1. Les loups
Les feuilles craquèrent une nouvelle fois sous le petit talon de sa botte en cuir. Elle aimait marcher sur les feuilles mortes. La jeune fille longeait un trottoir sale, une matinée d'automne assez ordinaire. Il était à peu près huit heures vingt, un certain quatorze novembre. Elle avançait d'une démarche monotone, le regard rivé en direction du sol. Elle n'était pas bien grande, plutôt mince. Elle avait le teint terne et les cheveux mi-longs très noirs. Elle était vêtue d'une jupe à carreaux et d'un tee-shirt aux tons sombres. Seuls ses grands yeux turquoise lui apportaient une touche de couleur. Elle portait un sac à bandoulière qui lui glissait sur l'épaule. Un coup de vent glacial balaya la rue et la jeune fille fut prise d'un violent frisson. Elle posa son sac quelques instants, le temps de revêtir une veste noire avec un col en V et de gros boutons métalliques. Elle poussa lentement la grille et entra d'un pas mal assuré dans l'établissement.
La classe venait de rentrer. Les élèves étaient particulièrement agités et le professeur, malgré ses efforts, ne parvint pas à obtenir le silence. Il abandonna et annonça de la voix la plus forte qu'il put l'arrivée d'une nouvelle élève. Immédiatement, les autres intrigués se turent et le professeur ouvrit la porte à la jeune fille.
- Voici Di, elle arrive de Londres, mais sans doute veut-elle se présenter elle-même.
La petite brune s'avança de son habituel pas mal assuré et se contenta de dire d'une voix hésitante et à moitié étouffée :
- Je m'appelle Di, je ne vois pas grand chose de plus à dire sur moi.
La plupart des autres adolescents laissèrent échapper un rire moqueur. Le professeur lui indiqua une chaise du doigt et elle alla timidement s'y asseoir. Di tentait d'écouter quelque chose, de concentrer son attention sur n'importe quoi : une mouche, une feuille, la fenêtre,... Mais toujours elle se sentait dévisagée par tous ceux qui se trouvaient autour d'elle. Elle jetait de brefs regards en coin pour s'apercevoir avec angoisse que son impression était la réalité. Alors, intérieurement et sans doute un peu inconsciemment, elle paniquait et son souffle devenait un peu plus court. Elle regardait à gauche, à droite, le plus discrètement possible, mais elle avait l'impression d'être un chaton égaré au milieu d'une meute de loups aux crocs acérés. Son cœur faisait des bonds dans sa poitrine tant elle s'imaginait être dans le rôle de la proie, elle se sentait si faible face à cette bande d'enfants aux regards méprisants. Mais elle devait garder sa crainte secrète car s'ils comprenaient qu'elle avait peur d'eux, ils n'hésiteraient pas à faire pression sur elle. Appréhendant le moment où ils lui bondiraient dessus pour l'attaquer, elle guettait chacun de leurs gestes, elle regardait, une grosse boule dans la gorge, les aiguilles galoper lentement sur l'horloge au-dessus du tableau. Elle aurait tant aimé que l'heure de la récréation ne sonne jamais, l'heure où elle serait véritablement seule au milieu de ces adolescents hargneux. Mais l'heure tant redoutée sonna et Di et les autres élèves sortirent en même temps dans la cour du lycée. Di essayait d'avoir l'air à son aise et s'efforçait de marcher d'un pas déterminé. Mais son expression trahissait néanmoins son angoisse et bien vite quelques élèves se rassemblèrent autour d'elle pour commenter et critiquer tout ce qu'elle était ou faisait. Di commençait à avoir mal à la tête, des bourdonnements résonnaient en elle et elle avait envie de hurler la douleur morale que tout cela lui causait. Les autres se rapprochaient d'elle, elle voyait leurs dents dans les bouches grandes ouvertes lorsqu'ils ricanaient, leurs yeux ronds qui ne cessaient de la fixer, comme s'ils pouvaient lire à travers elle, leurs grimaces écœurantes et la haine sur leurs visages. Ils étaient simplement terrifiants. Elle se figurait déjà la meute de loups déchiquetant le chaton, elle ne parvenait plus à garder son calme. Les gens la haïssaient, encore. Quelques secondes elle se demanda ce qu'elle avait fait pour ça, mais finalement elle n'avait plus le temps de se poser la question. Haletant, elle essaya de se frayer un passage parmi les gens qui grouillaient autour d'elle, mais sans aucune pitié ils lui barraient sans cesse la route. Les larmes montaient aux yeux de Di, mais elle pensait qu'il lui fallait être forte et que pleurer ne ferait que compliquer la situation. Elle inspira un grand coup, ravala ses pleurs, et elle fonça dans la masse humaine qui se dressait autour d'elle. Di, au bord de l'hystérie, poussa tout le monde violemment pour échapper aux loups qui l'encerclaient. Ils lui agrippaient les bras afin de la retenir mais elle se débattait comme une furie et elle parvint à se défaire d'eux. À peine libérée, elle se mit à courir vers les toilettes et s'enferma dans une cabine. Elle baissa la planche et s'assit au-dessus, épuisée, recroquevillant ses genoux contre sa poitrine pour s'assurer qu'on ne verrait pas ses chaussures par dessous la porte. Se sentant enfin en sécurité, elle laissa couler ses chaudes larmes sur ses joues ternes.
Di pleurait bien souvent, mais elle se gardait bien de le faire en public. Elle se sentait seule et fragile, mais elle avait toujours été solitaire et ignorait comment se faire apprécier. Elle était d'un naturel mystérieux et effacé. Cependant, elle rêvait souvent d'un ami véritable, ce qu'elle n'avait jamais eu jusqu'à présent. Di se sentait si incomprise, si... Elle n'avait plus envie de vivre.
Durant toute la journée, Di chercha à rester seule et effacée, à s'enfermer dans des lieux où elle se sentait en sécurité. Elle évitait de passer dans les endroits où les autres adolescents se regroupaient. Elle s'isolait et les regardait de loin, et ça lui faisait mal de les voir rire et s'aimer.
Le soir, Di rentra chez elle comme elle était venue : à pied, tentant de ne faire qu'un avec le trottoir pour que personne ne la remarque.
Elle arriva devant la vieille bâtisse, à l'orée du bois. Ses parents avaient acheté pour presque rien cette maison en Écosse, souhaitant quitter Londres qu'ils n'aimaient pas. Di ne se plaisait pas particulièrement dans cette nouvelle maison, mais ça ses parents s'en fichaient. Les parents de Di n'avaient jamais accordé beaucoup d'attention à leur fille. Quand la jeune fille rentra, sa mère réchauffait des surgelés au micro-onde en fumant sa cigarette, et un peu plus loin, son père installé dans le fauteuil du salon vidait des canettes de bière devant une série télévisée. Di était écœurée par ses parents autant que par les autres gens. Elle n'avait d'ailleurs jamais employé le terme « famille » car elle ne se faisait pas cette idée de la famille. Elle rêvait de la famille de poupées où tout le monde était blond et souriant, d'une mère qui l'aurait bordée dans son enfance, d'un père qui l'aurait portée sur ses épaules, de l'odeur des petits plats faits maison en entrant dans la cuisine, des sorties en famille, de centres d'intérêt communs et de joies à partager. Elle rêvait d'une vraie famille unie et heureuse.
Elle monta l'escalier grinçant et alla se réfugier dans sa chambre. Elle posa les écouteurs sur ses oreilles et, en musique, se laissa transporter dans un autre monde. Elle ferma les yeux, imaginant ce que pourrait être une vie parfaite, tout ce dont elle avait toujours rêvé. Mais pourquoi les gens ne pouvaient-ils pas être ses amis ? Pourquoi ses parents l'avaient-ils mise au monde si ce n'était pas pour l'aimer ? Elle n'en pouvait plus de cette solitude, de se battre seule contre tous. Car elle était une faible proie et chaque jour le monde la poussait un peu plus à bout, la traînait doucement vers sa mort, la guidait droit vers le précipice. Car ils étaient tous des loups affamés, et elle était leur festin.
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