Chapitre 8
Une semaine s’est écoulée depuis que professeur Sauveur n’a pas eu de nouvelles de Gabie. Pas parce que l’idée d’appeler la jeune étudiante ne lui a pas passé par la tête une bonne dizaine fois. Il aurait pu lui proposer une rencontre dans un motel du coin comme il le faisait souvent mais il avait décidé de faire profil bas pour apaiser la colère de sa femme et les soupçons de ce Jocker. On n’est jamais trop prudent. La photo sur son téléphone le lui rappelle sans cesse.
Cependant, après sa discussion avec son ami Gérard Papillon, il avait compris que vraiment il ne risque pas grand-chose si des gens apprennent sa relation avec l’étudiante. D’ailleurs, à ce qu’on dit, ce genre de relation était monnaie courante dans la communauté universitaire et ça n’a pas l’air de déranger qui que ce soit. Ses collègues au bureau, ses amis professeurs ou politiciens ont souvent une petite amie « akote » pour assouvir leurs fantasmes et les rajeunir, comme ils disent souvent. Il y a tout un monde à découvrir entre les jambes de ces jeunes demoiselles. Par ailleurs, Gabie et lui sont des adultes. Il est même certain que cela ne pourrait pas nuire non plus ses projets politique à venir. La société ne s’intéresse nullement à ce genre de dérive.
Tentant de se trouver de meilleures excuses, il pense un peu à sa femme. Ils sont sur la corde raide depuis un bon moment. Catherine ne va pas le voir du même œil que le reste du monde. La patience d’une femme a une certaine limite. Lui, il est très conscient d’avoir dépassé cette limite. La femme du professeur est de la vieille école. Elle est d’une très ancienne famille, provinciale, et chrétienne de surcroît. Elle a donc un esprit particulièrement étrique. Elle s’inquiète toujours de l’avis de sa famille, de ses amis et des gens de son église. Elle est d’ailleurs la dirigeante d’un groupe de dames très respectées à son église. Toutefois, on peut reprocher au professeur tous les maux du monde mais s’il y a une chose à laquelle il tient énormément, c’est sa famille. Surtout ses jumelles. Elles pèsent lourd dans sa balance des priorités.
Après maintes réflexions, il crut bon de ralentir un peu la cadence. Ou du moins jusqu’à ce qu’il regagne un brin de confiance de sa chère épouse.
Afin de s’éloigner de tout ce tohu-bohu et de la chaleur accablante de Port-au-Prince en ce début du mois de mai, il propose à sa femme un week-end en famille au complexe Decameron au bord de la mer au nord de la Capitale. D’abord surprise, sa femme a posé toutes sortes de questions. Serait-ce juste pour tester sa réaction ? Ou pour l’abasourdir ? Ou voulait-il vraiment se faire pardonner et marquer un nouveau départ ? Elle connait son mari comme un homme stratège. C’est à ceci qu’il doit son assise en politique et son influence a l’université. Mais elle sait aussi qu’il tient trop aux jumelles pour les impliquer dans un coup monté. Elle lui donne donc le bénéfice du doute et accepte la randonnée.
Avant de partir, le professeur fait un saut à son bureau, question de s’assurer qu’il ne manquera pas grand-chose en son absence. Dans un placard, des lots de copies de devoirs et d’examens de ses étudiants étaient pêle-mêle. Entre ses parties de jambes en l’air avec Gabie, son travail, ses exigences mondaines et sa petite famille il ne lui reste pas beaucoup de temps pour ses responsabilités académiques. Certaines copies ont déjà plus de six mois sans corrections. Récemment, il a été bombardé de messages et d’appels d’un certain Siméon Jean-Baptiste, lui suppliant de lui délivrer une note, la seule qui lui manquait pour compléter son cursus. Il s’est contenté de lui dresser un procès-verbal avec une note quelconque parce qu’il n’arrivait à retrouver la copie de l’étudiant. Comme il était de bonne humeur ce jour-là, il lui a collé tout bonnement la note de passage. Paresseux ou négligent ? Il ne se pose pas la question. Il sait juste qu’il va devoir procéder de la même façon pour le reste de ses étudiants. Professeur Sauveur savait très bien que la note est le salaire des étudiants mais il avait choisi de faire taire sa conscience avec la certitude que tout le monde sera gagnant. Les étudiants auront pour une fois, facilement, la note de passage et lui, il sera en paix.
Dire qu’il avait failli se battre avec l’un de ses professeurs pour ce genre de pratiques quand il était étudiant. Avant sa licence il avait mené un véritable combat avec l’aide de quelques camarades et lancé une pétition exigeant la publication des notes le plus vite que possible après un examen.
Comme les choses changent vite !
Les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs, comme on dit.
Après tous les grands et beaux discours qu’il avait tenu devant ses camarades-étudiants sur la réforme des études supérieures en Haïti, le voilà à patauger dans les eaux qu’il disait immondes. Il n’a fait qu’alimenter un système déjà trop rétrograde et qui empêche l’émancipation académique, professionnelle et personnelle des étudiants. Dans le jargon haïtien certains diraient tout bonnement : « gwo van, ti lapli » pensa-t-il.
Le professeur choisit quelques livres pour son séjour. De l’Egalite des races humaines de Anténor Firmin, Comprendre Haïti de Laënnec Hurbon, La vocation de l’élite de Jean Price Mars et prend un grand cartable, se promettant d’y travailler juste un peu.
Les jumelles étaient très excitées. Elles n’arrêtaient pas d’en parler depuis qu’elles avaient appris la nouvelle. Ce qui enchantait encore plus la femme du professeur.
- Vous avez pris tout ce qu’il vous faut mes chéries? demande le professeur Sauveur en fermant la porte d’entrée.
- Oui papa. Répondirent en chœur les jumelles depuis la voiture
- Bien. Fit le professeur. Allons-y mes anges.
Professeur Sauveur s’installe dans voiture, vérifie que tout le monde avait passé la ceinture et démarre sous le regard troublant de sa chère épouse.
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Au quartier populaire de Carrefour-Feuille, Gaby fixe encore le plafond. Il était plus de onze heures du matin et elle n’arrivait pas à se convaincre de laisser le lit. Elle avait passé la nuit à pleurer et à réfléchir sur sa situation. Depuis qu’elle avait dévoilé aux filles sa grossesse il y a une semaine, Gaby mangeait peu. Elle supporte très mal sa nouvelle situation. Elle avait fréquemment des nausées, sa migraine ne donnait pas de pause et tout son corps semblait suivre un monde où tout était au ralenti. Elle était d’une paresse sans nom.
Elle ignorait de combien de semaines elle était enceinte. Elle savait tout simplement qu’elle n’avait pas ses règles le mois dernier. Étant donné que sa menstruation n’était pas régulière elle ne s’en était pas inquiétée. Elle n’avait pas fait de test de grossesse. Il y a des choses qu’une femme sait tout naturellement. Sa grand-mère avait dit, lorsque l’une de ses cousines était tombée enceinte sans pouvoir dire le nom du père de l’enfant: « fanm toujou konnen lè li gwòs epi menm lè li gen plizyè nèg li toujou konnen papa pitit li ». Cela dit, Gabie savait bien qu’elle portait l’enfant de son professeur. Sans aucun doute.
Ses copines la supportaient autant qu’elles pouvaient mais cela n’effaçait pas la tristesse de la jeune étudiante. Elle avait décidé de venir à la Capitale pour ses études et la perspective d’une vie meilleure pour elle et sa mère après avoir obtenir son diplôme. Mais aujourd’hui, elle porte l’enfant de son professeur. Un homme marié en plus.
Ce n’était pas ce qu’elle espérait. Ce n’était pas non plus ce qui devait arriver ni ce qu’elle avait planifié. Mais elle ne peut pas dire non plus qu’elle était prudente. Après tout, elle était bien consciente des risques qu’elle prenait en ayant des rapports non protégés avec le professeur. C’était comme signer un pacte avec le diable. Elle jouait avec le feu voilà maintenant elle s’est brûlée. Et cette brulure, elle ne pourrait plus la cacher dans quelques mois si elle ne fait pas quelque chose. On ne peut pas cacher une grossesse pour longtemps. Comme on disait “se gwòs ki landjez”.
L’avortement ?
Aux premières réflexions, c’était hors de question. C’est tout-à-fait le contraire de toutes les valeurs que sa mère lui avait inculquées. Mais n’était-elle pas déjà passé outre de beaucoup de ses valeurs dans la relation qu’elle entretenait avec son professeur, un homme marié, cocufiant en plus de son copain Jeff. A présent, elle porte un projet de vie dans son ventre et elle doit vite prendre une décision. L’une des filles lui avait bien demandé ce qu’elle comptait faire mais elle était incapable de répondre.
Peut-être que c’était le seul enfant qu’elle aurait ? Pourquoi devrait-elle avorter ? D’ailleurs, il y a beaucoup trop de risques à courir pour un avortement en Haïti. Elle avait l’habitude d’entendre des histoires de ses camarades étudiants. Et elles n’ont rien de rassurants. Des filles qui ont attrapé de terribles infections, d’autres qui ont eu des graves hémorragies lors de l’intervention et d’autres encore qui ont même perdu leurs vies. Et ne parlons pas des méthodes. Elle a entendu qu’une fois, faute de moyens, un pseudo-obstétricien avait utilisé un cintre en fer pour l’avortement d’une fille. Apres une telle intervention, l’inévitable s’est produit et la jeune fille a perdu sa vie. Elle a entendu parler des compositions à base de feuilles et de racines mais là encore le dosage n’est pas contrôlé. Le risque est partout considérable.
Elle avait envisagé toutes les possibilités pour avorter avant les premiers signes visibles de sa grossesse. Comme ça, l’évènement n’aurait pas grand impact sur sa vie. Ces serait un secret, partagé uniquement avec ses colocataires. De toute façon, dans la société haïtienne, c’est presque toujours en cachette que l’on se débarrasse des fœtus. C’est un sujet dont on ne parle pas à haute voix. Malgré les victimes nombreuses, on se voile la face et on range le sujet à l’étage des tabous. Tout sujet sensible est tabou, ici. Dès qu’il y a trop d’implication personnelle, ou bien qu’il pourrait y avoir lieu de témoigner, on joue à l’autruche. On ne parle pas de sexe, ni de masturbation ni d’avortement. On va même à qualifier ces sujets d’indécents. Or ils sont dans nos vies de chaque jour. Les conséquences de ces silences aussi. Faute d’éducation sexuelle, combien de jeunesses gâchées ? Combien de regrets ou de remords ?
Le vrai souci réside dans une seule question. Que vont penser les gens ?
Pour Gabie, ce n’est pas différent. Sauf que d’autres interrogations s’y mêlent.
Si jamais elle décide de garder l’enfant ne va-t-elle pas condamner à la fois son avenir et celui de l’enfant ? Comment va-t-elle faire pour le nourrir et en prendre soin ? Des proches en province n’hésiteront pas à dire qu’au lieu d’un diplôme elle a ramené un « ti kaka san savon » de Port-au-Prince. Mais ce n’est pas ce qui l’inquiète le plus. Est-ce qu’elle pourra compter sur l’aide du professeur ? C’est une chose que de donner régulièrement quelques milliers de gourdes a une fille pour ses besoins propres et c’en est une autre d’assumer les responsabilités de bébé.
Or de toutes ses pensées, celle qui l’afflige le plus, c’est à propos de sa relation avec Jeff. Que va-t-elle bien pouvoir lui dire ? Et bien plus affligeant encore, que va-t-elle dire à sa mère ?
Gabie pousse pour une énième fois un long soupir et tire le drap jusqu’à son menton. Les autres filles étaient sorties de très tôt. Elle était sur cette couchette, noyée dans ses pensées et dans ses larmes. Elle n’avait pas mis les pieds à la fac depuis déjà une semaine. Elle avait ignoré tous les appels et tous les messages de Jeff. Elle avait même évité les appels de sa mère. Elle avait honte. Elle s’était juste contentée d’envoyer un message à un cousin lui demandant de dire à sa mère qu’elle va bien, qu’elle ne peut pas lui parler à cause des examens.
Qu’est-ce qu’elle aurait bien pu lui dire d’autre? Elle connait par cœur les réponses de sa mère. Elle ne va pas manquer de lui rappeler de ne pas se décourager et qu’elle compte beaucoup sur elle. Gaby pense au sourire fier de sa mère et elle fond en sanglots.
Elle n’était pas non plus entrée en contact avec le professeur. Elle s’attendait à ce qu’il fasse le premier pas. Au dernier cours, elle ne s’était pas présentée. Elle s’attendait à ce que le professeur lui passe un coup de fil, question de s’assurer qu’il n’y a rien de grave. Gaby ne manque jamais à un de ses cours. Cette marque d’inattention ajouta un autre souci à la longue liste de Gaby. Devait-elle annoncer au professeur qu’elle est enceinte ?
Elle se souvint, une fois, au début de la session, le professeur avait lancé lors d’un cours qu’une femme est la seule responsable de son utérus. C’est à la femme de prendre garde et de veiller à rester sain et surtout de se parer contre grossesse et maladie. C’était d’un ton cynique qu’il lâchait ces mots. Certains étudiants étaient d’accord mais pas Gaby. Elle s’est d’ailleurs manifestée. Elle a voulu prendre la défense des femmes, expliquer que les rapports sexuelles hétérogènes n’engagent pas seulement les femmes. Elle a été ferme et quelque peu agressive sur les rebords quand elle faisait comprendre au professeur que certaines théories sont faites pour flatter les égos mais qu’ils restent des fadaises dans la réalité. Le professeur lui a dit
- Ce débat m’intéresse bien. Ne nous y perdons pas. Revenons au cours. Après on pourrait se voir et continuer la discussion, si ça te dit.
Gaby a accepté de le voir, après le cours. Elle a défendu sa position avec la même fougue, avec l’impression de dominer le sujet. Les choses se sont passées très vite. D’autres sujets, d’autres débats, quelques verres, et Gaby s’est reconnue le lendemain matin, repue de volupté, dans un motel avec le professeur. Il ne l’a pas forcée. Au contraire, il l’a laissé croire qu’elle était celle en contrôle. Elle ne s’est pas rendue compte d’avoir mis son doigt dans un engrenage. Un engrenage dont les ficelles sont retenues par un Jocker. Le piège s’est refermé sur ce petit être innocent, grandissant en elle.
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