Chapitre 4
Il est huit heures passé. Gabie s’étire paresseusement dans son lit et se cherche une position plus confortable. On est samedi et elle n’a aucun cours de prévu. Elle en profite pour se remettre un peu de la semaine de fatigue mais elle devra quand même se rendre à la fac avant la fin de la journée. Elle a des recherches à faire pour un devoir mais honnêtement, ce n’est pas juste le Wi-Fi qui la motive. C’est surtout une bonne occasion pour recharger son ordi et son téléphone. Chez elle, elle ne peut pas compter sur la compagnie nationale d’électricité.
Gabie se retourne encore une fois dans son petit lit froid. Elle se sent mieux qu’hier soir, moralement. Elle a eu du mal à s’endormir mais c’était juste par crainte d’une nouvelle vague de ses colocataires. Une fois son téléphone connecté au backup de Camelle, elle a bu un peu d’eau et s’est mise au lit discrètement, les oreilles aux aguets, s’attendant à ce que ses amies reprennent les remontrances. Elles n’en firent rien. Gabie n’en fut pas pour autant soulagée ; sa conscience faisait le travail triplement mieux que tout ce que les filles auraient pu faire. Elle se sentait coupable de vivre dans le dos de ses colocs mais elle ne pouvait se permettre de tout leur raconter. Pas juste parce qu’elles apprécient Jeff, son copain, mais aussi parce que le Professeur Sauveur est assez connu. Il est peut-être le prof de Camelle à son école, qui sait ?
Les pensées se bousculent dans sa tête. Elle ne veut pas continuer dans cette histoire mais elle ne sait pas quoi faire. En plus de lui donner de belles notes même si elle bosse pas mal – plutôt bien même, le professeur l’aide aussi avec le loyer qu’elle partage avec Anne et Camelle. Il lui donne également son argent de poche. C'est même lui qui lui a acheté son ordinateur. Dieu seul sait combien elle en avait besoin. Ce n’est pas de bon cœur qu’elle se l’avoue mais sa vie d’étudiante à Port-au-Prince est beaucoup plus facile depuis qu’elle fréquente le professeur Sauveur. Elle n’a plus à attendre les maigres transferts de sa maman pour se trouver de quoi mettre sous la dent. Or les dépenses journalières ne suivent aucune régularité. Entre copies, impressions, documents, crédits pour son portable et quelques autres détails, elle se serait perdue si elle devrait vivre des deux milles gourdes par mois de sa mère. Elle ne peut même pas en vouloir à la pauvre dame qui se tue pour trouver cet à-valoir.
Dans le temps, sa mère a été madan-sara. Ce sont ces commerçantes qui sillonnent les routes d'Haïti, passant d’une commune à l’autre, fournissant la capitale en denrées alimentaires et en certaines matières premières. Tout ce qu’elle a pu économiser de ces expéditions ingrates et périlleuses a vite été dilapidé par son père, un alcoolique et coureur de jupons. Gabie avait cinq ans quand, sur la Route Nationale #1, le malheur frappa. Sa mère eu un grave accident. Elle en sortit de justesse. Toutes ses économies qui n’étaient englouties par son mari alcoolique furent épongées pour les soins de santé. Et après le père de Gabie, quant à lui, choisit justement cette période pour se casser et refaire sa vie avec une autre femme plus jeune néanmoins mère de trois enfants.
Gaby était perdue dans ses réflexions mais revenait sans cesse à la même conclusion : le professeur devenait encombrant. Elle doit trouver un moyen pour freiner leurs rapports. Au moins pour apaiser sa conscience.
Quant à son copain Jeff, Elle l’aime beaucoup. Il est un jeune homme intelligent et plein de vie. Jeff n’a pas une situation financière au-dessus de celle de Gabie mais ce ne sont pas les rêves qui lui manquent. Il est tellement positif, tellement sérieux et appliqué. Gabie n’a jamais eu à se reposer la question : Jeff est celui qui fait battre son cœur et ceci n’est pas prêt de changer.
Une demie heure à se tourner et se retourner dans le lit ; Gabie finit par admettre que le sommeil ne reviendra pas. Et le cours que prennent ses pensées ne vont pas l’aider. Alors autant se lever et affronter cette nouvelle journée.
Elle se passe une serviette sur les épaules et sort vers le coin qui leur sert de douche. Camelle en sortait.
- Bonjour Camelle ? Tu as cours aujourd’hui ?
- Non mais il y a une étudiante qui nous a proposés d’aller faire un peu de pratique dans le laboratoire de son oncle.
- Et les pratiques à ton école?
- Mon école ? Pfff… n’en parlons pas, mofi. Aucune des stéthoscopes ne fonctionne ! Quand même elles fonctionneraient, il y en aurait tout juste pour le quart des étudiants de ma promotion. Et la dame qui nous supervise nous frappe quand nous n’arrivons pas à lui donner les résultats exacts d’une analyse. D'ailleurs elle nous colle tout de même un zéro quand on trouve les résultats des dix larmes. On a droit à trois essais. Pour chaque tentative additionnelle, on doit lui verser deux cent cinquante gourdes.
- Quoi ?
- Tu as bien entendu. La dernière fois, elle m’a tellement pincée que j’ai failli pleurer.
- Seigneur ! Hey, tèt chaje !
- Bon je me sauve. Anne a dû sortir très tôt. On t’a laissé un peu de spaghetti dans la chaudière. Tu dois avoir faim. Tu n’as pas touché à ton assiette hier soir.
- Merci ma chérie. Sois prudente. Je serai à la fac vers 11 heures. Bonne journée !
- A toi de même, lance Carmelle en fermant la porte d’entrée.
Gabie tire la vase qui leur sert de pot de chambre pour pisser. Après elle brosse ses dents et lave son visage juste avant de prendre une assiette pour se servir un peu de spaghetti. Elle prend quelques cuillères en silence, perdue dans ses pensées. Elle allume son Smartphone. Le temps que toutes les fonctions démarrent, elle le met dans la poche de son short et se sert un verre d’eau. Il n’y avait rien d’autres à la maison. En se rendant à la fac, elle doit songer à acheter une boisson gazeuse ou un Tampico. Assis sur sa couchette, elle tire encore son téléphone de sa poche, active sa connexion internet et vérifie ses messages. Quelques secondes après, un petit son retentit.
«Salut mon amour, tu es arrivé chez toi ? » c’était Jeff.
« Hey !!! Tu es ou ? »
« Coucou, je m’inquiète tu sais »
« Je t’ai appelée mais je suis tombé sur la messagerie »
« Ta batterie t’a sûrement lâchée, fais-moi signe quand tu peux. Je t’aime. Bonne nuit »
Aucun message du professeur, il a dû encore une fois se disputer avec sa femme. Mais il aurait pu au moins lui demander si elle était bien arrivée.
Elle pousse un long soupir et décide de répondre immédiatement Jeff.
« Bonjour mon amour, bien dodo ? Ma batterie m’a lâchée hier. Il n’y a pas d’électricité chez moi depuis quelques jours. On se verra à la fac. Je t’aime. Bisous. »
Elle espère au moins que Jeff pourra se contenter de cette petite explication et qu’il n’ira pas chercher la petite bête. Surtout que depuis quelque temps, elle sent que Jeff est un peu distant. Soupçonnerait-il quelque chose ? Elle en doute puisque lui et professeur Sauveur sont assez prudents pour ne pas attirer l’attention. Personne ne va suspecter quoi que ce soit. Encore moins les étudiants de la faculté. Et surtout pas Jeff. Son comportement distant est peut-être parce que la dernière fois qu’ils ont programmé une sortie il a dû l'annuler par manque de moyen économique. Oui, c’est sûrement ça. Il avait tellement honte, le pauvre. Mais ce n’était pas vraiment sa faute. On ne peut pas vraiment planifier grand-chose avec l’argent que lui envoient ses parents.
Elle continue de piquer sa fourchette dans son assiette, perdue dans ses réflexions. Son téléphone émet un léger bip. Un nouveau message WhatsApp. D’un numéro inconnu.
Elle se fonce un peu les sourcils en tapant sur la notification du bout des doigts. La page s’ouvrit et ce fut comme une douche froide. Le message n’avait qu’une phrase, accompagnant une photo. C’était une prise de vue claire d’elle-même, entrant au motel avec le Professeur Sauveur. Les quelques mots disaient : « C’était bien, ce ‘coup’ de rattrapage ? ». Accompagné d’un émoticône de clin d’œil.
Gabie se hâte de taper sur la photo de profil de ce mystérieux correspondant. C’est un Jocker. Comme nom, c’est marqué en grandes lettres : NIGHTMARE, le mot anglais pour traduire « cauchemar ». Gabie frémit.
Ce fut, en vrai, le début d’un très très long cauchemar.
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