Chapitre 1.2
Quand Ganglot referma la porte avec délicatesse, Ganglati posa sur elle un regard doux. Au cours de leur vie ensemble, il avait travaillé dur pour qu'elle ne manque de rien. Là, alors qu'ils étaient morts tous deux, il la chérissait plus encore. Et il en était fier : il se disait souvent que même le trépas n'avait pu réellement les séparer. Cette chance, c'était leur souveraine qui la leur avait offerte. Arrivés dans ce qui peu de temps après s'était appelé Helheim, ils avaient été choisis par leur maîtresse pour devenir ses premiers serviteurs. Pleine de bonté, elle leur avait rendu leur volonté, les laissant libres d'aller et venir où bon leur semblait, à condition – cela allait sans dire – qu'ils ne quittent pas le royaume des ténèbres pour l'un des huit autres mondes.
Ganglot avait le visage fatigué. Elle semblait heureuse, néanmoins. On ne l'avait presque pas aperçue de la journée et cela était fort inhabituel.
« Tu as passé des heures avec Hel, aujourd'hui. Que vous êtes-vous dit qui ait duré si longtemps ?
— Nous avons beaucoup parlé. Je n'aurais pas cru cela possible. Quelque chose est en train de changer en elle.
— Qu'entends-tu par là ? Irait-elle mal ?
— Je ne sais pas trop. J'ai l'impression que cette prison lui pèse, que ces murs lui sont devenus hostiles. Elle vit enfermée ici depuis toujours et voilà qu'à présent sa curiosité s'éveille.
Ganglati craignait d'avoir saisi :
— Elle désirerait connaître ce qui s'étend au-delà de Gioll¹¹?
— Je ne pouvais pas la laisser ainsi. Elle voulait savoir. Je lui ai tout dit. En détail », avoua la servante alors qu'elle prenait place dans le lit, aux côtés de son époux.
Tendrement, Ganglati passa un bras autour des épaules de sa femme, puis la ramena contre sa poitrine. À son tour, il se laissa entraîner dans un tourbillon de souvenirs. D'abord, il se revit, adolescent, en train de chasser le renard avec son père. Ensuite, ce fut le tour de sa petite ferme, qu'il vit lentement disparaître. Des images de Ganglot prirent le relais ; le visage de son fils aîné s'échappa également de la brume. Puis, plusieurs ombres se dressèrent, menaçantes. De leurs bras forts, elles brandissaient des lances et des épées qu'elles abattirent sur de pauvres hères, allongés sur un sol saccagé. La fin. Leur fin. Les Dises en avaient ainsi décidé.
Peu auparavant, les âmes des morts soumis au cycle imprescriptible des mondes retournaient au Néant, incapables de se soustraire à son attraction. Malheureusement, cette boucle d'où la vie avait émergé du chaos primordial s'était brisée.
Dans l'obscurité, on soufflait qu'une prophétesse avait prédit aux dieux que le soulèvement des peuples iotnar opprimés à travers les âges marquerait la fin de leur règne hégémonique. Terrorisés par l'annonce de leur fin, Odin et Freyia¹² avaient commandé que les humains tombés au combat rejoignent leurs formidables palais : la grande Valhalle ou le lumineux Folkvang. Et cependant que Thor¹³ avait choisi d'accueillir dans sa résidence de Bilskirnir les esprits des roturiers chus sur le champ de bataille, Ran¹⁴ avait préféré ouvrir sa demeure aux marins disparus en mer.
Enfin, il avait été dit que les faibles devraient s'entasser dans un endroit que personne – ou presque – ne foulerait jamais du pied. Dès lors, les esprits désincarnés des épouses, des enfants, des vieillards, des serviteurs et des paysans s'étaient vus redirigés vers le Niflhel, où, disait-on, une sombre reine était apparue, terrible et mauvaise.
Dans son malheur, le couple avait eu de la chance finalement. Grâce à Hel, ils n'erraient pas à travers les plaines infinies de ce noir domaine, dépourvus de volonté tels de vulgaires cadavres. Leur souffrance n'avait rien de commun avec celle des millions de malheureux qui enduraient des supplices sans fin, violentés par le plus pervers des bourreaux : leur propre conscience. Des privilégiés, voilà ce qu'ils étaient.
« Je t'aime », murmura-t-il à sa chère moitié avant de fermer les yeux à son tour.
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Bien que nantie d'un pouvoir incommensurable, Hel n'était rien de plus qu'un oiseau en cage, enfermée derrière de sinistres barreaux au-delà desquels se bousculaient mille et une merveilles qu'elle n'avait jamais pu admirer de ses yeux.
Malgré l'heure tardive, elle n'arrivait pas à trouver le sommeil. Les paroles de Ganglot, pareilles à une musique envoûtante, lui revenaient sans cesse en mémoire, assaillant son esprit d'une multitude d'images. Brusquement, elle quitta sa couche et vint se placer contre le rebord de la grande fenêtre qui donnait sur la cour intérieure. Elle écarta le rideau de velours amarante et jeta un furtif coup d'œil au-dehors. Une foule de trépassés avançait lentement vers une destination dont ils ignoraient jusqu'au nom. L'obscurité habituelle les entourait, baignant ce triste spectacle d'une phosphorescence bleutée sur laquelle se détachaient les effluves verdâtres de la source bouillonnante.
En de rares occasions, il arrivait à Hel d'oublier quelle était sa véritable apparence. Ainsi, lorsqu'elle pensait aux splendeurs que recelait l'Enclos du Milieu, c'était comme si le côté droit de son visage redevenait beau, comme si son bras reprenait une forme harmonieuse, comme si les ignobles cicatrices de son dos disparaissaient par magie. Laisser vagabonder son esprit lui permettait de s'échapper de cette triste tombe mais aussi de cette enveloppe répugnante. Si on lui avait interdit de quitter le Niflhel et Helheim, ses pensées avaient déjà parcouru bien des fois les vastes terres des hommes.
Au début, et d'une façon vague, les humains n'avaient fait que l'intriguer. Au fil du temps, une vive curiosité avait pris le dessus. Assoiffée de connaissances, elle désirait comprendre davantage ceux qui, après leur mort, venaient grossir les rangs de ses sujets. Elle connaissait parfaitement leurs angoisses et leur douleur, une fois passés de l'autre côté ; elle désirait à présent les approcher alors que leur cœur battait encore et que des quantités de sang rouge coulaient dans leurs veines. Elle voulait leur parler jusqu'à plus soif, entendre autre chose que leurs cris de terreur, écouter les rires des bambins et les récits des poètes. Était-ce trop demander ? Elle ne savait plus si elle devait se reprocher d'être née ou si, au contraire, elle devait maudire à son tour le fou qui avait ainsi décidé de sa souffrance. Qui était-elle ? Un monstre, coupable de tous les maux ou bien une innocente victime ? Elle n'arrivait plus à le savoir. D'ailleurs, y était-elle seulement parvenue un jour ?
Hors d'atteinte dans leurs fantastiques demeures, à Asgard, les dieux se moquaient de son misérable sort. Seul Odin devait se rappeler d'elle et du pourquoi de son bannissement. Lui seul devait trembler en repensant aux désastres que la gardienne des morts et ses deux frères, Fenrir le loup et Iormungand le serpent, pourraient faire s'abattre sur les neuf mondes si le Destin se mettait en tête de les réunir. Mais qui d'autre pouvait se soucier d'elle ? Les alfes constituaient un peuple secret qui avait voué une totale allégeance aux seigneurs du Hof ; les nains n'avaient d'yeux que pour l'or ; les iotnar étaient trop occupés à semer le chaos ou à comploter contre leurs ennemis divins.
Les hautes clôtures de Helgrind¹⁵, bâties par les morts, séparaient Hel du monde du dessus. Jalouses gardiennes, elles se dressaient, fières et possessives. Toutes de houille vêtues, elles s'assuraient que jamais on ne les quitterait. La proscription était totale.
À cet instant précis, Hel eut une révélation. Elle réalisa qu'elle n'avait rien à craindre de grilles inanimées ou de dieux qui avaient omis jusqu'à son existence. Elle n'avait rien à redouter de la colère d'un vieux fou dont le cœur était bien plus laid que la laideur elle-même. Ses doutes et ses derniers remords venaient de voler en éclats : Odin n'allait rien en savoir ; il n'allait pas se rendre compte qu'elle avait quitté sa prison. Aussi rusé fût-il, il n'allait pas être assez malin, cette fois.
Aucune malédiction ni aucune menace ne pourraient plus retenir Hel cloîtrée entre les plaintes et les cris d'effroi. On l'avait peut-être séparée de sa famille, mais personne ne la couperait de ses rêves.
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Lexique :
11 - Gioll : forme simplifiée du nom Gjöll qui signifie Vacarme. Rivière séparant Helheim, le monde des morts, de Midgard, celui des hommes.
12 - Freyia : forme simplifiée du nom Freyja, signifiant Femme ou Reine. Déesse vane de la beauté et première des valkyries d'Odin.
13 - Thor : forme simplifiée du nom þórr. Dieu ase, fils d'Odin et de la iotun Iord.
14 - Ran : iotun amie des dieux, femme du iotun Ægir aux côtés duquel elle règne sur et sous les flots. Son nom signifie La Ravisseuse.
15 - Helgrind : hautes grilles qui séparent Helheim, le royaume de Hel, du monde plus ancien de Niflheim, gouverné par Nidhogg.
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