Chapitre 5
Gabie a passé près d’une minute à fixer l’écran de son portable. Elle allait du profil de son mystérieux correspondant à la photo reçue, sans pause. À un certain moment, elle a tenté d’appeler le fameux correspondant mais personne n’avait décroché. C’est à grande peine qu’elle a réussi à se convaincre de se rendre à la faculté. Qui peut bien se cacher derrière ce numéro ? L’un de ses camarades qui veut lui faire du chantage? L’un des professeurs qui la courtisait ? Elle avait envoyé la photo au professeur ; lui aussi en a reçu une, la veille. Tout ceci n’avait aucun sens. Qui pourrait bien s’amuser à leur jouer ce tour ? A chaque coin de rue et à chaque pas, elle avait l’impression que quelqu’un la pointait du doigt. Dieu sait qu’elle pourrait tout donner pour devenir invisible. Les regards sont lourds et accusateurs. Même ceux des marchands ambulants. C’était encore plus stressant quand elle avait enfin franchi la barrière de la faculté. Et si la personne qui leur avait envoyé ces photos se trouvait sur la cour de la fac, en train de la surveiller ? Elle cherche Jeff du regard. Le coin de réunion de ses amis est vide. Il n’est peut-être pas encore arrivé. Elle traverse l’allée qui mène au bâtiment principal. Elle continuait à se poser mille questions quand une voix féminine l’interpellait :
- Gabie, qu’est-ce que tu viens faire ici aujourd’hui ? Tu as cours ?
C’était Sonia. Elles ont quelques cours en commun mais leur relation en restait là. Gabie la trouve peu discrète ; elle n’en veut pas comme amie. Elles avaient un travail de groupe à remettre depuis quelques semaines mais elles ne se sont jamais entendues sur un rendez-vous. Tout ce qu’elles ont fait, jusque-là, c’est un groupe WhatsApp où l’on parle de tout, sauf du devoir. Gabie s’en est plaint, une fois, et depuis les blagues et les niaiseries ont cessé. Elle leur a même proposé un autre logiciel collaboratif pour tenter d’avancer avec le devoir. C’est dur de faire comprendre à ces étudiants de faire meilleure usage de leurs téléphones intelligents. Elle a du se modeler un caractère de chef d’équipe pour les leur faire voir comme des outils pédagogiques. Mais aujourd’hui, Gabie n’est pas d’humeur à jouer au leader. Sonia est tombée au mauvais moment.
- Bonjour Sonia ! Comment vas-tu ? Je suis venue pour le Wi-Fi et l'électricité. Et l’environnement de la fac me stimule assez ; je travaille mieux, ici.
- T’as tiré la courte paille aujourd’hui ma belle. Je suis arrivé à la fac depuis sept heures pour un cours pratique avec projection d’un documentaire mais le professeur a dû l’annuler à cause d’un problème d'électricité.
- Quoi ?
- T’as bien entendu ma komè. Ça va peut-être durer quelques semaines. Il parait que la faculté doit une grosse somme à la compagnie d'électricité et le groupe électrogène est en panne depuis quelques mois.
- Comment ça a pu arriver ? C’est une faculté de l’Université d’État, quand même.
- Je ne sais pas. Mais c’est ce que l’on raconte un peu partout sur la cours de la faculté depuis ce matin.
- Koulangèt ! Et moi qui avais prévu de passer la journée à collecter des données sur internet pour mon devoir ! Définitivement, ce n’est pas un jour pour moi.
- Qu’est-ce qui s’est passé d’autre ?
- Rien de vraiment intéressant.
- Si tu le dis… Je dois te laisser un moment. Je vais essayer de me changer ; j’ai mes règles.
- Moi je vais essayer de trouver un coin tranquille pour lire un peu. Après tout, il va bien falloir que je sorte de cette journée avec quelque chose de positif. Espérons que l’auteur ne me décevra pas.
Gabie laissa Sonia en faisant mine de répondre à un appel. C’est tout ce qu’elle a pu trouver comme astuce pour éviter que d’autres camarades la retiennent dans des conversations creuses. Après ce message avilissant, ce correspondant fantôme – Joker, comme sa photo de profil l’identifie – et cette fichue panne d’électricité, elle n’est pas d’humeur à palabrer. Sur l’heure, même Jeff serait malvenu. Elle ne se voit pas passer du temps avec son copain alors même qu’elle reçoit des menaces cachées à cause de son amant.
Et si le malade qui a envoyé le message, le fameux Joker, l’a aussi fait parvenir à Jeff ? Le sang de Gabie se glace, rien qu’à cette pensée.
La tête dans les nuages, elle se trouve un petit coin au fond de la cour de la faculté, à l’abri des regards. Peut-être à cause de la panne électrique, il y avait très peu d’étudiants sur le campus. Ils passaient leur temps à commenter les dernières nouvelles ou à piocher dans leurs Smartphones.
Gabie ouvre son sac et sort la photocopie d’un livre qu’elle avait emprunté à la bibliothèque de la fac il y a quelques jours pour préparer un exposé. Elle l’ouvre à l’adresse de son marque-page et s’y plonge.
Dix minutes après, elle se rend compte qu’elle est toujours à une seule phrase. Elle soupire en tirant son téléphone pour consulter ses messages. Toujours pas de signe de vie de Jeff. Ce n’est pas dans son habitude. Généralement quand il ne vient pas à la fac, il laisse un message. Gabie décide alors de l’appeler mais son téléphone ne sonne pas. Elle recompose le numéro, toujours aucune réponse. Son angoisse remonte d’un cran. Ce n’est vraiment pas un jour pour elle.
Juste au moment où elle allait se décider à rappeler le Joker, son téléphone sonne. Elle ne connait pas le numéro. Sa main tremblote quand elle fait glisser la touche pour décrocher. Le souffle court, elle approche l’appareil de son oreille et attend.
- Pitanm, ‘mon w ye ? (mon enfant, comment vas-tu ?) Donne-moi de tes nouvelles. Qu’est-ce que tu fais de beau ? N’est-ce pas que tu ne m’as fait aucun signe de vie ? Comment vont les études ? Il pleut, chez moi. Je ne suis pas partie au marché depuis deux jours. L’eau est montée ; elle m’arrive aux genoux, maintenant. Comment te débrouilles-tu ? Je sais que la vie à Port-au-Prince n’est pas du tout facile mais tu vas t’en sortir, n’est-ce pas ? As-tu mangé, ma chérie ? Je n’ai pas eu les moyens pour t’envoyer l’argent de cette semaine ; tu ne m’en veux pas ? Ça me fait tellement de peine. Comment te portes-tu, Gabe ? Tu es à la fac ?
Gabie expire longuement tout en remettant de l’ordre dans ses pensées. Ce n’est que sa mère, qui l’appelle depuis le Cap-Haitien. La vieille dame n’a pas de téléphone mais à chaque fois qu’elle trouve quelqu’un d’assez aimable, elle emprunte son portable pour prendre les nouvelles de sa fille. Gabie ne sait si elle doit se sentir soulagée ou juste « dérangée ». Pas que ça ne lui fasse pas plaisir d’entendre sa mère. Loin de là. Elle est toujours contente de l’entendre poser mille questions à la seconde, n’attendant qu’une seule réponse. Réponse que Gabie donna sans délai.
Tout va bien, maman.
À l’autre bout du fil, Jeannine attend encore.
- Ne t’en fais pas, j’ai gardé un peu de l’argent de la semaine dernière. J’ai de quoi me nourrir. Je ne t’en veux pas. Je comprends.
Cette fois, Gabie peut clairement « entendre » le sourire soulagé de sa mère. La pauvre !
- Comment vas-tu, toi ? Tu as toujours les douleurs à la hanche ? Tu ne pourrais pas passer quelques jours chez Tonton Batho, le temps que l’eau baisse ? Je ne veux pas que ces inondations te filent une quelconque infection. Tu dois prendre soin de toi, maman. Ne t’en fais pas pour moi ; je gère.
- Merci de t’en faire mais je n’irai pas chez Batho. Il a sa maison et j’ai la mienne. Même si c’est mon frère, nous restons deux granmoun. Et deux granmoun ne peuvent habiter sous un même toit. L’eau va finir par s’en aller ; ne pense plus à ça. Reste concentrée sur tes études. Un jour tu seras une grande dame. Qui sait ! lance la maman de Jeannine avec une voix pleine d’espoir.
Elle réfléchissait à une réplique quand un bip lui indiqua que l’appel était coupé. Plus de crédit. Elle n’a pas les moyens de rappeler. Convaincre sa mère n’est pas chose aisée. Mais il faut bien qu’elle trouve un moyen de la faire bouger de la Cité où elle habite. Cinq minutes de pluie, et déjà tout le quartier est inondé. Sa mère ne peut continuer à vivre dans ces conditions.
Elle lève la tête et voit Sonia arriver avec une expression orageuse sur le visage.
- Sonia ? l’interpelle Gabie. Un problème ? Pourquoi fais-tu cette tête ?
- J’en ai marre, moi. J’en ai vraiment marre. Je n’en peux plus.
- Mais qu’est-ce qui se passe ? Raconte !
- Tu te souviens que je devrais aller me changer ?
- Ben oui ! Ça fait un moment.
- Eh bien j’ai fait le tour des toilettes. Elles étaient toutes salles. Très salles. Et le pire, il n’y avait pas une seule goutte d’eau. On dirait qu’on ne pense pas à nos besoins, nous autres femmes, dans cette foutue faculté.
- Tu n’as toujours pas pu te changer ?
- Non, lance Sonia au bord des larmes.
- Je connais un petit bar tout près, tu pourras t’y changer. J’ai des serviettes. J’en ai acheté la semaine dernière mais je ne vois pas toujours mes règles, moi.
Gabie ramasse ses affaires et entraîne Sonia d’un pas décidé. En sortant de la fac, elle aperçoit Jeff, au loin, en pleine conversation avec un jeune homme que Gabie voyait pour la première fois. Jeff avait l’air blême mais celui avec lequel il conversait semblait peser sur chacun de ses mots, comme pour le convaincre de quelque chose. Serait-ce le Joker, annonçant, en personne, les aventures de Gabie ?
Elle voulait s’en assurer mais Sonia avait une mine si défaite qu’elle se retint.
De mieux en mieux. La journée ne pouvait être pire. Ni la migraine qui s’annonce avec rage.
********************
Vers midi, Gérard Papillon, un ami de longue date du professeur Sauveur, invite ce dernier à dîner dans un bar-restaurant plutôt branché dans les hauteurs de Pétion-Ville. Il allait refuser mais ce serait difficile de rester à la maison après avoir reçu ce message hier soir. Il avait besoin d’air.
Bon sang ! Qui peut bien être ce fou ? Il avait passé toute la matinée à se poser cette même question. Lui qui croyait qu’il faisait toujours attention en fréquentant ce maudit motel. Il ne peut même pas se faire une idée d’un profil fixe pour cet espion. Si encore il ne menaçait que lui, il comprendrait que c’était un ennemi personnel. Mais il a aussi contacté Gabie.
Il va se confier à son ami Gérard Papillon ; on verra bien ce qu’il en pense. Ah ce bon vieux Gérard ! Il porte bien son nom ; il n’a jamais su se poser qu’il a dépassé la cinquantaine depuis longtemps. Pourtant il ne se laisse jamais avoir. Il file même des astuces au professeur Sauveur, de temps en temps quand ils se rencontrent. Il saura sûrement comment dénouer cette situation.
- Chérie je vais rencontrer Gérard. Tu as besoin de quelque chose ? lance le professeur dans le beau salon.
- Non, rien, répond la femme du professeur sans un regard.
- D’accord. Les filles jouent dans la cour. Surveille-les.
- Oh, il nous faudra un gâteau, pour demain.
- D’accord, c’est noté. À tout à l’heure.
Le professeur s’installe au volant de sa BMW, attend que le gardien ouvre la barrière et démarre en trombe. Il ne lui fallut que cinq minutes pour arriver sur les lieux. Et bien sûr, Gérard n’est pas là. C’est un chic type mais pas une seule fois il n’a été à l’heure de toute sa vie. Il sera sûrement en retard à son propre enterrement.
Gérard Papillon ne se souciait que de trois choses dans la vie: l’alcool, la musique et les femmes. Disons plutôt tôt les jeunes filles. Sacré Gérard ! C’est sous son influence que Sauveur s’est lancé dans cette aventure avec Gabie. « Fréquenter les jeunes filles, ça rajeunit, mon ami ! Crois-moi sur parole, tu te sentiras tout pimpant une fois que tu en gouttes. Et si tu sais te les choisir, les jeunettes ne te couteront pas si cher. »
Le professeur passe une commande et automatiquement, il se retrouve à fouiller dans son téléphone pour arriver au message de la veille.
Gabie est jeune et comme l’avait prédit Gérard, elle ne coute pas si cher. Ce qu’il a donné de plus couteux, jusque-là, c’est un ordinateur portable. Tandis qu’en contrepartie, lui il recevait des faveurs sur lesquels il ne pouvait mettre de prix. Gabie a un corps généreux en courbes et en rondeurs. Rien qu’à se dire qu’il faisait jouir une telle femme ne le rendait vraiment « tout pimpant », s’il veut répéter son vieil ami.
Gérard entre alors qu’il en est là de ses pensées. Il avait toujours cette démarche de coq de basse-cour. Il ne changera jamais. Gérard salue quelqu’un d’un signe de la main et cherche le professeur du regard. Il le remarque enfin et dit tout haut :
- Ah mon cher ami, comment vas-tu ? Tu as une sale gueule. Les enfants vont bien ? Et tes femmes ?
En posant cette question, il lui fait un clin d’œil ?
- Je vais bien Gérard. Tout le monde va bien et pour toi? demande un ton lassant
- Tu mens vraiment mal mon ami. C’est clair que quelque chose te tourmente. Tu devrais t’exercer beaucoup à mentir avant de te lancer dans ton projet politique. Aux prochaines élections tu en auras besoin. Dans ce domaine, mentir est une qualité recherchée, mon cher ami. C’est même un art. Une règle universelle.
- Ah Gérard ! Tu lances toujours des bêtises.
- Non ce ne sont pas des bêtises ; tu n’as jamais su mentir. Vas-y. Vide ton sac.
- Quoi ? Maintenant ? Comme ça ? On ne s’est pas vu depuis trop longtemps pour qu’on commence par les plaintes.
- Non, mon ami. On commence avec du Barbancourt. Ça va te faciliter la tâche. Ne nous formalisons pas trop.
Gérard fait signe à une serveuse et passe sa commande sans quitter le décolleté de la jeune femme du regard. La pauvre se sentait fondre sous le regard insistant de son client. Elle ne mit pas longtemps pour s’éclipser.
- Regarde-moi cet arrière-train ! Digne de nos femmes noires. Je t'écoute maintenant.
- Gérard je suis dans de beaux draps.
- Comment ça ? On t’a licencié ?
- Mais non ! C’est mon équipe qui est au pouvoir, ceci n’arrivera jamais.
- Je sais, Monsieur l’Autorité, se moque Gérard avec un léger sourire.
- Quelqu’un m’a envoyé une photo, hier. De Gabie et moi. Sortant de l'hôtel.
- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
- Tu as bien entendu mon ami.
- Mais… Mais comment est-ce possible ? Tu n’as pas fait attention ?
- Bien sûr que oui. Et je ne sais pas vraiment comment cette personne a pu me prendre en photo. Et le clou dans l’histoire c’est que Gabie a reçu la même photo.
- Aïe !
- Avec mes projets de politique et ma femme je suis vraiment dans de beaux draps mon ami. Figure-toi que ma femme m’avait justement menacé de divorce hier soir.
- Ah Sauveur mon ami. En politique aussi, avoir beaucoup de femmes est une qualité recherchée. Tous les coups sont permis. Ca augmente même le nombre de votes. Fais-toi plutôt du souci pour ta femme.
- Je ne sais pas quoi faire et c’est justement pour cette raison que j’ai accepté tout de suite qu’on se voit.
- Tu n’as vraiment pas aucune idée de la personne qui t’a envoyé le message Sauveur.
- Non aucune… j’ai appelé le numéro mais il n’a pas sonné.
- Essaie encore. Dit Gérard en buvant une grande gorgée.
Le professeur Sauveur retire son portable dans sa poche, consulte le message et tape sur le numéro pour lancer l’appel. Après un court instant d’attente, quelqu’un décroche.
- Un souci, professeur Sauveur?
Il faillit faire une crise cardiaque. Cette voix lui est familière. Il est sûr de l’avoir entendue quelque part. C’est une voix de femme. Une voix qu’il connait !
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