LXXXVII
Le lendemain, les R&R repartaient après le déjeuner, on dévorait la merveilleuse daube à l’orange que Cook nous avait fait préparer au dîner et on retournait se pieuter, avec l’espoir que le lendemain Erk pourrait enfin nous Soigner et que les démangeaisons causées par les agrafes ou la chair qui se répare cesseraient.
Bon, si je survole, c’est que la journée n’a pas été très excitante. Enfin, pas trop. Surtout après notre Fort Alamo personnel.
On s’est levés, j’étais encore un peu raide mais j’ai pu sortir du lit de Lin tout seul et presque m’habiller seul. Ma jambe allait mieux, mais mon bras était encore douloureux.
Après le petit-déj, on a aidé Cook et Moutarde en cuisine, à faire des salades, des quiches, des tartes salées et sucrées et comme le potager donnait à plein, on avait des fruits et des légumes frais et c’était un vrai plaisir.
Juste avant de passer à table, on a mis la daube à cuire. Erk et moi étions toujours assis, à surveiller Yaka ou à discuter avec nos camarades. Kris, Kitty, Tito et JD ont soigneusement égoutté le bœuf, qu’ils ont ensuite faire revenir dans de l’huile d’olive, puis remis dans la marinade et ils ont fait cuire ça tout doucement, selon les instructions de Cook qui buvait un café avec Moutarde et nous deux éclopés.
Comme Tito, JD et Quenotte n’avaient pas été soignés par Erk, ceux qui soulevaient les gamelles et autres trucs lourds étaient Baby Jane, Kitty et Kris.
On était un peu nombreux dans la cuisine, mais Cook et Moutarde avaient l’air d’apprécier le repos. Moutarde est venue s’appuyer contre Erk, qui a passé un bras autour de ses épaules.
- Ça va, ma belle ?
Il dit ma belle à toutes les femmes, sauf à Lin. A Lin, c’est moi qui dit ma belle. C’est mon petit privilège.
- Oui, Erk. Je suis contente de vous avoir ici. Et j’ai hâte que Ketchup revienne.
- Ah ?
J’ai vu le géant jeter un coup d’œil à Cook, qui observait avec beaucoup d’attention le fond de sa mug.
- Il ne le dira pas, mais elle lui manque.
- Moutarde…
- Ben quoi, c’est vrai ! Et tu as le droit de vouloir qu’elle revienne vite.
- Oui, mais…
- Cook, on est une famille, non ?
Il a hoché la tête.
- Alors, en famille, on s’entraide. On se soutient. Donc, je dis à Erk et l’Archer qu’elle te manque, comme ça, les autres le sauront et viendront te soutenir.
- Quenotte s’en était un peu rendu compte, qu’elle te manquait, j’ai dit.
- Ah ?
- Oui, tes cookies étaient encore plus fondants que d’habitude, signe d’un excès de beurre dans la recette, d’après lui.
Cook a secoué la tête, un petit sourire aux lèvres.
- Il a raison.
- Cook, tu as des nouvelles ? a demandé le Viking.
Il a hoché la tête, puis soupiré.
- Elle m’a dit qu’elle revenait bientôt, que ça dépendrait de l’hélico dans lequel elle arriverait à embarquer… Elle me manque vraiment beaucoup.
- Tu veux qu’on demande au Gros de l’aider à trouver une place dans le prochain ?
- Déjà fait. Lin.
Erk a souri. Moi aussi. Je n’étais pas surpris que Lin ait fait tout ce qu’elle pouvait pour que les parents adoptifs de Cassandra soient de nouveau vite réunis.
A midi, Lin et Katja nous ont raconté en partie comment elles se sont rencontrées. Je ne me souviens plus trop de comment on en est arrivés là, juste que le sujet est venu sur le tapis.
- Bon, je vais lever le voile sur mon passé, du moins en partie, a-t-elle commencé.
- Et ya du lourd, a dit Kris.
- Dis donc, toi, tu veux faire le tour des sentinelles en courant, avec Ki… Dio sur le dos ?
Il a souri et s’est tu.
- Donc, certains le savent déjà, je n’avais pas vraiment prévu de me retrouver ici, avec une bande de corniauds – et elle souriait en disant ça – à diriger. J’ai fait des études de chimie. Faut savoir qu’en Islande, on traite la bauxite pour en faire de l’aluminium. Ça rapporte beaucoup à l’Islande. Et donc, les études sont un peu tournées vers ça. Mais après le lycée, j’ai fait une année de fac à Reykjavik et… j’ai voulu plutôt faire des médicaments. Je me voyais un peu le prochain Pasteur. J’étais douée, hein ? La meilleure de mon année. J’ai donc obtenu une bourse d’une fac à Oslo. Le norvégien et l’islandais ne sont pas trop différents. J’ai appris plusieurs langues là-bas et j’ai eu mon diplôme.
Elle est devenue silencieuse et Katja a posé sa main sur la sienne.
- Disons que j’ai rencontré les mauvaises personnes, fait de mauvais choix et que je n’avais pas d’autre solution que de disparaître. La Légion Etrangère m’a été proposée. La seule femme de ma génération.
- Attends, Lin, a interrompu Quenotte. Tu as quel grade officiellement ?
- Commandant.
- OK. Et tu as intégré la Légion à ?
- 28 ans.
- Comme simple troufion, donc. Alors, dis-moi, chère Capitaine, comment as-tu pu devenir commandant en à peine onze ans ?
Et Lin a détourné le regard. Et n’a rien dit.
- Erk, Kris, Capitaine Ryan, vous connaissez l’histoire, vous, hein ?
Ils ont tous les trois secoué la tête avec un bel ensemble.
- Ben merde…
Il avait l’air tellement déçu, notre curieux de service. Lin s’est éclairci la gorge.
- Ce n’est pas très agréable pour moi, Quenotte. Je voulais tirer le maximum de ma seconde chance, je me suis donnée à fond. J’ai fait cinq ans de Légion parce que j’ai demandé à devenir officier, m’engageant dans l’armée française en carrière longue, du coup. Mon commandant m’appréciait et il m’a sponsorisée. C’est comme ça que j’ai accueilli deux compatriotes dans mon peloton avant de partir en Sibérie. Faut dire qu’ils parlaient à peine le français, les deux couillons.
Elle a mangé un peu de quiche, pendant que les deux couillons faisaient une grimace, puis a continué.
- Après mon départ de la Légion, j’ai eu… l’occasion de… on va dire briller… un peu malgré moi. C’était il y a… trois ans, maintenant. Le Président de la République, Isabelle Lefèvre, a décidé que ce serait amusant de me récompenser en me nommant Capitaine, en dépit de tout protocole, règlement et autres. Autant vous dire que certains n’étaient pas très heureux. Et moi, je me retrouvais de nouveau visible.
Un peu de salade, un peu d’eau. Elle s’est reprise.
- Heureusement pour moi, après avoir entendu ses officiers grommeler, le chef d’Etat-Major de l’époque a décidé que je foutais le boxon dans l’armée, et m’a donc proposée d’être détachée auprès de la CEDH. Loin des yeux, loin du cœur. C’est comme ça que je me suis retrouvée un jour à Helsinki. Et que j’ai rencontré Katja.
- Héhé, on s’est bien marrées ce jour-là. Attendez, que je me souvienne exactement… Ah oui ! Je marchais vers l’hôtel de ville, sans vraiment regarder où j’allais, connaissant bien le chemin et ce qui a attiré mon attention, c’est une cadence.
- Oui, j’avais appris le pas lent de la Légion, puis le pas normal de l’Armée Française. Et j’avais pris l’habitude de marcher au pas, à la cadence de l’Armée, sauf quand je voulais faire passer un message.
- Donc, j’entends cette cadence, hyper régulière et mon cerveau mets un moment à réaliser ce que c’était. J’ai levé les yeux, et j’ai vu cette fille en jeans et rangeos, avec une grosse parka et qui avançait en balançant les bras, de son pas régulier. Ça m’a fait marrer, sur le coup. Et puis, tout à coup, on entend un cri : « Au voleur ! Mon sac ! » Et j’ai vu mon petit soldat filer à toute vitesse, sauter par-dessus un vélo et courser le mec, le rattrapant vraiment facilement mais le mec était une vraie gazelle.
Ça m’a rappelé la fois où elle s’était interposée entre les deux frères et où j’avais eu l’impression qu’elle s’était téléportée.
- Il m’en a fait baver, le toxico, a repris Lin. Le manque ou la trouille devaient lui donner des ailes. Il prend à droite, je gagne un peu en coupant le virage, il reprend à droite et…
- Et il se prend mon poing dans la gueule. Je connaissais bien le quartier, je savais, en le voyant tourner à droite, où je pouvais le trouver.
- Voilà, c’est comme ça qu’on s’est rencontrées. On est vite devenues copines, Katja m’a proposé de faire la découverte de la vie nocturne d’Helsinki, j’ai dit pourquoi pas.
- Lin, tu te souviens du bellâtre ?
Elle a eu un sourire en coin.
- Oh que oui.
Elle s’est levée.
- Regardez-moi bien, les gars. Est-ce que j’ai l’air d’une petite chose fragile ?
On s’est marrés. Elle a porté Erk, quand même. Elle est capable d’immobiliser Kris, même quand il est à moitié fou d’inquiétude pour son frangin. Lin s’est assise, prenant une poignée de groseilles du potager.
- Bref, on venait de passer un bon moment, se faisant gentiment draguer. Il y en avait un très gentil que j’avais bien envie de ramener à ma chambre… Jusqu’au moment où il m’a demandé s’il pouvait me raccompagner chez moi.
Elle a secoué la tête et c’est Katja qui a fini l’histoire.
- Imaginez le gars, très chevalier servant : « Puis-je vous raccompagner chez vous ? » Et Lin la badass qui lui demande : « Pourquoi, vous avez peur ? »
On a éclaté de rire.
C’était sympa de connaître un peu mieux notre capitaine. Et l’amitié entre ces deux femmes faisait plaisir à voir.
Au café, Katja s’est assise à côté du géant, qui n’a pas tiqué, jusqu’au moment où elle a pris son visage entre ses deux mains et l’a tourné vers elle. Il a levé les sourcils de surprise.
- Erik… Eiríkur Hellason
Il a fait un drôle de bruit, comme un grognement interrogatif ? Bref, un bruit bizarre.
- Si tu savais comme je suis contente d’être arrivée à temps à votre perchoir… Te perdre aurait été très dur, pour moi. Même si, comme tu l’as dit, j’ai préféré un Irlandais catholique à un Islandais protestant, j’ai toujours été un peu attirée vers toi, Viking. Et savoir que ton cœur d’or, tes beaux yeux bleus et ton sourire auraient pu disparaître de la surface de la Terre m’aurait sûrement… dévastée. Et d’autres, avec moi.
Elle a caressé les pommettes du géant des pouces, il a fermé les yeux quand elle s’est penchée pour embrasser son front.
- Fais gaffe à toi, Erik, tu veux bien ? Pour moi, pour toi. Et, surtout, pour lui.
Et elle a tourné la tête vers Kris qui a eu un petit sourire tordu par l’émotion.
- J’ai déjà promis à Kris de faire attention, a répondu le géant, la voix rauque, et je t’inclus dans cette promesse, Katja.
- Bien. Je sais que tu feras tout pour la tenir, à cause de Kris.
Erk a rougi, cachant son visage entre les bras de Katja, qui s’est marrée doucement. Elle l’a serrée dans ses bras, puis ils se sont séparés, Katja devant retourner à la base des R&R. Elle avait eu de bonnes nouvelles de la part de son mari, et Simo lui avait dit qu’il enverrait un autre appareil pour aller chercher les prospecteurs et que ce serait bien qu’elle soit vite rentrée.
Les Islandais et moi avons accompagné les R&R à l’hélico et Erk et Katja se sont embrassés une dernière fois.
Boitant légèrement, un peu éteint, Erk est rentré, appuyé sur son frère. Je me suis demandé ce qui se passait. Le géant a dû voir mon expression, il a eu un petit sourire tordu et m’a fait signe de le suivre. Kris nous a aidé tous les deux à nous asseoir sur des rochers, à mi-chemin de la base. Lin a continué son chemin.
- Erk, je te trouve un peu secoué. Et je ne crois pas que la déclaration de Katja soit la seule cause.
Il m’a dévisagé. Kris était très silencieux, assis par terre, appuyé contre les jambes du géant, un peu tordu car il avait posé ses mains sur la cuisse massive de son frère et son menton sur ses mains. Le Viking a regardé le lieutenant, son visage s’est adouci et, cette expression toujours sur son visage, m’a de nouveau regardé.
- J’ai eu peur de mourir, l’Archer. Quand j’ai donné l’ordre d’abattre Kris si ça se passait mal, quand j’ai compris que la seule façon de vous donner une chance, c’était d’y aller, quand j’ai fait face aux types et que j’ai entendu les quelques balles voler, j’ai eu très, très peur. Il y a tellement de choses qui sont passés dans ma tête. L’idée de laisser Kris tout seul, l’idée de rester seul, sans lui. Puis l’idée de la souffrance que j’allais endurer si j’étais capturé, de celle que vous endureriez si je faillissais à ma tâche de vous protéger. L’idée de Kitty et Baby Jane…
Il s’est arrêté, les mains sur le visage, les épaules frémissantes. Kris s’est mis à genou, a attrapé ses mains et les a tirées à lui.
- Eiríkur, tout est fini, maintenant, mon grand. Tu es en sécurité. Nous sommes tous en sécurité.
- Kris, j’ai… j’ai eu peur de te perdre, petit frère. Quand j’ai donné cet ordre, j’ai… eu l’impression que mon cœur se brisait.
- Tu es trop mignon, frangin, a dit Kris, mais le ton de sa voix démentait le côté vaguement sarcastique des mots.
- Crétin… a répondu le géant, et ça avait plus l’air d’un réflexe qu’autre chose.
Kris a secoué la tête, a posé ses deux mains sur les joues de son frère, en miroir de ce qu’avait fait Katja.
- Regarde-moi, Erik.
Et quand le Viking s’est exécuté, Kris a chuchoté : « ég elska þig » et le géant a fermé les yeux et s’est appuyé sur son frère, qui a tout de suite refermé ses bras sur lui.
Je me serai bien levé pour les laisser seuls, mais ma jambe ne me le permettait pas. Je pouvais marcher, mais me lever…
Je me sentais gêné d’être témoin de leurs émotions. J’ai levé ma main valide, je l’ai posée sur le dos du géant et j’ai regardé Kris. Ses yeux brillaient… Oh putain… J’ai glissé ma main autour de la taille du Viking, serrant au passage, et je me suis appuyé contre lui, posant ma tête juste sous le bras de Kris, les touchant tous les deux.
- Mon pauvre vieux, j’ai dit, ça fait beaucoup d’émotions en peu de temps… Mais, Erk, Erik, c’est fini, tout ça. Tu es en sécurité, maintenant, tu es sauf, nous sommes tous sains et saufs et…
- Non. Non, c’est faux, vous êtes tous blessés et je ne peux pas vous soigner et vous avez mal et…
- Hopopop, je t’arrête tout de suite, Viking. Demain, ce sera terminé, tu feras ton tour de magie et tout sera comme avant.
- Mais…
- Mais rien du tout, Erk. C’est passé, tout ça, c’est fini. Tu as tenu la promesse faite à Kris là-bas, et j’ai tendu la main vers l’endroit où on avait brûlé nos attaquants.
- Eiríkur, mon grand, c’est vrai ce que dit l’Archer. Il a raison. Et moi, j’aimerais aussi savoir ce qui te fragilise à ce point-là.
- Je ne suis pas comme toi, Kris, fort, solide…
- Pfff, arrête de dire des conneries, tu veux. Ce qui me rend fort, solide, c’est toi. Alors si tu veux que je reste comme ça, il va falloir que tu te renforces, mon grand.
Erk l’a regardé. Ses yeux étaient secs, mais un peu crispés.
- C’est le serpent qui se mord la queue, ce que tu me dis.
Kris a souri, un vrai sourire, cette fois.
- En effet. Tu es ma plus grande force, grand frère.
« Et ta plus grande faiblesse », j’ai pensé. L’avenir me donnerait raison.
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