Chapitre 7
Gabie rentre chez elle, ce jour-là encore, avec une terrible migraine. L’après-midi s’est écoulé sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle est moins bonne dans le jeu de double face qu’elle ne l’aurait cru. Jouer à la petite amie amoureuse l’a complètement épuisée.
Jeff n’avait pas avalé l’histoire du jeu de correspondance alors pour faire diversion, elle avait proposé qu’ils passent le reste de la journée ensemble, loin de la fac. Jeff est passé récupérer ses affaires à la fac, tandis que Gabie prenait les devants pour leur acheter à manger. Le seul endroit où la nourriture paraissait moins infecte est à quelques pas mais il y a tellement de gens à y accourir que la ligne devient longue quand on veut se procurer quelques bouchées. Jeff n’avait pas tardé à la rejoindre et une fois les plats prêts, ils se sont rendus à un centre culturel tout près où ils avaient leur propre coin tranquille. C’est à peine si Gabie pouvait goûter à sa nourriture. Elle se sentait lourde et nauséeuse. Cette histoire avec le Joker l’affectait physiquement, s’est-elle dite. Jeff avait tôt fait de lui trouver un taxi pour qu’elle rentre se reposer.
Gabie avance vers la maison d’un pas paresseux. Elle ne s’est jamais sentie si faible. Tellement de choses lui passent par la tête en même temps qu’elle a envie de pousser un grand cri pour tout extérioriser. L’ordinateur portable de Jeff va lui couter une fortune. Pas juste pour s’en procurer un nouveau. Il y a surtout les documents qu’il a perdus, les devoirs et tous les travaux de recherche pour son travail de sortie. Jeff a tellement mis du temps pour ce mémoire que l’idée de tout recommencer paraît inconcevable pour Gabie. Depuis le temps qu’elle lui conseille de stocker ses documents en ligne ! Lui, il préférait avoir les doubles sur sa carte mémoire. Or maintenant, il n’a ni téléphone ni ordinateur. Pour un étudiant en Haïti, se retrouver sans ces deux gadgets, c’est être complètement hors-jeu. Autant se voir comme un soldat désarmé en plein champ de bataille.
Ses pas trainent encore sur la route. Le soleil disparait peu à peu ; elle ne peut se convaincre d’avancer plus vite. Pour la première fois depuis qu’elle a déménagé à la capitale, elle regrette la tranquillité de sa vie de provinciale. Elle repense à cette chaleur et cette joie de vivre que sa mère dégage et la nostalgie la couvre. Elle ne se rappelle pas vraiment de son père. Elle était trop petite quand il est parti. Elle sait juste que c’est après ce départ que sa mère a commencé à la couver. Elles sont devenues tellement proches, au fil des ans, qu’elles parlaient de tous les sujets sans gêne ni retenue. Les gens du voisinage ne s’expliquaient pas leur complicité. Ils disaient que Jeannine gâtait trop Gabie et que la petite finira par perdre les rails. Pour eux, une mère aussi ouverte et tolérante ne peut qu’encourager la débauche chez un enfant. Jeannine le prenait comme un défi. Elle s’est promis que sa fille sera l’exemple que les parents peuvent très bien être la bonne amie de leurs enfants sans risque que ces derniers ne déraillent. Gabie revoit sa mère prendre sa défense à couteau tiré un peu partout et revenir vers elle pour lui chuchoter de sa voix toute tremblante « Gab, pa fè m wont non pitanm. Mwen konte sou ou anpil wi».
Gabie sent venir les larmes mais il n’est pas question de se laisser aller en pleine rue. En deux grandes enjambées, elle atteint le seuil de ce qui lui servait d’habitat et se laisse fondre au pied même de la porte. Elle vide toutes les larmes qu’elle pouvait sans essayer de se retenir. Les sanglots la secouent, elle se mord dans le bras pour ne pas alerter les voisins, et après quelques minutes, en trainant, elle gagne sa couche. Elle s’y jette sans ménagement et, le visage contre son oreiller, elle se remet à pleurer. Heureusement que ses colocs n’étaient pas rentrées. Comment aurait-elle pu leur expliquer ce qu’elle vit ?
« Les filles, une inconnue me suit partout et me fait des menaces masqués parce que je couche avec l’un de mes professeurs ; un homme marié et très connu de toutes les grandes scènes de la Capitale. Ma mère vit dans une marre d’eaux usées parce qu’il a plu pendant un quart d’heure, elle n’a pas un sou et elle est maladive. Entre temps, mon petit ami me fait de beaux projets où nous serons mariés et vivrons d’amour et d’eau fraiche. »
Elle s’imagine raconter ses aventures à sa mère et elle se plonge un peu plus dans son oreiller, pleurant de désolation. Elle se rend compte que ses premiers secrets avec sa mère tournent autour du professeur Sauveur. Ses plus grands ennuis aussi, du même coup.
Ce n’est qu’en se réveillant qu’elle se rend compte que le sommeil l’avait emportée. Le bruit de la porte la fait sursauter. Sa tête pèse une tonne et ses yeux ont du mal à rester ouverts. Gabie est étonnée de voir passer quelques raies de lumière. Elle se frotte le visage contre l’oreiller et demande d’une voix ensommeillée
- Camelle, c’est toi ?
- Oui, cocotte. Oh, n’est-ce pas que tu es toujours couchée ?
- Quelle heure il est ?
- 4 heures.
- De l’après-midi ? questionne Gabie en ouvrant grand les yeux. On est le lendemain ?
- Arrête, tu vas finir par me rendre inquiète. Hier je suis rentrée, je t’ai trouvée aussi effondrée sur ton lit. Je suis sortie ce matin tu ne t’es pas réveillée. Et maintenant, je reviens pour te trouver dans la même position, et tu ne sais pas quel jour on est ?
Gabie se redresse sur le lit, repousse un peu la porte de sa fenêtre et un jet de lumière envahit la petite chambre.
- Gabie, tu es sûre que tu vas bien ?
- Elle ne répond pas tout de suite. Elle se sent prise de vertige et elle a dû se cramponner au crochet de la porte pour se ressaisir. Elle a peut-être bougé trop vite, se dit-elle.
- Ça va. J’ai accumulé trop de nuits sans sommeil, mon corps réclame sa part de repos, c’est tout. Anne est sortie ce matin, elle aussi ?
- Oui. Elle doit rentrer tout à l’heure, elle vient de m’écrire.
Carmelle avance un peu vers la cuisine et constate que tout était comme elle les avait laissés. Vaisselles et restes de nourritures empilés dans l’espace réduit.
- Tu aurais pu te déranger un peu et préparer quelque chose à manger. Ou même, faire la vaisselle. Tu connais le principe : la première à arriver commence avec les préparatifs de cuisine. Hier tu n’as rien fait, aujourd’hui tu aurais pu te rendre utile. Tu es vraiment à plaindre ! Anne ne va pas te ménager, tu sais combien elle tient à ce que tout soit bien propre. Tu n’as même pas gouté à ce qu’elle a préparé hier soir !
- Carmelle, je suis désolée. Je vais tout arranger, donne-moi juste quelques instants, que je reprenne mes esprits. Je me suis levée trop brusquement, je me sens un peu étourdie.
- Reprends-toi vite, j’ai vraiment faim, moi. Je viens de passer une journée de merde.
- C’est bon, je suis sur pieds, calme-toi.
- Je vais acheter des pâtes dans la boutique d’à côté, entre temps. Je t’apporte quelque chose à boire ?
- Oui, s’il te plait. Je ne veux pas de gazeuse. Merci.
Carmelle se change rapidement, abandonnant son jeans et son chemisier pour une simple robe. Elle enfourche ensuite une paire de sandales et sort. Gabie reprend son souffle, court se rafraichir aux toilettes et revient s’activer dans la cuisine à coups de balais avant de s’attaquer aux vaisselles.
Elle sait que Carmelle ne blague pas en parlant d’Anne. Elle est vraiment accroc à la propreté. Des trois, elle est la plus stricte. A la limite du sens maternel. Elles sont toutes du Cap mais Gabie et Carmelle étaient amies les premières. Après leur bac, elles sont toutes les trois entrées à Port-au-Prince pour postuler à la faculté de Médecine. Aucune des trois n’a réussi aux concours, et elles ont dû passer une année à faire le tour de la Capitale avant de se fixer. Carmelle a fini par se trouver une place dans une école de technologie médicale et un oncle de Anne a bien voulu financer ses études de Médecine dans une université privée. Gabie a attendu les prochains concours pour se trouver une place dans une faculté de l’Université d’État.
Quinze minutes plus tard, Carmelle revient, deux sachets noirs en mains. Dans l’un, les boissons et dans l’autre les ingrédients pour la pâte. Gabie avait fini avec le ménage et les vaisselles étaient à leur place.
- Tu as été rapide, dis-donc ! Tu ne voudrais pas cuisiner aussi, pour garder la motivation ?
- Non, je passe. Je prends une douche et je retourne me coucher. Je suis d’une lourdeur comme pas possible. Je ne me croyais pas si fatiguée.
- Tu es sure que tout va bien, Gabie ?
- Mais oui… Ce n’est que la fatigue, je te dis. Qu’est-ce que ça peut bien être d’autre ?
Carmelle débarrasse les sachets et tout en fredonnant, elle allume les charbons de feu pour la cuisson de ses pâtes. L’habitat étant exigu, la fumée n’a pas tardé à envahir les autres pièces. C’est à ce moment qu’Anne fait son apparition.
- Oh ! Mes commères, vous mettez le feu à la maison ou quoi ?
- Elle se faufile tout en toussotant pour se rendre dans ce qui leur sert de cuisine.
- Laisse-moi deviner ; tu nous refais des spaghettis aux harengs ?
- Tu as une autre proposition ? Nous n’avons plus de provisions, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Et c’est ce qui prendra le moins de temps à préparer.
Anne fit mine de ne pas comprendre. Les pâtes aux harengs saurs, c’est leur plat fétiche, depuis qu’elles sont à Port-au-Prince. À toutes les heures, tous les jours, sous toutes les formes. Anne file dans sa chambre pour se changer.
- Gabie est déjà entrée ?
Elle prend son bain. Elle n’est pas sortie, aujourd’hui. C’est d’ailleurs moi qui l’ai réveillée, tout à l’heure.
Elle est malade ?
- Mais non. Elle est juste fatiguée. Tu te souviens que nous disions justement qu’elle passait ses nuits à se retourner dans son lit sans dormir ? Eh bien on dirait que son corps réclame ces nuits blanches, maintenant.
- Comme quoi, elle va se mettre à dormir pour toutes les nuits qu’elle a raté ? C’est quoi cette théorie débile ?
- En tout cas, hier en rentrant, je l’ai trouvée déjà endormie. Si je ne l’avais pas réveillée tout à l’heure, elle aurait bien pu boucler 24 heures de sommeil.
- Mais ce n’est pas normal, elle devrait…
- Anne, arrête de te faire un sang d’encre ; Gabie va bien.
Anne voulu ajouter quelque chose mais elle se retient. Il n’y a rien de normal à dormir 24 heures de temps d’affilé sans jamais se réveiller.
Une demie heure plus tard, le fameux spaghetti et hareng saur est près. Carmelle fait trois assiettes et au moment d’appeler ses amies, elle voit Anne arriver vers elle avec une mine pensive.
- Anne ? Quelque chose ne va pas ?
- Oui. C’est Gabie. Elle s’est endormie. Encore !
Tu vas arrêter avec ça ? Elle va bien, je te dis. Il fait chaud, il n’y a pas d’électricité, elle s’ennuie, c’est normal qu’elle s’endorme. Et de toute façon je vais la réveiller, il faut bien qu’elle mange quelque chose.
Carmelle entre dans la chambre sans faire trop de bruit, touche discrètement Gabie en citant son nom. Elle se réveille sans grand effort.
- Votre nourriture est prête, sa majesté. Je vous l’apporte au lit ?
- Merci, Cam, j’arrive, répond Gabie en souriant de bon cœur.
Elle se frotte un peu les yeux et s’étire. Tout endormie, elle cherche en tâtonnant le sac avec lequel elle est sortie la veille. Elle doit vérifier ses appels et ses messages.
Deux appels manqués d’un cousin de Jeff et des SMS de la compagnie téléphoniques, rien d’intéressant. Elle avait fermé la connexion internet en laissant Jeff, hier. Elle active le data, et laisse défiler les nouveaux messages. Les groupes WhatsApp explosaient. Les notifications Facebook et Twitter également. Elle laisse passer quelques minutes, le temps que tous les messages arrivent, le signal n’étant pas assez stable pour que tout arrive du même coup.
Quand le téléphone cesse de vibrer, elle défile la barre des notifications. L’une des conversations était marquée 28 nouveaux messages. Elle fonce un peu les sourcils avant d’ouvrir. C’était un numéro inconnu. Celui du Joker.
« Allo, Gab !
Tu as eu une bonne journée, j’espère ?
Tu avais très mauvaise mine, aujourd’hui.
Tu ne vas pas me dire que c’est moi qui te fais cet effet ?
Je ne crois pas.
Tu es plus forte que ça
Tu as connu pire que moi, de toute façon.
Tu n’en es pas à ta première course-poursuite.
Et de toute façon, tu es bonne à jouer à cache-cache
Tu le fais si bien avec le professeur S. !
Lol, reçois-le comme un compliment !
Mais tu sais bien ce qu’on dit
« Se pa sèlman konn kouri
Fòk ou konn kache »
(émoji mort de rire)
Bref
Je t’écris pour te souhaiter une bonne nuit.
Je sais combien ça doit être difficile pour toi de trouver le sommeil
Alors je t’ai aidé un peu.
J’ai ajouté un petit truc pour toi
Dans ta bouteille d’eau
Au bar
Quand tu y étais avec Sonia.
Alors je t’assure
Tu vas dormir !
Comme un bébé.
En parlant de bébé…
Ça t’a fait quoi de savoir que tu portes l’enfant du professeur S. ? »
Elle a retenu son souffle tout en faisant défiler les messages. En lisant la dernière ligne, elle ne put se retenir de pousser un petit cri. Carmelle et Anne, alertées, ont accouru dans la chambre. Carmelle avait son assiette en main quand elle est apparue à l’embrassure de la porte.
Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu as, Gabie ?
Gabie tremblait de tout son corps. Des larmes roulaient sur ses joues et ses yeux étaient marqués d’effroi. Elle n’arrivait pas à prononcer un seul mot.
Carmelle s’avance, dépose son assiette sur le lit un moment et prend Gabie par les épaules pour l’attirer vers elle. A peine allait-elle l’étreindre que Gabie eut un haut-le-cœur. Avant de comprendre ce qui se passait, Gabie vomit, esquivant de justesse le lit et ses amies.
Anne court chercher un pot d’eau tandis que Carmelle soutient Gabie. Elles passèrent quelques minutes, figées, le souffle court, à surveiller les nausées de Gabie. Anne avait toujours le pot dans une main et dans l’autre un verre d’eau salée que Gabie refusait.
- Les filles, je crois que… Je pense… Les filles, je suis enceinte.
Personne ne fit signe de l’entendre. Même pas une mine d’étonnement. Gabie s’est même demandée si elle n’a pas fait qu’y penser, sans y mettre la voix.
Les minutes passent, Carmelle part chercher un seau pour nettoyer le vomi et Anne prépare une compresse pour calmer un peu la fièvre qui s’est emparée subitement de Gabie.
Nouveau message.
Gabie allume l’écran.
C’est le Joker.
Une photo.
Celle de Gabie, complètement endormie dans son lit, portant justement les vêtements avec lesquels elle vient de passer la nuit.
La photo a été prise pendant la nuit dernière.
Joker connait sa maison.
Joker est entré chez elle.
Joker y est peut-être encore.
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