Chapitre 6

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Le professeur Sauveur ne fait aucun effort pour se concentrer sur ce qui l'entoure. Tout bourdonne dans son bureau mais lui, reste ailleurs, plongé dans ses pensées. De son poste, il peut entendre les brides de conversation de ses collègues discutant de quelques récentes déclarations de politiciens véreux ou d'autres sujets d'actualité. D'habitude, c'est lui qui mène les débats. Il aime tellement se gonfler la voix et exposer ses jugements. L'assurance que dégagent sa posture et le ton de sa voix ne permet aucun doute sur ses affirmations. Tout le monde acquiesce et avale ses mots comme des paroles d'évangile. Mais aujourd'hui, il n'est pas d'humeur à parlementer. Dans sa tête repasse en boucle l'image qu'il avait reçue, le montrant clairement laissant le lieu de ses actes d'infidélité. Et il est certain de connaitre la personne qui a décroché quand il a rappelé le numéro. Qui peut bien vouloir lui jouer ce mauvais tour ? Si c'est pour faire une blague, c'est franchement raté. Il n'y a rien de drôle à ce que le professeur est en train de vivre. Lui qui s'est promis pourtant de ne jamais prendre l'alcool comme levier, il a vidé sans s'en rendre compte cinq verres de scotch et une bouteille de Barbancourt en moins de deux. Gérard n'a pas craché un seul mot. Il s'est juste contenté de prendre le volant pour éviter que le professeur ne fasse d'accident sur la route du retour.

Au réveil, le professeur a pris un bon temps avant d'identifier clairement où il était. Il ne s'est même pas souvenu de comment il est entré la veille mais sa migraine le rappelle qu'il a abusé de l'alcool. Presqu'en titubant, il s'est préparé pour se rendre au travail. Sa gueule de bois ferait bander le plus fainéant des ébénistes. Catherine n'a pas semblé vouloir relever les détails de la veille. En d'autres circonstances, le professeur trouverait cette attitude suspecte mais pour aujourd'hui, c'est tant mieux. Il a évité sa femme du mieux mais au moment de partir, ils ont dû faire face.

- Tu sembles pressé. Tu penses avoir le temps de déposer tes filles à l'école ?

Elle a sorti la phrase d'un ton posé. Si on ne la connaissait pas, on ne dirait pas que c'est une provocation pure. Elle a juste monté le ton pour dire « tes filles » comme pour l'accuser de fuir ses responsabilités. Le professeur n'a pas repris la remarque.

- Essaie d'éviter l'embouteillage ; il ne faut pas qu'elles arrivent en retard.

- Elles arriveront à temps, fais-moi confiance.

- Te faire confiance ? Toi ?

Nouvelle pique ! Le professeur Sauveur n'a pas signé. Il a laissé rapidement la salle à manger, préférant attendre les filles dans la voiture. Il a déposé les filles à leur école et a continué le parcours jusqu'au centre-ville, vers son bureau. Comme toujours, il est arrivé avec une demi-heure de retard. Il a fini par prendre goût à attirer les regards vers lui à chaque fois qu'il débarque. BMW X8, costumes sur mesure, chaussures Hugo Boss à deux cent cinquante dollars la paire ; bien sûr qu'il faisait des jaloux. Mais aujourd'hui, il n'a pas la tête à savourer son entrée majestueuse. À chaque pas, il s'imaginait où son espion pourrait bien se plaquer pour un nouveau coup.

Enfermé dans son bureau à double-tour, il fixe son téléphone sans oser faire défiler la barre des notifications. C'est bientôt l'heure du lunch, il ne se résout toujours pas à bouger de son fauteuil. De nouveaux messages arrivent de toutes les applications et lui, il se créé les pires scènes possibles. Et si d'autres photos, plus compromettantes, étaient déjà publiées sur le net ?

« Sauveur, reprends-toi ! » se sermonne-t-il. L'histoire avec cette étudiante est faite pour mal finir ; il le savait depuis le début. Alors pourquoi brusquer les choses dans sa tête ? Le temps fait mieux les choses, non ? Autant profiter des périodes de calmis, parce que ce voyeur qui a commencé ce jeu malsain ne va pas s'arrêter en si bon chemin. L'angoisse ne va rien améliorer, donc mieux vaut garder la tête froide.

Le professeur tire son téléphone et compose le numéro d'un restaurant du coin pour se faire livrer son lunch. Du riz, poids congo, un bon griot et du jus de grenadia pour accompagner tout ça. S'il faut être victime d'harcèlement, autant l'être avec un ventre plein.

Il allait raccrocher quand un message de Gabie figura sur l'écran. Elle voulait savoir si le professeur avait des nouvelles de l'inconnu des photos. Sans faire de réponse, le professeur Sauveur éteint son téléphone et le range au fond de l'un de ses tiroirs.

***

Sonia trotte à quelques mètres derrière Gabie et elles arrivent jusqu'à une sorte de bar-restaurant, bruyant comme tout, non loin de la fac. Le propriétaire, un homme qui a l'air de dépasser la quarantaine, les arrête à l'entrée. Si elles veulent utiliser les toilettes, il faut qu'elles achètent quelque chose. Sans prendre le temps de débattre, Gabie commande deux bouteilles d'eau et Sonia se faufile vers les cabines. Pour faire passer le temps, Gabie tire son portable et parcoure son fil d'actualité sur Facebook. Elle s'est assise au coin le plus discret de la petite salle. Il n'y avait pas grand-chose de nouveau. Les mêmes propagandes des politiciens, les mêmes blagues sarcastiques, les mêmes photos stupides. Un sénateur se glorifie partout pour avoir construit un commissariat, des dénonciations sans preuve, accusations de corruption au sein du gouvernement, des actions insensées contre le pouvoir en place, des textes sexistes, des commentaires sans queue ni tête... Facebook, quoi ! Tout le monde parle mais personne ne trouve quelque chose de conséquent à dire. Presqu'à chaque post, Gabie se fait un mauvais sang. Elle ne se résout pourtant pas à bloquer son compte et abandonner ce réseau pour de bon. Elle ferme la page et tape rapidement un texto au professeur Sauveur, lui demandant s'il a des nouvelles du Joker. Il faut bien l'admettre, il n'y a aucun moyen de sortir cette image de sa tête.

Gabie jette un regard circulaire sur la petite salle. Pour tout client, il y avait un jeune couple qui papotait et un vieil homme qui lisait un journal à côté d'une bouteille de bière à moitié vide. Le haut-parleur laissait entendre une chanson de Roody Roodboy, un jeune artiste assez populaire, sur le moment.

Après quelques minutes, Sonia revient avec un air soulagé. Elle se laisse tomber sur une chaise en face de Gabie en poussant un long soupir. Elles ne sont pas deux grandes amies mais pour le moment, elles se sentent tellement proches qu'elles regrettent de ne pas s'être parlé plus tôt. Sonia remercie Gabie de tout cœur en rajustant son corsage.

- Malheureusement je n'ai pas les moyens de te rembourser pour les deux bouteilles d'eau que tu as dû  acheter. Demain, peut-être, je te donnerai...

- Non, ne t'en fais pas. Ce n'est pas un problème, la rassure Gabie. J'aurais pu être à ta place et je suis sûre que tu ferais pareil pour moi.  C'est l'état du bloc sanitaire de la fac qui est la vraie plaie. Les conditions hygiéniques sont déplorables mais c'est encore pire pour nous, les femmes. Pourtant ça n'a pas l'air d'attirer les responsables. Une toilette avec un minimum de propreté n'est pas une si grand exigence, après tout.  La fac grouille d'étudiants militants et d'associations féministes. Ils disent lutter pour de grandes causes mais ils sont incapables de voir ni même de résoudre le plus simple problème.

- À croire que nous sommes vraiment mal barrées. Comme le disait le chanteur-sénateur-rasta : « moun sa yo pa ateri ».

- Ne va pas croire que nous sommes les seules à souffrir de cela. Des toilettes propres représentent un luxe. Dans les bureaux privés ou publics, les écoles primaires ou secondaires, un peu partout à travers le pays ; et personne ne pense à agir dans ce sens-là.

- Et le petit personnel, avec toutes les frustrations qu'il traine, on ne peut pas compter sur lui. Pendant ce temps les microbes ne chôment pas. On peut attraper n'importe quelle maladie, rien que pour avoir osé poser un pied aux toilettes de la fac.

Sonia ouvre sa bouteille d'eau et en avale une grande gorgée. Gabie voulait ajouter quelque chose mais elle l'arrête d'un signe de la main pour ajouter.

- Il faut bien avouer que les étudiants ne sont pas innocents, dans la situation. Il y a moyen d'être moins négligeant.

-  Ma chère c'est un problème qui mérite d'être abordé en profondeur. Il faut même un véritable débat public, l'insérer dans les points à discuter dans les assemblées générales ou dans les états généraux. Et comme je te l'ai dit, si les dirigeants s'en fichent c'est à nous de passer à l'action. Un groupe de filles pour vérifier l'état des toilettes de temps en temps et s'organiser pour des nettoyages ce serait un début. Nous devons être un peu plus pratiques dans nos luttes.

Leur conversation s'est allongée encore pendant deux longues heures. À les regarder, on dirait des vieilles copines de longues dates. Elles se découvrent plein de points communs et prennent plaisir à partager leurs idées.

- Tu ne m'as pas dit, tout à l'heure, que tes règles sont en retard ?

- Seulement de quelques jours, répond Gabie en essayant de cacher son étonnement.

- Tu as fait un test de grossesse ?

- Mais non ! Pourquoi me stresser avec ça ? C'est vrai que je ne me suis pas protégée lors de mon dernier rapport sexuel mais ... je ne crois pas que...

Plus Gabie essaie de banaliser la question, plus le trouble s'installe. Sonia, voyant sa gêne, tente de la rassurer.

- Ce n'est pas grave, tu sais ? Moi non plus je n'utilise pas de préservatifs. Vyann nan vyann est tellement plus excitant !

- Et tu n'as jamais eu peur de tomber enceinte ? Ou d'attraper une MST

- Sur le coup, on ne pense jamais au pire. En plus, mes partenaires n'aiment pas les préservatifs.

- Tes partenaires ?

Sonia lâche un éclat de rire en voyant l'air scandalisé de sa compagne. Gabie s'efforce de faire un sourire faux, se disant en elle-même qu'elle est mal placée pour juger qui que ce soit. N'est-ce pas qu'elle a deux hommes dans sa vie ? L'image du professeur entre ses jambes lui revient. Et  pour se donner une contenance, elle fait mine de chercher quelque chose dans son sac et lance sur un ton enjoué.

- Je ne voulais pas me mêler à ce qui ne me regarde pas. Mais fais quand même attention à toi. Si jamais tu tombes enceinte, tu seras obligée de faire une croix sur tes études.

C'est plutôt une remontrance à sa propre personne mais Sonia répond quand même.

- Je ne laisserai pas tomber mes études pour si peu, voyons. J'arrêterais les cours, le temps de mon accouchement, et je reprendrais tout de suite après.

- Le rectorat ne l'entend pas de cette manière, ma chère. Tu es enceinte, tu restes chez toi. Pour poursuivre les cours, il faudrait te marier et présenter des preuves.

- Me marier ? Mais c'est scandaleux. C'est du ressort de ma vie privée, la fac n'a pas le droit d'interférer dans un champ si intime.

- C'est leur loi. Dès que ton ventre commence à apparaitre, tu es stoppée. Et il n'y a pas qu'à la fac que ça se passe. Des écoles, et même certaines institutions privées ou publiques exigent le mariage en cas de grossesse. Sinon c'est l'expulsion claire et simple. C'est presque normal, dans notre société. Cependant, il n'y a que les jeunes mamans à porter ce faix. Aucune organisation de Droits Humains, aucun groupement féministe, personne ne trouve dégradant de priver une jeune fille de sa source de revenu ou de son cours éducationnel seulement pour avoir porté en elle un nouveau pion social. Personne ne trouve que, dans ces cas-là, au lieu de les réprimer, il faudrait ces cellules d'encadrement et d'accompagnement. Leur ôter leur travail ou leurs études ne fait qu'augmenter le nombre de femmes frustrées, faibles et dépendantes. Féministes ? Humanistes ? Quand ça les arrange. Pour faire le vrai travail, il n'y a personne.

Sonia reste figée devant le discours de Gabie. Cette dernière était tellement ferme dans ses approches, et son ton tellement tranchant que Sonia osait à peine bouger.

- C'est décidé ; je ne vais plus jamais négliger les capotes.

Gabie est choquée. De tout ce qu'elle a pu exposer, c'est tout ce que Sonia a capté ? Qui a dit qu'il n'existe pas de petits esprits ? Gabie rage de l'intérieur mais fait de son mieux pour ne rien laisser paraitre sur son visage.

- On devrait partir, Sonia.

- Tu as raison. J'ai laissé mon sac dans l'une des salles de la fac, je dois le récupérer.

- Et moi j'ai des commissions à faire.

Elles laissent ensemble le bar-restaurant et au moment de se séparer, quelques mètres plus loin, Sonia confie à sa nouvelle amie :

- J'ai été touchée par ton speech, tout à l'heure. Tu m'as fait prendre conscience de plein de choses. J'aime bien tes approches et ta façon de t'affirmer. Tu devrais penser à te présenter aux prochaines élections.

Gabie, toute surprise, se contente de sourire. Elle consulte l'écran de son téléphone, espérant trouver l'occasion d'échapper à la conversation mais la barre de notification reste vide. Même pas un message de son chéri. L'angoisse reprend le dessus. Jeff ne la laissait jamais sans nouvelle. Et s'il était au courant ? Et si c'était sa façon de mettre un terme à leur relation. C'est le genre de Jeff d'éviter tout risque d'affrontement. Ceci expliquerait la mine renfrognée qu'il affichait, ce matin.

Elle prend rapidement congé de Sonia et se décide de rentrer chez elle. Elle n'est pas d'humeur à faire la comédie en croisant d'autres gens sur sa route et faire comme si tout allait bien.

Debout sur le bord de la route, son sac serré contre elle, elle attendait qu'un taxi se pointe quand elle entendit une voix l'interpeller. Elle sursaute d'abord, puis se tourne vers la direction d'où provient la voix. Jeff arrivait en courant.

- Mon amour, tu partais sans me voir ?

- Euh... Je ... J'ai oublié que tu avais cours aujourd'hui. J'ai pensé que tu ne serais pas à la fac. Excuse-moi, je n'ai pas...

- Oh, arrête de t'excuser ; je ne maitrise pas mon horaire moi-même, je ne peux pas te reprocher d'oublier un jour de cours.

Gabie s'efforce de faire un sourire. Jeff est trop bon, avec elle. Les choses sont plus difficiles quand il est aussi gentil. Il est tout essoufflé et la sueur perle sur son front. Il dégage un charme si particulier.

- Au contraire, c'est à moi de m'excuser. Je ne t'ai pas donné signe de vie et je m'en veux. Je me suis fait braquer en venant à la fac, ce matin. Les voleurs m'ont tout pris ; mon ordi, mon téléphone, mon argent de poche, même mes cartes d'identification.

- Quoi ? Et ils t'ont fait du mal ?

- Non, non. Je vais bien, ne t'en fais pas ; ils ne m'ont pas touché. Je descendais un tap-tap à Portail Léogane quand c'est arrivé. En plein jour, sous le regard de tout le monde. J'en tremble encore mais le plus dur pour moi est de ne pas pouvoir entrer en contact avec toi.

- Mon pauvre chéri.

C'est donc ça qui explique sa mine défaite quand elle l'a aperçu ce matin. Et c'est pour ça qu'elle est restée sans nouvelle depuis tout ce temps. Et elle qui s'est imaginée des milliers de scénarios pour rien. Elle prend son petit ami dans ses bras pendant un moment, soulagée que tout aille pour le mieux.

- Dis, qu'est-ce que tu faisais dans ce bar avec Sonia ?

- Quoi ? Comment tu sais ça ?

- Je te cherchais à la fac et quelqu'un m'a dit que tu étais avec Sonia dans ce bar. Et te voilà. J'avais tellement envie de te voir.

- Quelqu'un ? Qui ?

- Je ne la connais pas. Elle m'a trouvé l'air inquiet, elle m'a approché et m'a dit que si je te cherche je te trouverai au bar avec Sonia. Je l'ai remerciée et je suis parti. Elle m'a rappelé pour me dire qu'elle s'appelle Joker.

- Joker ? Elle t'a bien dit JOKER ? De quoi elle avait l'air ? Qu'est-ce qu'elle portait ? Tu l'as déjà vue, avant ? Elle est toujours à la fac ? Elle avait l'air d'une étudiante ? Le Joker est une femme ?!

- Eh ! Calme-toi, Gabie. C'était l'affaire de quelques secondes ; je ne me souviendrais même plus de sa voix. C'est quoi cette histoire de Joker ?

Gabie devient toute pâle. Elle tremblote et lance des regards suspects à la ronde. Un sentiment d'insécurité la saisit et soudain tout se met à flotter autour d'elle. Elle allait s'effondrer mais Jeff la retint de justesse.

- Gabie, tu m'inquiètes. Dis-moi ce qui se passe. Qu'est-ce qui te met dans cet état ?

- Je n'ai pas encore mangé, c'est tout.

Jeff est peut-être gentil mais pas idiot. Il envoie un regard douteux mais continue de soutenir Gabie qui reprenait peu à peu des couleurs.

- Le Joker est juste ... un correspondant. Je t'ai dit que je participe à un jeu de correspondance, non ? Joker est son nom de code.

- Apparemment, tu t'es fait avoir. Elle a percé ton anonymat. Abandonne le jeu.

- Je ne peux pas. Je voudrais bien mais ... je ne peux pas m'y résoudre.

- Je sais. Tu es vraiment trop loyale, ma chérie. Viens, je te ramène. Je passerai la journée à prendre soin de toi, ne t'en fais pas.  Je t'aime vraiment, tu sais ?

Gabie éclate en sanglots.

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