c'est-à-dire le paysage avec les données satellites superposées. Et c’est déjà pas mal. Plus de vidéos, de machins et de trucs, ça aurait vachement alourdi les casques, qui pèsent déjà leur poids…

On a avancé pas tout à fait dans notre formation habituelle, celle qu’on avait le premier jour. On était en file indienne, Kris ouvrant la marche, Erk la fermant, et Yaka, sous les ordres de JD, qui papillonnait le long de la patrouille, ajoutant à notre technologie humaine celle, inégalée, de son nez de chien.

On était partis tôt, voulant profiter de la fraîcheur toute relative de la matinée. Deux bonnes heures après notre entrée chez le Pachtoune, on a eu une petite alerte, que le satellite n’a pas relayée, ce qui, normalement, veut dire que ce n’est rien. Mais, par acquis de conscience, on a envoyé Yaka voir pourquoi un oiseau s’était envolé brusquement, sans raison apparente.

JD s’est connecté à elle et l’a envoyée en éclaireur. On s’est rapproché les uns des autres, accroupis dans les cailloux de chaque côté de la piste qu’on suivait. Erk s’est approché de JD pour le soutenir et le protéger car, quand il se connectait à la chienne, il voyait à travers ses yeux et ne voyait plus trop ce qui l’entourait. Il ne savait pas encore se détacher suffisamment d’elle pour pouvoir nous raconter ce qu’elle voyait, surtout quand, comme maintenant, il guidait ses mouvements, l’obligeant à ramper et à avancer très lentement.

Il a sursauté puis on a entendu un grognement et un cri d’homme. Kris et Kitty ont foncé, j’ai vu le Lieutenant toucher son casque. Il avait dû activer la caméra de son casque pour qu’elle enregistre. JD s’est détendu, Erk lui a demandé ce qui se passait.

- Je pense que c’est un berger, mais le nez de Yaka n’est pas d’accord. Pas d’odeur d’animal sur lui.

Sur le canal 3, notre canal de patrouille, on a entendu Kitty qui parlait pachto avec le type et Kris qui répondait à JD, disant que le type avait l’air un peu trop fuyant pour être un vrai berger.

On a vu venir vers nous les trois humains et derrière, à une distance prudente, la chienne, hyper vigilante. Puis elle a rattrapé les bipèdes, les a dépassés et est revenue vers nous, un peu plus détendue, semblait-il.

Impression démentie par le commentaire de JD.

- Il sent la graisse à fusil.

- Kris, tu as entendu ? a demandé le géant.

- C’est noté.

Il nous a confié le mec et il est reparti sur ses traces, guidé par Tito, jusqu’à l’endroit où s’était planqué le mec.

A côté de nous, le type avait l’air de ne rien craindre mais on le sentait un peu tendu.

Kris a poussé une exclamation, on s’est tournés vers lui, sauf Quenotte, qui, un peu dans la lune à réfléchir à je ne sais quoi, avait gardé les yeux sur le type.

Et c’est ce qui a sauvé la vie à l’Islandais, car Quenotte a vu le flingue tomber de la manche dans la main du type, a vu le type lever le bras vers Kris et a hurlé : “Kris, à terre” au moment où le mec pressait la détente.

La balle est allée se ficher dans un caillou au-dessus de la tête du petit frère, qui a poussé un cri, Erk s’est tourné vers le type et l’a frappé au visage en poussant un cri de colère. Le mec est tombé comme un sac.

- Kris !

- Je vais bien, Erik, je vais bien. Calme-toi, mon grand, je vais bien.

Kris revenait vers nous, tenant en main un fusil dont le canon reposait sur une sorte d’affût.

- Sniper, a dit Kris.

Puis il n’a plus rien dit parce qu’Erik a vu le sang sur son visage et s’est mis à trembler.

- Kris…

- Erik, c’est juste un éclat de pierre qui a sauté avec la balle, ce n’est rien.

- Je…

Il a tendu une main qui tremblait autant que lui. Kris a soupiré.

- Oui, tu peux me soigner, mon grand. Si ça peut t’aider…

Erk a soufflé, s’est arrêté de trembler.

- Tu mériterais que je lèche la blessure, au lieu de la nettoyer…

- Chiche !

Erk a fixé son frangin, puis a tendu un bras pour l’attraper par la nuque et j’ai cru qu’il allait le faire mais non, il l’a immobilisé, a tendu l’autre main vers Baby Jane qui lui a tendu sa gourde.

Une minute plus tard, Erk le lâchait et cette espèce d’interlude étrange s’est terminé.

- Je te demande pardon, Kris, j’ai paniqué bêtement.

Kris a souri, attendri.

- Qu’est-ce que ça serait, si ça avait été plus grave…

Erk a rougi et heureusement pour tous, Quenotte est intervenu, sinon je crois que les émotions des deux frères nous auraient emportés.

- Bon, on le réveille, l’autre, pour lui demander ce qu’il foutait là ? Faudra peut-être que tu le Soignes un peu, Erk…

On a pas eu à le réveiller. En fait, il n’allait plus jamais se réveiller.

- Skítt, a fait le Viking.

Kris l’a regardé avec un sourire tordu.

- Si ça, c’est le prix d’une égratignure…

Erk a regardé ses pieds d’un air penaud.

- T’as été drôlement secoué, toi aussi, mon grand. Va falloir te reprendre, Eiríkur.

- Je… je vais faire de mon mieux, petit frère. Mais… on devrait le fouiller, pour avoir des débuts de réponse.

Tandis que je restais en sentinelle, avec JD et Yaka, Quenotte, aidé de Baby Jane, a commencé à fouiller le type. On a eu une surprise en lui enlevant son couvre-chef: il était blond vénitien.

- Alors ça, c’est rare, ici… a fait Mr Wiki.

- C’est parce qu’il n’est pas d’ici, a remarqué l’Anglaise.

Elle a pris une des lingettes qu’on utilisait pour notre toilette, et a commencé à frotter la joue du mort. Sous le faux bronzage est apparue une peau presque aussi pâle que celle du Viking.

- C’est un Européen, nordique, vraisemblablement, a-t-elle dit.

- Plutôt un Slave, regarde ses yeux.

Kris avait l’air plutôt d’accord. Quenotte a ensuite fouillé les poches qui n’ont pas fourni beaucoup d’indices, si ce n’est l’absence de signes distinctifs ou même d’objets du quotidien. Un vrai Pachtoune aurait eu un chapelet autour du poignet, par exemple.

- Ça va être difficile de savoir qui c’est et ce qu’il faisait là, a râlé le rouquin.

- En fait, non, a dit Erk. Quenotte, regarde son flingue et dis nous ce que ça t’inspire.

- Euh, d’accord, Viking.

Il a pris l’arme, a retiré le chargeur qu’il a examiné, a regardé le flingue sous toutes ses coutures.

- Bon, calibre 7,62, comme le MKSR de Baby Jane, mais en version russe. Ca colle avec le Slave. Les numéros de série et poinçons ont été limés, mais je dirai un Mosin-Nagant, crosse d’origine en châtaignier, le chargeur a été modifié pour un emport supérieur.

- Merci Quenotte, ça confirme ce que je pensais, a dit Erk. Va falloir parler à Katja.

Et là, dans ma tête, ça a fait tilt : Katja + tireur d’élite = Turban. Un sourcil levé de Kris à mon attention m’a fait comprendre que je ne pouvais rien dire.

A la demande d’Erk, Quenotte a ouvert un canal vers la base, et lui et Lin ont échangé quelques mots rapides en islandais.

- Bon, a demandé Baby Jane, qu’est-ce qu’on fait de lui ?

Kris a jeté un œil autour de lui et a pointé une micro-falaise pas très loin de l’endroit où le type s’était planqué.

- On va provoquer un éboulement. Ça expliquera sa nuque brisée, et ça le protègera des charognards.

- On n’a pas de dynamite, comment tu veux provoquer un éboulement ?

- On n’a pas de dynamite, certes, mais on a un Viking.

Ledit Viking, qui venait de finir sa conversation, a entendu la fin de la phrase et s’est contenté de soupirer légèrement.

Comme c’est le plus costaud, il s’est coltiné le cadavre jusqu’à l’endroit choisi par Kris et l’a posé en position de sniper en attente. Kris lui a tendu le Mosin-Nagant, lui demandant de tordre le canon. Il a soigneusement vérifié qu’aucune cartouche ne restait dans l’arme, a posé le fusil au sol, le pied sur le canon, et a tordu le truc. C’est incroyable… c’est de l’acier, quand même !

Ensuite, il a tendu l’arme à Kris qui a réenclenché le chargeur, a posé l’arme dans les mains du cadavre. Le Lieutenant a contemplé la mise en scène, a corrigé un truc ici ou là puis a examiné la petite falaise. Je dis une falaise, mais bon, c’était le bord d’un talus, de 3 ou 4 mètres de haut, et bien abrupt.

Erk a sorti la pelle-bêche qu’il trimballe toujours et a commencé à saper la base de ce talus. Au bout d’un quart d’heure, il était couvert de sueur et de poussière et le talus tenait par magie. Un dernier coup de pelle, et le talus s’est effondré, terre, gravier, cailloux, petits rochers, sont tombés sur le corps, camouflant le meurtre en accident.

Le géant a planté la pelle dans le sol, s’est immobilisé, mains jointes, yeux fermés et Kris nous a immédiatement demandé de nous tourner vers l’extérieur et de surveiller les alentours. Erk était plutôt vulnérable, comme ça.

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