4. Brume
Les talons de ses bottes faisaient craquer les feuilles mortes. Di marchait d'un pas décidé vers le lycée. Elle entendait les pas derrière elle et savait que son amie, invisible aux yeux des autres, la suivait partout, telle son ombre.
Augusta était vêtue de noir, faisant le deuil de sa défunte amie Mary. Elle se précipita vers Di, sous les regards intrigués des autres élèves du lycée.
- Salut Di, dit-elle, tu as du nouveau concernant la chose qui a tué Mary ?
- Je... Non, elle n'était pas là où je le pensais. Je n'ai aucune nouvelle de cette... chose.
Di passa la journée en compagnie d'Augusta qui était devenue très sympathique avec elle. La classe défila chez le psychologue à cause du drame de la vieille. Augusta en ressortit en pleurs et Di passa une heure et demie à tenter de la calmer. Di, elle, ne dit rien au psychologue qui perdit patience. Il avait beau lui poser toutes les questions possibles, elle restait plus muette qu'une carpe. Il lui demanda alors de laisser entrer dans le cabinet ceux qui en ressentaient réellement le besoin.
Rentrant chez elle à pied, Di se retrouva seule avec son amie imaginaire. Elles ne s'étaient pas quittées de la journée, mais personne ne l'avait remarqué. La jeune fille au prénom inconnu s'amusait à suivre et imiter les gens le long du trottoir et Di éclatait de rire. Quand il n'y eut plus personne d'autre qu'elles, la rouquine se mit en tête de dérober le sac de son amie. Lui tournant autour et s'agrippant à Di, elle y parvint et se mit à courir en tous sens. Di la poursuivait en riant, tentant de l'attraper et de récupérer son bien. L'autre l'entraînait dans une course folle à travers la ville et elles finirent épuisées dans l'herbe d'un parc municipal, allongées l'une contre l'autre, riant à en avoir le souffle coupé. Di imaginait les gens voir un sac voler seul au milieu des rues, l'adolescente aux yeux noirs regardait Di, essoufflée et heureuse, les cheveux emmêlés et le visage couvert de rougeurs. Cette touche de folie la rendait plus adorable encore, pensa-t-elle.
Le ciel devenait très sombre lorsque Di et son amie fictive atteignirent la maison. Les parents de Di lui accordèrent à peine un regard lorsqu'elle rentra. Comme à son habitude, l'adolescente mit à réchauffer un plat tout préparé et monta avec dans sa chambre. La fille irréelle la suivait toujours. Di s'assit sur le lit et ouvrit la barquette de nourriture. Elle avait emporté deux couverts. Timidement, elle tendit un couteau et une fourchette à son amie. Cette dernière la dévisagea et lança en souriant :
- Les gens irréels ne mangent pas.
- Quelle importance ? Tu es réelle pour moi. Je te vois, je t'entends, je peux te toucher, te sentir. Explique-moi où est l'irréel là-dedans.
- Tu n'es pas comme les autres, Di.
- Mange !
Elle lui tendit une nouvelle fois les couverts. La rouquine s'en saisit et vint s'asseoir sur le lit près de Di. Celle-ci déposa la barquette entre elles. Elles se regardaient; aucune des deux n'osait manger la première. Di finit par s'exécuter. Elle mit deux fourchettes à demi pleines dans sa bouche, mais l'autre se contentait de regarder ses couverts sous tous leurs angles.
- Ça ne va pas ? demanda Di. La fourchette n'est pas propre ?
La fille au prénom inconnu esquissa un sourire amusé.
- Non, dit-elle, ce n'est pas ça, mais je ne sais pas comment faire.
- Comment faire quoi ?
- Pour manger; je n'ai pas mangé depuis... longtemps.
- Je vois. Je suppose que ça va revenir tout seul. Fais comme moi, c'est naturel.
La jeune fille plongea sa fourchette dans la barquette et la porta à sa bouche. Les aliments glissèrent sur sa langue, elle les broya de ses dents deux ou trois fois et déglutit, laissant tomber dans sa gorge la nourriture mâchée. Elle sourit. C'était si agréable de manger en fin de compte. Elle recommença encore et encore. Di aimait la voir agir comme une humaine. Les deux amies terminèrent leur repas.
Di décida d'aller se laver, mais elle ne voulait pas laisser son amie seule. Elle lui fit signe de venir. La rouquine s'assit dans le lavabo tandis que Di se déshabillait. Une fois nue, la jeune fille enjamba le bord de la baignoire et fit couler l'eau. Elle se savonna de la tête aux pieds et se rinça le corps à l'eau fraiche. L'autre, toujours sur le lavabo, humait les odeurs d'eau et de savon. Elle pensa se souvenir avoir pris une douche un jour et aimer ça aussi. Elle regardait obstinément la porte, un peu gênée. Mais maladroitement, elle glissa sur le bord humide du lavabo et, se rattrapant de justesse à la poignée d'un placard, posa le regard sur Di. Elle rougit et eut aussi un peu honte de ne trouver à penser seulement que Di était vraiment bien faite. Cette dernière arrêta l'eau et sortit de la baignoire. Elle mit sa chemise blanche.
Les deux jeunes filles regagnèrent la chambre. Elles s'assirent sur le lit et se regardèrent, encore. Di se leva et soupira :
- Je n'ai pas envie de dormir; j'aimerais mieux rester éveillée et être avec toi.
- Viens, j'aimerais te montrer quelque chose.
- Maintenant ?
- Oui, immédiatement, suis-moi !
L'adolescente aux cheveux roux ouvrit grand la fenêtre et en enjamba le bord afin de grimper sur le toit. Di, un peu hésitante, finit par l'y suivre. Elles progressèrent prudemment le long de la gouttière et escaladèrent les tuiles pour se percher au sommet du toit. Le ciel étoilé les enveloppait, tel un drap tendu au-dessus de leurs têtes, envoutant et interminable. Les deux amies s'assirent sur les tuiles sombres et admirèrent la lune. La jeune fille irréelle déclara :
- J'aimerais que tu puisses me nommer.
- Moi aussi j'aimerais que tu aies un nom.
- Et si tu m'en donnais un ?
- Te donner un nom ? Quel genre de nom veux-tu ?
- Celui que tu m'inventeras. Je ne veux pas d'un prénom comme celui que j'aurais pu avoir de mon vivant, je préfère autant un surnom, quelque chose que toi tu me diras, qui sera juste entre nous deux.
- Mais comment je le trouverai ?
- Il faut que ça vienne de là.
Elle posa sa main contre le cœur de Di. Celui-ci se mit à battre vivement.
- Dans ce cas, tu seras Brume.
- Brume ? Pourquoi Brume ?
- Car tu es là, comme la brume, discrète mais bien présente, mystérieuse, à la fois fictive et concrète. Mais surtout, comme la brume, tu es troublante.
- Je te trouble ?
- Tu... Oui, un peu.
- Je serai donc Brume, rien que pour toi. Et je te suivrai toujours telle ton ombre, je serai ton amie jusqu'à ta mort, et au-delà s'il le faut.
- Et nous serons inséparables.
- Exactement. Tiens, prends ça.
Brume défit sa chaîne en argent et la passa autour du cou de Di. Celle-ci décrocha la petite pince dans ses cheveux noirs et la passa entre les mèches rousses de son amie.
- Merci, lui dit Brume.
- Il faut toujours les porter.
- Je n'y manquerai pas.
Brume vint coller son genou contre celui de Di. Elles se sourirent et, d'un seul coup, éclatèrent de rire.
- Mon vœu s'est exaucé, dit Di.
- Ah oui ? C'était quoi ce vœu ?
- Trouver l'amie dont j'avais toujours rêvée.
- Moi ?
- Qui d'autre ?
- Je n'ai pas été aussi heureuse depuis au moins... En fait je crois que je n'ai jamais été aussi heureuse. Merci Di, merci.
- Tu penses qu'un jour tu seras à nouveau vivante ?
- Je l'ignore. Ça changerait quelque chose pour toi ?
- Non, tu seras la même, ce sera pareil. Mais, imaginons qu'un jour tu sois à nouveau réelle, tu me verras de la même façon ?
- Bien sûr, pourquoi ?
- Là, je suis la seule qui peut te voir et t'entendre, alors forcément nous sommes très proches. Mais si tout le monde pouvait te voir et t'entendre ?
- Ce n'est pas parce que tu es la seule à pouvoir me voir et m'entendre que je t'apprécie. Ça ne serait pas suffisant pour me comprendre, toi tu me comprends. Mais surtout, tu n'es pas comme les autres. Je t'apprécie car tu es différente et formidable.
Di ne savait plus quoi répondre. Elle était émue par les paroles de Brume mais était incapable de l'exprimer ou juste de le montrer; elle n'était pas habituée aux compliments. Elle changea de conversation, en profitant pour poser une question qui l'intriguait depuis le début.
- D'où vient la berceuse que tu murmures sans cesse ?
- Ma mère... je pense que ça a rapport avec elle. Mais je ne me souviens de rien d'autre.
- Tu te souviens de certaines choses tout de même. Peut-être qu'un jour tu te rappelleras tout.
- Ça ne servirait pas à grand chose de toute façon.
- Tu pourrais savoir qui tu es, d'où tu viens, pourquoi tu en es là. Peut-être même trouver une solution.
- Pour vivre de nouveau ?
-Oui, et je t'y aiderai.
Elles se regardèrent à nouveau. La lumière de la lune projetait ses reflets brillants dans les cheveux de Di. Celle-ci bailla. Brume sourit, lui faisant signe de partir. Elles descendirent du toit. Di gagna son lit et ferma les yeux, pleine de rêves, pleine d'espoirs; elle retournerait avec son amie sur ce toit, sous ce magnifique ciel étoilé, au pays des rêves, emportée par le sommeil. Brume se blottit dans le placard, laissant la porte légèrement entrouverte. Ces mots résonnaient en elle « Et nous serons inséparables. »
Annotations