Chapitre 12
Le lendemain, Anne s’était levée de très bonne heure pour se rendre au Marché Salomon et acheter les différentes plantes (racines et feuilles) dont son amie avait besoin avant de vaquer à ses autres activités. La fille qu’elle avait contactée avait fait preuve de discrétion. Elle ne lui avait pas demandé si c’était elle qui était enceinte. Elle s’était contentée de lui dresser la liste.
Par miracle, elle avait effectivement trouvée presque toutes les feuilles dont elle avait besoin au marché. Comprenant de quoi il s’agit quand la jeune fille avait commencé à citer le nom des feuilles, la marchande lui avait même proposé d’autres feuilles, des racines et des bourgeons qui pourraient être plus efficaces.
Comme Gabie avait peu d’argent et qu’elle avait littéralement refusé l’aide du professeur, elle s’était finalement résignée de tenter sa chance pour avorter avec les moyens du bord c’est-à-dire avec des remèdes-feuilles, comme Anne le lui avait recommandé.
De retour à la maison, alors que Gabie dormait d’un sommeil profond dans sa couchette, Anne avait pris le temps de bien laver toutes les feuilles, les racines et les bourgeons avant de les mettre bouillir dans une grande casserole remplie d’eau. Elle a suivi à la lettre tous les conseils de sa camarade et toutes les instructions de la marchande, espérant que ces efforts donneront le résultat attendu. Elle ne pouvait pas cependant s’empêcher de pousser de temps en temps de petits soupirs. « a la pay pou fanm » pensa-t-elle au triste sort de Gabie.
Pendant que les feuilles étaient en train de bouillir dans la grande casserole sur un feu ardent, une forte odeur se dégageait dans la petite pièce qui leur servait de cuisine et commençait à se répandre dans tout le reste de leur logement. L’odeur était tellement forte qu’elle pouvait assommer tout un groupe de manifestants assidus. Mais cela ne semblait nullement déranger Gabie qui dormait à poings fermés comme un beau bébé.
Quelques minutes plus tard, le liquide dans la grande casserole était réduit de plus de sa moitié. Carmelle avait passé à plusieurs reprises vérifier le contenu et alimenter le feu en charbon de bois. Après, elle avait laissé le mélange se reposer pendant près de trois quart d’heure. Ensuite, elle l’avait filtré dans un passoir. L’odeur qui s’y dégageait laissait un goût âcre à la bouche.
Le temps que ce cocktail peu ordinaire se refroidisse, Gabie s’était réveillée et avait pris son bain. Anne qui n’avait pas de cours ce jour-là lui avait forcée à grignoter quelque chose mais Gabie n’avait pas d’appétit. Elle ne pouvait pas deviner si c’était les effets de la grossesse en elle-même ou du moins les circonstances qui lui avaient ôté toute envie d’avaler de la nourriture.
Vers sept heures du soir, Anne qui avait laissé la maison après avoir aidé à préparer le fameux cocktail pour effectuer une course, était de retour et retrouvait Gabie et Carmelle dans la pièce qui fait office de salon. Pendant qu’elle déposait son sac et enlevait ses chaussures, elle avait demandé à Carmelle de se rendre à la cuisine et d’apporter un pot rempli du mélange qui s’était complètement refroidit. Avec la tendresse et l’affection d’une mère, Anne dit à Gabie :
- Tu devrais vraiment prendre quelque chose avant d’avaler cette potion. Elle a l’air plutôt coriace comme remède.
- Mais non, ça va. Dit Gabie en tendant la main pour prendre le pot.
- Je t’ai apporté quelques médicaments qu’on m’a recommandés pour maximiser les effets de la potion et accélérer l’avortement.
Sans attendre la réaction de Gabie, Anne tire de son sac un sachet en plastique contenant quelques capsules qu’elle s’était procurée sans prescription dans une petite pharmacie tout près de l’Hôpital Universitaire d’État d’Haïti à la rue Monseigneur Guilloux avant de rentrer chez elle.
- Après avoir bu ce qu’il y a dans le pot, tu dois avaler deux de ces comprimées-ci et mettre celui-là dans ton vagin.
- Pardon? Comment ça mettre un comprimée dans mon vagin? Demanda Gabie, un peu surprise.
- Ne pose pas de question, fais ce qu’on te dit. Lui répond Anne.
Gabie prend le petit paquet, remercie Anne et le dépose doucement sur sa cuisse. Elle verse ensuite un peu du fameux cocktail dans un gobelet. L’odeur forte qui s’y dégage ne lui encourage guère à l’avaler. Pourtant elle secoue un peu le contenu du gobelet et boit, non sans dégoût, une première grande gorgée sous les regards inquiets de ses amies. Le liquide descend dans sa gorge comme une coulée de lave, faisant naître une braise dans son ventre pendant quelques minutes. Elle reproduit encore et encore jusqu’à vider tout ce qui restait. Cette première épreuve provoque l’apparition de quelques grosses gouttes de sueur sur le front de la jeune fille. Tout de suite après, Gabie avale les deux pilules. Elle se lève ensuite et se rend dans leur chambre, question de retrouver un peu d’intimité et se placer le dernier médicament dans son vagin comme Anne le lui avait expliquée. Lorsqu’elle revient vers ses amies, elle les retrouve en pleine conversation sur les dernières actualités politiques et de la hausse des prix à Port-au-Prince. Les trois commères passent le reste de la soirée à papoter. Pour amuser Gabie et un arracher un sourire, considérant les circonstances, Carmelle commente avec humour le dernier épisode de leur série favori.
Vers trois heures du matin, une douleur aussi violente que soudaine s’éveilla au bas ventre de Gabie, lui arrachant tout d’un coup de son sommeil. La jeune fille s’était réveillée brusquement et s’était assise en se recoquillant sur sa couchette dans le noir. De grosses gouttes de sueurs perlaient sur son visage. En quelques secondes, le maillot qu’elle portait était trempé. Elle faisait un maximum d’effort pour retenir ses cris afin de ne pas réveiller ses amies. Elle essaya tant bien que mal à se calmer, se répétant des mots de réconfort en espérant que la douleur ne durerait pas. Elle se disait que c’était normal, que ça allait bientôt se calmer et que tout ira bien. Ça doit forcément être l’effet des remèdes qu’elle avait ingurgités. Elle reste éveillée pendant un long moment, à se balancer dans le noir, mordant dans son oreiller quand elle avait envie de crier. Il n’y avait qu’une femme pour supporter une telle douleur, se disait-elle. Ce qu’elle vivait dépassait de loin tout ce qu’elle a déjà vécu en termes de souffrance physique. Il était 6 heures quand le mal s’est dissipé. Elle se changea, mit un autre maillot propre, et s’enfonça dans sa couchette. Ses amies dormaient à poings fermés.
Alors qu’elle tentait de retrouver sommeil, Camelle et Anne se réveillent et s’activent pour partir chacune à leur faculté. Elle se redresse et son regard un peu lourd croise celui de Anne, éclairée par la lueur d’une lampe à kérosène.
- Déjà réveillée? Tu as bien dormi? lui demanda son amie
Gabie se contente de lui faire un oui de la tête. Pas trop rassurée, Camelle n’a tout de même pas insisté. Elle continua ses préparatifs, l’heure n’étant pas à sa faveur. Elle avait un examen final à passer ce matin et elle ne pouvait se permettre de partir tard de la maison. Avec les complications de la route, les embouteillages et la difficulté à se trouver un coin où s’entasser dans un tap-tap, elle n’avait pas le temps de papoter.
Un quart d’heure plus tard, Camelle et Anne étaient sur le point de départ. Vérifiant une dernière fois le contenu de son sac, Camelle lance à Gabie toujours allongée sur sa couchette :
- Tu es sûre que ça ira?
- Oui, ne t’en fais pas pour moi. J’ai quelques pincements au bas du ventre de temps en temps mais ça va aller.
- Ah, les pincements! Il n’y a pas à t’inquiéter, c’est normal. Il y a de quoi manger à la cuisine. Si tu te sens mal au cours de la journée tu nous appelles, d’accord?
Gabie leur fait encore oui de la tête et ses deux amies laissent la maison. Gabie se retrouve toute seule face à sa douleur et sa tristesse. Des pincements? Ce qu’elle a vécu cette nuit était une torture! C’était comme si elle se faisait entailler de l’intérieur. Mais ça, les filles n’ont pas besoin de le savoir. Elles en faisaient déjà trop. Bien plus que Gabie ne l’espérait, en réalité. C’était la garantie d’un vrai nœud dans leur amitié.
Prenant son courage à deux mains, elle s’était levée et s’est dirigée vers la toilette. Il faisait froid. Elle se brossa les dents et en se déshabillant, elle remarqua du sang dans sa culotte. Déconcertée, elle voulut d’instinct appeler Camelle pour s’assurer si ça aussi c’était normal. Elle se refreina. Pas la peine de déranger son amie. C’était juste quelques gouttes de sang. Elle décida de porter une serviette hygiénique et de ne pas en faire toute une histoire. Une fois sa douche prise, elle se rend à la cuisine et se sert en très petite portion du spaghetti qu’Anne avait préparé à la va-vite ce matin.
Gabie était assise sur sa couchette s’efforçant d’avaler quelques bouchées de spaghettis tout en pianotant dans son téléphone quand une atroce douleur la terrassa. Elle lâche le téléphone et la cuillère et se cambra. Elle se laisse glisser au sol, recroquevillée, poussant des cris désespérés. Ce qu’elle ressent en ce moment était au-delà de l’agonie de la veille. Son bas ventre était comme sur le point de s’exploser sous l’effet de la douleur. Elle avait la très mauvaise impression que ses phallus vaginal et anal allaient fusionner pour laisser naitre un volcan. Cette partie de son anatomie était d’une chaleur horrible. Elle se tortillait sur le sol, ne pouvant se trouver une position idéale. Elle suait à grosses gouttes et était à bout de souffle. Les larmes, la sueur et la morve dégoulinaient sur sa face. Sa respiration irrégulière ne lui laissait plus le temps de pousser des cris.
Pendant un moment, elle pensa à la mort. L’angoisse et le désespoir s’affalaient sur sa pauvre personne tandis que la douleur remontait comme des vagues, chaque contraction plus dévastatrice que celle d’avant. Elle se disait qu’à un certain moment, elle n’aurait plus la force de respirer. Qu’elle finirait par perdre son souffle pour de bon et que son cœur qui battait à la chamade serait fatigué et s’arrêterait. Elle imaginait son corps raide et sans vie au milieu de cette pièce mal famée. Ce serait une fin de vie affligeante. Mourir en tentant de tuer un être qui habite son corps.
La douleur s’estompa un moment. Elle sentit un filet de sang courir le long de ses cuisses. La serviette hygiénique qu’elle avait mis quelques minutes plus tôt était saturée. Elle rassemble ce qui lui reste de force et titube jusqu’aux toilettes. Elle fait glisser la culotte à ses pieds et s’assied sur la cuvette de la toilette, trop piteuse pour rester debout. C’est là que la prochaine contraction la surprit. Elle avait l’impression que des mains invisibles lui arrachaient ses tripes à coup de hache avec une force brute. Elle entendait dégouliner des gouttes dans la cuvette. La douleur qu’elle pensait être à son paroxysme redoubla d’intensité. Elle cria comme un animal blessé. Dans la cuvette, ce n’étaient plus des gouttes mais des boules de sang qui tombaient. Son corps était en feu. Elle avait chaud et froid en même temps. Sa tête donnait l’impression d’être sur le point d’exploser. Les boules de sang sortaient de son vagin à des intervalles irréguliers. C’était l’horreur. Gabie tremblait d’effroi et de douleur. Il ne s’était pas passé 24 heures depuis qu’elle avait avalé ce poison, et voilà que ce projet de vie sortait de son corps en petits morceaux déchiquetés. Comment va-t-elle pouvoir survivre à ce drame? Comment on traverse cette épreuve? Tant au regard du physique que du psychologique. Le calvaire qu’elle traverse est sans précédent. Elle se sentait vidée de son âme. Clouée sur cette cuvette, elle était à bout de force, écoutant le tic-tac de ce qu’elle pense être les dernières gouttes de cet être vivant qu’elle vient d’assassiner.
Elle ne saura dire si elle s’était évanouie ou si c’est le sommeil qui l’a emportée. Mais il était 4 heures de l’après-midi quand Camelle, revenant de la fac, la réveilla avec une serviette d’eau froide posée sur son front. Elle était toujours aux toilettes, chue sur le bol, sa culotte à ses pieds, et du sang séché sur ses cuisses. Gabie avait perdu sa couleur. Elle était toute pâle et une grosse fièvre l’avait atteinte. Camelle la souleva presque pour la placer sur une chaise qu’elle avait disposé sous la douche. Elle lui fit sa toilette, la soutenant d’une main et débarbouillant son corps de l’autre. Elle la porta jusqu’à sa couchette, l’habilla et la borda.
Gabie saigna encore pendant quatre jours. Durant cette longue et douloureuse agonie, jamais elle ne s’est sentie aussi proche de la mort. Certes, Camelle et Anne étaient d’un soutien inestimable mais elle s’est sentie seule. Quelque chose en elle s’était brisée. Comme si après cet avortement, une partie d’elle était partie à jamais. Pourtant, au fond, elle savait qu’elle avait pris la bonne décision. Ce bébé, elle ne pouvait pas le garder. Et ceci n’avait rien d’égoïste. Aussi paradoxale que ceci puisse paraitre, elle a avorté pour le propre bien de ce bébé. Sa relation avec le Professeur Sauveur avait été hors contrôle, elle le sait bien. Mais cette décision-là, elle en assumait la pleine responsabilité.
Annotations
Versions