3. Étoile filante
Di enfila sa chemise et se glissa dans son lit. Elle éteignit la lumière, tenant une lampe de poche serrée contre elle. Elle entendit la porte du placard s'ouvrir en grinçant. Alors, un immense sourire envahit son visage; elle ne s'était pas trompée. Elle se leva d'un bond, sans allumer sa lampe, et courut ouvrir la porte de la chambre. Di traversa le couloir et descendit l'escalier en se balançant au rythme de la berceuse. Les pas la suivaient toujours, tout se passait comme elle le souhaitait.
Elle alla à la cuisine se servir un verre d'eau et s'installa dans le fauteuil du salon pour le boire, devant la télévision éteinte. La pièce était plongée dans l'obscurité. Elle sentit le souffle chaud dans sa nuque. Di inspira un grand coup et, d'un geste bref, se retourna pour frapper l'inconnue de son verre. Celle-ci sembla tomber au sol, mais ne pas être assommée. Di enjamba le dossier du fauteuil et sauta sur son agresseur. Cette dernière poussa un grognement et se défendit à coups de poings. Mais Di y resta insensible et agrippa l'autre par ce qu'elle supposait être ses cheveux. Elle lui décrocha alors un cri de douleur étouffé. Elle la força à se lever et la fit avancer jusqu'à l'interrupteur. Elle appuya dessus et le salon s'éclaircit. Di put ainsi voir celle qui l'avait blessée la veille. C'était une jeune fille d'à peu près son âge, fine, avec de jolies formes. Elle portait une petite robe à rayures blanches et rouges et une chaîne en argent autour du cou. Elle avait d'épais cheveux roux foncés et lisses, en bataille, les yeux noirs, les lèvres légèrement épaisses, la peau très pâle. Elle regardait Di cruellement, avec un air agacé, les lèvres entrouvertes. La tenant toujours par les cheveux, Di demanda :
- Qui tu es ?
- Je ne sais pas, répondit tristement la jeune fille.
- Tu as quel âge ?
- Quinze ans. Mais ça fait si longtemps que j'ai quinze ans...
- Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi tu fais ça ?
- Je ne sais plus, j'ai oublié tant de choses. Je me rappelle juste tout le mal que le monde m'a fait et que j'en suis devenue irréelle.
- Si tu étais irréelle, tu ne serais pas là.
- Bien sûr que si ! Je... Mais attends, tu me vois ? Tu m'entends ?
- Évidement.
- Je ne comprends pas. Pour tout le monde, je suis irréelle. Comment toi tu peux me voir ?
- Sûrement car je ne suis pas tout le monde.
- Lâche-moi s'il te plaît.
- Je te lâche, mais ne pars pas.
- Je t'ai suivie toute la journée...
- Je le sais.
- Ce n'est pas pour fuir maintenant.
Di lâcha l'étrange jeune fille et la regarda prendre place dans le fauteuil. Elle n'avait plus ce regard cruel, elle semblait calme, même inoffensive. Di s'approcha d'elle et l'autre se décala afin de la laisser s'asseoir à ses côtés. Di s'installa en demandant :
- Tu ne comptes pas me tuer ?
- Je n'ai aucune raison de tuer la seule personne au monde qui pense que j'existe.
- Pourquoi as-tu tué Mary ?
- Je ne l'aimais pas.
- Mais tu as tué plein d'autres personnes.
- Oui, je n'aime personne.
- Moi non plus, mais ce n'est pas pour ça que je tue tout le monde.
- Je ne me rappelle plus rien, car je n'existe plus. Mais si j'ai cessé d'exister, c'est à cause des gens. Je ne vois pas pourquoi ils auraient le droit d'exister et pas moi !
- Tu es morte ?
- Non, je ne pense pas. Mais je crois que c'est pire.
- Moi je pense que c'est mal de tuer les gens. Si tu es si vieille que tu le dis, ceux qui t'ont fait du mal sont probablement déjà morts, les gens d'aujourd'hui ne t'ont rien fait.
- Et à toi, ils ne te font rien peut-être ? J'ai tout vu à la piscine.
- C'est mon problème. Ce n'est pas la vengeance qui répare ce qu'on nous a fait.
- Je n'aime pas du tout dire ça mais, tu as raison.
- C'est déjà bien de le reconnaître. Tu n'es pas méchante en fait.
- Non, je ne pense pas non plus que je suis méchante. Puis-je continuer à vivre dans ton placard ?
- Oui, même si ça n'a pas l'air très confortable.
- Di ?
- Tu connais mon prénom ?
- Oui, je l'ai entendu. Ne dis rien à Augusta à propos de moi, fais comme si tu ne savais rien, promets-le moi.
- Je te le promets.
La fille à l'identité inconnue parut soulagée.
- J'ai envie d'aller dehors, dit-elle.
Di se leva pour ouvrir la porte et elles sortirent. Elles allèrent s'asseoir dans l'herbe humide.
- Ça fait longtemps que personne ne m'avait accordé d'attention, dit l'étrange adolescente. Je ne me rappelais pas à quel point ça faisait du bien de parler avec quelqu'un.
- Tu ne te rappelles rien ? Tu étais bien vivante avant ?
- Oui, je ne me souviens plus de rien mais je suis certaine que j'ai vécu.
- Tu ne te souviens même pas de tes parents ? Tes amis ? Tes frères ou tes sœurs ? Est-ce que tu étais amoureuse ? Est-ce que les gens t'appréciaient ?
- Je n'en ai aucune idée. J'aimerais juste redevenir vivante, réelle, un jour.
- C'est possible ?
- Je l'ignore.
Di soupira.
- J'aimerais tellement t'aider.
- Si je savais comment, je te le dirais.
La fille qui ignorait son prénom se laissa tomber dans l'herbe et passa ses mains derrière son crâne. Di l'imita. La rouquine pointa son doigt vers le ciel.
- Regarde, une étoile filante. Fais un vœu, Di.
- Il s'exaucera ?
- Je l'espère.
Di regarda la jeune fille allongée à côté d'elle. C'était fait. Elle lui demanda :
- On pourrait être amies ?
L'autre se raidit, totalement surprise par cette question. Avait-elle déjà entendu le mot « ami », même de son vivant ? Elle se tourna vers Di et dit :
- Je crois que je n'ai jamais eu ça, des amis.
- Moi non plus, et je peux en dire autant de ma famille.
- Au fond, Di, on est pareilles; sauf que tu existes et pas moi, tu sais qui tu es. On était sans doute forcées de se rencontrer un jour.
- Comment le savoir ?
- Je serai ton amie, même si je ne suis que fictive.
- Oui, comme une vraie amie imaginaire. Et moi je serai la tienne, même si tu te prétends fictive.
- Tu penses que j'existe ?
- Bien sûr, pour moi en tout cas.
- Tu devrais peut-être retourner te coucher, les gens réels ont besoin de dormir.
- Et toi, que feras-tu ?
- J'empêcherai les cauchemars de venir pourrir tes rêves, je veillerai sur ton sommeil et te protégerai des monstres de la nuit.
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