Chapitre 3
En empruntant l’impasse qui la ramène chez elle à cette heure tardive de la nuit, Gabie avait peur. De temps en temps, à chaque brise un frisson lui parcourt le dos. Il faisait tellement noir. Il n’y avait pas d’électricité dans la zone depuis quelques jours à cause d’une panne du système. Gabie avance, son sac à main serré sous ses aisselles, redoutant à chaque pas qu’un voleur surgisse d’un coin sombre. Cependant, elle ne peut se permettre d’aller trop rapidement. Avec toutes les saletés qui jonchent l’impasse, le peu d’éclairage peut lui faire mettre le pied sur n’importe quoi. Elle doit donc jouer à la marelle, trépidant à chaque partie foncée du sol.
Le trois-pièces où elle habite à Carrefour-Feuilles un quartier populaire de Port-au-Prince est partagé avec deux autres filles, Anne et Camelle. Avant, elle était chez une amie de sa mère à Croix-des-Bouquets. Mais se taper 3 heures de transport pour se rendre en cours chaque matin n’est pas fameux. Sans dire que parfois les embouteillages durent davantage. Elle s’est donc arrangée pour louer cet espace, plus près de la fac.
Sur la route déjà, elle arrive à voir une faible lumière, provenant de chez elle. Elle se sent soulagée. La minute d’après, elle tourne les clefs dans la serrure et referme derrière elle.
- Où est-ce que tu étais ? lui lance Camelle sans lui laisser temps de déposer son sac. Jeff se faisait du souci pour toi. Il m’a appelé plusieurs fois parce qu’il n’arrivait pas à te joindre sur ton portable.
- Il m’a écrit aussi sur whatsapp, ajoute Anne. Il semblait tellement inquiet.
- Ma batterie était morte, se défend Gabie avec un semblant de gêne.
- Et tu étais où ? Questionne Camelle.
- J’étais… avec des amis… dans un bar. On n’a pas vu passer l’heure.
Avant que ses amies ajoute un mot et détruise son excuse bidon, Gabie s’empresse de demander :
- Dis, Camelle, tu me passes ton back up un moment ?
- Il est sur la table, à côté du dictionnaire. Ne le sèche pas !
Elles ne sont pas dupes. Mais il est tard et elles sont toutes les trois fatiguées. Gabie a juste droit à des regards suspicieux, cette fois. Elle sait que ce ne sera pas toujours le cas. Anne et Camelle sont fans de sa relation avec Jeff. Elles vont finir par devenir casse-pied.
Sauf si c’est le Professeur, le vrai casse-pied.
Pour la énième fois, elle se demande comment en finir avec cette relation déloyale dans laquelle elle s’est embarquée.
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Professeur Sauveur montait la route de Bourdon à toute vitesse. La BMW, comme une bête affamée, ne demandait qu’à avaler les kilomètres. Il y avait peu de voitures sur la route et la circulation était très fluide. Son cerveau essayait de monter une excuse plausible pour sa chère épouse qui, la semaine dernière, lui a posé un tel ultimatum qu’il a cru qu’elle allait divorcer.
Un divorce ?
Non, pas question d’inscrire cette marque à son profil. Ce serait un échec et lui, il refuse que l’on parle de lui comme un homme qui aurait failli en quoi que ce soit. L’image qu’il veut garder ne lui en laisse pas le choix ; son couple doit absolument survivre.
Certes, cette petite Gabie commence à lui danser dans la tête comme un loa. Mon Dieu, elle a un tour de rein à faire ressusciter un mort ! Sa façon de se déhancher quand elle est en cheval ferait trembler la Citadelle. Ce soir, il se sentait à deux doigts d’une crise sous ses vagues de plaisir. Elle était impitoyable ! Comme si elle voulait prouver quelque chose. Ou qu’elle cherchait à punir son amant. Gabie a ce corps de marabout mince et élancé, des cuisses et des mollets fermes et musclés et la hanche assez large pour des courbes de rêves. Le professeur doit bien l’admettre, Gabie est tout ce que sa femme ne pourrait jamais être au lit. Mais est-ce suffisant pour risquer tout ce qu’il a pris le temps de bâtir, jusque-là ?
Cette vie qu’il a aujourd’hui, il a travaillé dur pour se l’offrir. Il en a fait du chemin depuis qu’il a laissé son petit «lakou» du fin fond de Torbeck après ses études classiques pour venir tenter sa chance à l’Université d’Etat d’Haïti.
Il se rappelle, non sans un pincement au cœur, lorsqu’il a débarqué pour la première fois dans la capitale après ses études classiques. Il n’avait pratiquement aucun parent proche pour le supporter si ce n’était pas un cousin germain qu’il n’avait pas vu depuis des lustres. Mais comme pour la plupart des étudiants des provinces qui viennent tenter leur chance à Port-au-Prince et qui se logent chez un tiers, les humiliations, les mépris et les mauvais traitements n’ont pas tardé à se faire sentir. Il a dû galérer pendant toutes ses longues années d’études. D’abord, il a squatté les salles de l’Ecole Normale Supérieure et de la Faculté des Humaines durant les premières semaines pour pouvoir préparer le concours d’admission auquel il a été parmi les cinq lauréats. Ensuite pour se procurer les livres, des documents et faire les copies, ça n’a pas été une partie de plaisir. Et si ce n’était pas la solidarité de ses camarades étudiants, il aurait crevé de faim à maintes fois.
Avant d’arriver à Fermathe, le quartier résidentiel où il habite, il appelle son gardien pour l’avertir. Quinze minutes plus tard, elle garait la BMW à côté de la Audi de sa femme. Il prend le temps de s’examiner, prend sa serviette, sa veste et ferme sa voiture. La maison était silencieuse. Il appréciait cette atmosphère calme qui y règne. Il dépose ses affaires sur divan dans le grand salon meublé avec goût par sa femme et se rend dans la chambre des jumelles, à l’étage.
Elles dormaient à poings fermés. Valéria et Victoria avaient huit ans. La période de la grossesse n’a pas été facile à vivre pour son couple. A l’époque, il faisait sa maîtrise en France tandis que sa femme gérait sa propre boite à Port-au-Prince. Il commençait à peine à sortir la tête de l’eau grâce aux supports de sa femme. Catherine était tombée enceinte lors de ses brefs voyages en Haïti.
Il prend le temps d’admirer ses deux petits anges, sourit et dépose un léger baiser sur leurs fronts.
- Chérie ? Tu dors ? Dit le professeur Sauveur en pénétrant dans sa chambre.
- Non je t’attendais. Répond Catherine. Encore une réunion qui a trop duré, j’imagine ?
- Comment tu as deviné ? Ironise le professeur.
Catherine garda une expression grave. Il est clair qu’elle n’est pas d’humeur à blaguer.
- On fêtait la promotion d’un collègue, dans un bar à Pétion-Ville. Tu le connais. Joseph. Je te l’avais présenté lors de ta dernière expo à l’Hôtel Montana.
- Tu me prends pour qui Sauveur ? lance la femme en colère. Je suis sensée gober ça ?
- Mais qu’est-ce tu insinues chérie?
- Je n’insinue rien ; je te le dis clairement : Tes excuses sont nulles !
- Je suis sûr que si je te mentais, je ferais en sorte de trouver mieux. Tu sais bien que je suis assez malin pour inventer de bonnes histoires.
- Tu joues avec le feu, Sauveur !
- Allons, mon amour ! Tu te fais du souci pour rien. Décidément, ces séries télévisées te corrompent l’esprit. Je te jure que tu te fais du souci pour rien.
- Je ne veux pas que tu rentres aussi tard, c’est tout.
- Mais j’ai des obligations. Et tu sais combien Joseph compte pour moi. C’est un ami de longue date.
- Au moins, tu aurais pu m’appeler. Tu n’as rien dit ! Même pas un message !
- Là, tu as raison. Pardonne-moi, veux-tu ? Viens là. Viens dans mes bras, Madame Sauveur.
Catherine n’aime pas quand il l’appelle comme ça. Mais il est tellement charmant, quand il le fait qu’elle finit par céder. Elle fait un sourire en coin et se blottit contre son homme.
- Je m’inquiète quand tu me laisses sans nouvelle.
- Je suis désolé, ma chérie. Ça n’arrivera plus. D’autant plus que je n’aurai aucun cours la semaine prochaine. Le petit personnel de la faculté a fait un appel à la grève.
- Encore ?
La conversation bascula en politique pendant près d’une demie heure. Ils parlaient de gens influents qui perdaient leurs vies de façon mystérieuse, d’autres qui avaient grandes gueules sur des sujets sensibles mais qui s’effaçaient tout bonnement quand il est question d’agir et une autre catégorie que tout le monde savait avare et narcissique. Catherine était ferme sur un point : Sauveur peut s’affirmer partout avec ses convictions politiques, tant que les jumelles ne risquent pas de souffrir de ces emportements.
Le professeur passe à la douche, vérifie son courrier, et avant de se mettre au lit, vérifie les notifications sur son portable.
Là il tomba sur un message qui lui glaça le sang.
Le correspondant ne disait pas un seul mot.
Il y avait juste une photo.
L’image était celle d’un homme qui sortait d’un motel, tentant désespérément de rattacher convenablement les boutons de sa chemise. L’homme avait le regard hagard et avait en main, la clé d’une voiture.
L’homme de la photo, c’est bel et bien la professeur Sauveur, laissant Gabie pour rentrer chez lui.
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