2. Murmures
Di entra dans la chambre, tenant un plat tout prêt encore dans la barquette ouverte et des couverts en plastique. Elle s'installa sur le lit pour manger puis, quand elle eut fini, déposa la barquette vide sur la table de chevet. Elle s'extirpa de sa jupe, enleva son tee-shirt et ses sous-vêtements et revêtit une chemise de fin tissus blanc qui lui arrivait en haut des cuisses. Di prit sa brosse et coiffa grossièrement ses cheveux. Enfin, elle souleva le drap, se glissa dans le lit au milieu de tous ses cartons, éteignit la lumière et ferma les yeux. Elle tenta de se laisser emporter par le sommeil mais il refusait obstinément de venir. Elle pensait aux gens, elle n'avait pas envie de retourner au lycée. Elle pensait que, peut-être, quelque part, elle pourrait espérer une vie heureuse. Mais où ?
Di ferma les paupières encore un peu plus mais le sommeil persistait à la fuir. Elle fit le vide dans son esprit, essayant de se calmer. Elle s'endormait progressivement. Soudain, une berceuse résonna dans la pièce. Di ouvrit subitement ses grands yeux turquoise. La berceuse continuait. La voix qui la chantait ressemblait plus à un murmure, elle était féminine, douce, claire. Di tendait l'oreille, tout cela était plutôt glauque. La porte de l'armoire grinça et s'ouvrit. Di se leva lentement, dans le noir, et se dirigea de ce côté. La porte de la chambre s'ouvrit violemment. Di sursauta. Elle sortit de la chambre, d'un pas hésitant et déboula dans le couloir. La berceuse ne cessait plus, elle devenait même étourdissante. Di entendit de l'eau couler dans la salle de bain, elle entra dans la pièce. Le robinet était ouvert et des lames de rasoir de son père étaient tombées dans le lavabo. Di fit un pas en arrière, elle avait de plus en plus peur. Elle entendit un souffle, mais ce n'était pas le sien. La berceuse s'arrêta. La respiration régulière semblait venir de derrière elle. Alors que Di décidait de quitter la pièce au plus vite, une main fine et froide agrippa son poignet. Di voulut tourner la tête mais une autre main, semblable à la première, vint se poser sur ses yeux et l'aveugla. Malgré leur finesse, les deux mains étaient fermes et il était impossible de leur faire lâcher prise. Di voulait hurler, mais elle n'en trouva pas la force. Elle sentit le pouce de la première main se desserrer légèrement et une lame froide et coupante glissa sur sa peau pour s'y enfoncer. Di serra les dents, la douleur parcourait à présent tout son bras. Subitement, les mains la lâchèrent. Di se laissa tomber sur le carrelage. Son bras entaillé versait du sang tandis que la lame de rasoir trônait à côté d'elle, le bout aussi maculée de sang. Di se hissa sur le rebord de la baignoire et tendit son bras valide vers le placard métallique qui se trouvait au dessus. Elle l'ouvrit et se saisit d'un bandage qu'elle enroula autour de la blessure. Elle ramassa la lame de rasoir à terre, la rinça soigneusement et la mit dans la poubelle. Elle rangea celles qui trainaient dans le lavabo à leur place habituelle, sur la petite étagère au-dessus. Di regarda autour d'elle, elle était seule dans la pièce. Elle nettoya le sol rapidement avec de l'eau et une serviette puis, la peur au ventre, elle résolu de retourner se coucher. Elle respira un grand coup, elle avait l'impression de se vider de son sang et était prise de vertiges. Quittant la pièce, traversant le couloir silencieux, elle pensa que, si elle n'avait pas eu une telle blessure, elle aurait cru avoir rêvé. Marchant de travers, à cause de la douleur et de ses vertiges, elle regagna sa chambre et son lit. La barquette vide était toujours sur la table de chevet. Elle alluma la lampe qui s'y trouvait également et parcourut la pièce des yeux pour s'assurer qu'elle était bien seule. Rien ne bougeait, seule la porte du placard restée entrouverte laissa dans l'esprit de Di une part de doute. Mais la jeune fille était terrifiée à l'idée de se lever pour la refermer, de peut-être devoir approcher une nouvelle fois cette chose qui l'avait blessée. Di éteignit la lumière. Elle avait peur de s'endormir mais elle avait du mal à tenir éveillée, sa tête tournait alors qu'elle imaginait des flots de sang s'échapper de son bras. Ses paupières se fermèrent sans qu'elle ne puisse le contrôler et elle sombra dans un demi-sommeil. Alors qu'elle s'enfonçait dans le pays des rêves, elle entendit quelqu'un entrer dans la chambre et la porte du placard se referma. Bien que terrifiée à l'idée d'être de nouveau seule avec cette chose, Di ne put rouvrir les yeux et s'endormit sans même s'en rendre compte.
Le réveil sonna. Di tendit le bras pour l'éteindre et une horrible douleur la traversa. Elle se souvint alors de ce qui c'était passé durant la nuit. Elle jeta un œil à la bande qui enveloppait son bras : elle était imbibée de sang. Il y avait quelques tâches sur le matelas mais elles étaient à peine remarquables. Di se leva péniblement, se coiffa, enleva sa chemise et enfila ses sous-vêtement, un jean et un tee-shirt noir. Elle mit ses bottes, descendit, enfila sa veste, jeta son sac sur son épaule et sortit sans un mot pour ses parents. Ce matin, elle devait rejoindre sa classe à la piscine. Elle longea le trottoir jusqu'à une boulangerie où elle s'arrêta pour acheter quelque chose à manger avant d'aller en cours. Di continua de longer le trottoir. Il lui semblait entendre des pas autres que les siens derrière elle; elle n'osait pourtant pas se retourner et se contenta d'accélérer.. Elle passa devant le lycée sans s'y arrêter et alla jusqu'au bout de la rue où se trouvait la piscine municipale.
Quand elle arriva, les autres adolescents étaient déjà là. Le professeur leur indiqua les vestiaires et Di se précipita dans une cabine. Elle posa son sac à terre. Alors qu'elle s'apprêtait à se déshabiller, un énorme seau d'eau se déversa sur sa tête et elle entendit les rires de deux autres filles. Hors d'elle, trempée des pieds à la tête, Di abandonna sa cabine et se lança à leur poursuite. Elle avait reconnu les rires de Mary et Augusta, si incessants qu'il était impossible de ne pas les rattraper. Di déboula dans un couloir sombre au sol couvert d'eau. Elle avançait, un peu angoissée. Une lumière blanche, très faible, éclairait le fond du couloir. Di progressait lentement pour éviter de glisser sur le sol mouillé. Soudainement, les rires se stoppèrent et il lui sembla entendre un cri étouffé. Di se pressa vers le fond du couloir. Elle entra dans une pièce où se trouvaient des cabines de toilettes et, plus au fond, des lavabos. Elle aperçut Augusta recroquevillée derrière la porte, tous les membres tremblants, les yeux écarquillés. Di suivit son regard. Elle découvrit alors avec effroi le corps de Mary gisant, la tête dans le lavabo. Terrifiée, Di s'en approcha. Le lavabo était complètement bouché avec du papier toilette, il était rempli d'eau, et la pauvre gamine était livide, complètement noyée. Di se retourna vers la jeune fille derrière la porte :
- Qui a fait ça ? demanda-t-elle.
- Personne, répondit l'autre d'une voix tremblante, elle s'est... c'était comme si... un être invisible l'avait... Oh, je n'ai jamais rien vu d'aussi horrible !
- Il faut prévenir quelqu'un, ne bouge pas !
Di se précipita hors de la pièce et, alors qu'elle traversait le couloir à la hâte, la berceuse se fit entendre. La douce voix claire murmurait son horrible chanson et laissait parfois échapper un petit rire joyeux. Di respirait plus fort, son cœur battait plus vite. Elle n'avait jamais eu aussi peur, pourtant nombreuses avaient déjà été ses frayeurs. Paniquée, Di se mit à courir vers les bassins. Les autres élèves étaient dans l'eau et le professeur sur le bord de la piscine. Elle s'avança vers lui.
- Eh bien Di, tu étais perdue ? dit-il avec un rire amical.
- Monsieur, je... Venez, je crois que Mary...
Et Di explosa en sanglots tant elle était horrifiée par ce qu'elle venait de voir. Le professeur cessa de rire et la suivit dans le fond du sombre couloir pour découvrir cette scène funèbre.
Quelques dizaines de minutes plus tard, les pompiers, la police avaient accourut, les parents de la défunte Mary étaient arrivés en pleurs, les autres adolescents avaient dû rentrer chez eux. Seules Di et Augusta, qui commençait seulement à se calmer après avoir vu sa meilleure amie tuée par un être invisible, étaient restées, seuls témoins du crime.
Quand les enquêteurs interrogèrent Di, elle ne raconta que ce qu'elle avait vu en entrant dans les toilettes. Elle se garda bien de parler de la berceuse entendue dans le couloir et de ce qui lui été arrivé la nuit précédente. Augusta fut un peu plus loquace mais elle disait des choses si confuses et irrationnelles que les enquêteurs conclurent qu'elle était très perturbée par ce qui venait de se produire et n'insistèrent pas. Ne voyant plus rien à tirer d'elles, ils congédièrent les deux adolescentes. Elles retournèrent dans les vestiaires chercher leurs sacs silencieusement, encore sous le choc, puis elles sortirent de la piscine. Di voyait qu'Augusta se sentait très mal, elle ne s'arrêtait plus de trembler. Di s'approcha d'elle et lui demanda :
- Tu habites loin ?
- À trois rues d'ici.
- Tu veux que je t'accompagne ?
- Non, ça va aller.
- Comment... Excuse-moi d'insister, mais, comment ça s'est passé exactement ?
- On riait... Mary était dans l'allée entre les cabines, et moi près de la porte. Et puis la porte s'est ouverte. On pensait que c'était toi, mais il n'y avait personne. Je me suis retrouvée derrière la porte et j'ai vu Mary, elle semblait tirée en arrière par quelqu'un qui la tenait par la gorge, elle essayait de crier. Et là je l'ai vue se claquer la tête au fond du lavabo et l'eau s'est mise à couler. Le papier toilette est venu se mettre dedans, comme apporté par... Oui, par cet être invisible. On aurait dit que Mary voulait se relever et que ce... cette chose lui maintenait la tête dans l'eau.
- Mais il n'y avait vraiment personne, même pas des mains ?
- Non. Pourquoi des mains ?
- Comme ça, pour savoir. Et tu n'a rien entendu, pas une berceuse par exemple ?
- Non, aucune berceuse, rien de tout ça. Tu as déjà vu ça, toi ? Tu sais ce que c'est ?
- Non, mais il se passe quelque chose de vraiment étrange ici. Tu penses qu'ils pourront expliquer la mort de Mary ?
- Je pense qu'ils diront que c'est un suicide; il y a tellement de suicides dans cette ville.
- Tant que ça ?
- En moyenne un ou deux par mois, et plusieurs tentatives par semaine.
- Et tu ne penses pas... Enfin peut-être que ce ne sont pas des suicides. Ils sont peut-être tous morts comme Mary, tués par une chose invisible.
- Mais un être invisible... Enfin, c'est impossible.
- Tu l'as vu, et moi je sais qu'il existe.
- Pourquoi ?
- Il était chez moi hier soir.
- Comment ?!
- Regarde.
Di souleva sa manche et montra à Augusta l'immense plaie sur son bras. Elle la regarda bouche bée.
- Mais, alors, si cette chose existe vraiment, dit Augusta paniquée, que va-t-on devenir ?
- On ne le sait pas. Peut-être qu'on peut la capturer.
- Mais où vit-elle ? Elle ou il, je ne sais plus.
- C'est une fille, elle chante sans cesse une berceuse étourdissante. Je pense savoir où la trouver.
- Voilà, on est arrivées chez moi.
- Bon, à demain. Je vais essayer de la trouver.
- D'accord, fais attention. Au fait, Di.
- Oui ?
- Excuse-moi pour tout à l'heure, je n'aurais pas dû faire cette blague avec Mary.
- Sans rancune.
Di lui sourit.
- Tu es sympa en fin de compte, reconnut Augusta. Tu es juste un peu bizarre.
Di ne rentra pas chez elle immédiatement, elle arpenta les rues, avec toujours l'impression que d'autres pas se posaient derrière les siens. Elle savait que cette étrange chose était derrière elle, alors il était inutile de se retourner.
Annotations