5. Crêpes et couteau
Di ouvrit les yeux, entendant le moteur de la voiture de son père démarrer et le bruit s'éloigner progressivement. Elle sentit le souffle chaud de Brume près d'elle. Elle tourna la tête; la rouquine était penchée au-dessus du lit et tenait délicatement le bras de Di, passant son doigt sur la plaie qui s'y trouvait, si doucement que l'autre ne le sentait même pas.
- Et dire que c'est moi qui t'ai fait ça ! dit Brume horrifiée. J'aurais pu tuer la meilleure amie que j'ai jamais eue !
- Mais tu ne m'a pas tuée, lui fit remarquer Di. Tu aurais pu, pourquoi tu ne l'as pas fait ?
- Je l'ignore. Au fond de moi, je devais savoir que tu étais différente.
- Tu te souviens du goût des crêpes ? Tu en as déjà mangé ?
- Non, je ne me souviens pas, répondit-elle en riant. Ça t'arrive souvent de changer de sujet comme ça ?
- Oui, à vrai dire. Mais c'est que j'ai vraiment envie d'une crêpe et je me demandais si tu en voulais aussi.
- Tu vas les faire toi-même ?
- Oui.
- Alors volontiers. Je peux t'aider ?
- Oui, si tu veux.
Di sortit avec difficulté de ses couvertures. La surnommée Brume lui tendit la main de bon cœur pour l'aider à se mettre debout. Di retira la courte chemise blanche et, après avoir enfilé ses sous-vêtements, plongea dans son jean. Elle ouvrit l'armoire, et regarda longuement les piles de linge. Elle souleva sept tee-shirts noirs et en saisit un blanc, avec des motifs rouges et noirs. Elle l'enfila. Elle fit signe à Brume de la suivre et elles descendirent dans la cuisine.
Di ouvrit les placards et le réfrigérateur et sortit la farine, le sucre, les œufs, le lait et le beurre. Elle prépara un grand récipient, une poêle et des couverts, et elles se mirent au travail. Di ajoutait les ingrédients dans le récipient et Brume les mélangeait en suivant ses instructions. Quand la pâte fut faite, elles en disposèrent dans la poêle afin de faire une première crêpe. Di empoigna le manche pour faire sauter la crêpe et expliqua à Brume comment s'y prendre. Cette dernière se mit en tête de cuire la seconde et Di lui céda sa place devant la poêle. Mais maladroite, Brume fit tomber sa crêpe plus d'une fois, la cassa, se brûla, brûla Di et ça se termina par un énorme fou rire.
Ayant fini de rire, les deux amies décidèrent de manger. La crêpe de Di et celle de Brume n'avaient rien à voir, l'une était juste parfaite, l'autre complètement ratée. Di suggéra qu'elles se les échangent. Brume hésita mais finit par accepter. La crêpe faite par Di était exquise, tout comme celle qui l'avait faite d'ailleurs. Brume s'en voulut encore de penser des choses pareilles. Sa crêpe à elle semblait sans intérêt, elle ne ressemblait à rien, juste ratée. Et pourtant, quand Di la mit en bouche, elle fut surprise d'y découvrir un goût extrêmement sucré, comme si elle avait été caramélisée, une texture presque mousseuse; c'était délicieux. La crêpe lui rappelait le doux parfum qui émanait de Brume lorsqu'elle était près d'elle.
Alors qu'elles finissaient de manger, la mère de Di entra dans la cuisine.
- Qu'est-ce que tu fiches ? cria-t-elle à sa fille.
- Des crêpes, j'avais faim.
- Tu ne peux pas manger ce qu'il y a dans les placards, comme tout le monde ?
- Je...
- Tu n'es pas tout le monde, Di ! s'injuria Brume.
- Je ne suis pas tout le monde.
- Pour qui tu te prends maintenant ? fit sa mère d'un air hautain. Mademoiselle joue les rebelles ! Et elle prend deux assiettes en plus. Tu sais qui fait la vaisselle ?
- Le lave-vaisselle, mais si tu veux je la ferai moi même.
- C'est ça, gaspille mon eau pour tes foutues crêpes !
- Ne te laisse pas faire ! s'énerva Brume.
Di se leva subitement et regarda sa mère dans le fond des yeux.
- Tu n'as pas à me crier dessus, à me punir indéfiniment. Tu n'avais qu'à réfléchir avant de me mettre au monde. Si tu ne voulais pas de fille, il ne fallait pas en avoir ! Si tu ne voulais pas de moi, tu n'avais qu'à te faire avorter, m'abandonner, me tuer, que sais-je ! Mais tu n'as pas le droit de me faire souffrir, car c'est de ta faute si je suis ici.
La mère de Di ne sut pas immédiatement quoi répondre. Elle empestait l'alcool, elle était probablement encore complètement saoule. Elle saisit un couteau à viande et le brandit devant elle en hurlant à sa fille :
- Tu me dois le respect, je suis ta mère ! Je t'interdis de me parler sur ce ton !
La mère de Di sentit soudain une chose froide lui pincer la nuque et la tirer en arrière. Une seconde agrippa son bras fermement et le poussa de manière à ce qu'elle se mette le couteau sous la gorge. Di savait que Brume ne lâcherait pas sa mère tant qu'elle ne le voudrait pas. La femme, maîtrisée par une ennemie invisible, gémissait et ouvrait de grands yeux terrifiés.
- Fais-moi des excuses, ordonna Di, sinon tu devines où finira ce couteau.
La femme ne prit même pas le temps de réfléchir; de sa lâcheté répugnante, elle bégaya :
- Ex... excuse-moi D... Di. Je ne... Je ferai tout ce... que tu voudras.
Di la regarda avec pitié, fit discrètement signe à Brume de la tête et la fille irréelle lâcha la femme ivre. Encore déconcertée, celle-ci tomba à terre. Di lui tendit la main comme si de rien n'était.
- Tu te sens bien maman ?
Elle dut faire un effort suprême pour articuler ce dernier mot. La femme balbutia :
- Comment as-tu fait ça ? Ce...
- Fait quoi ?
- Me tenir, à distance, de ces mains invisibles.
- Tu dis n'importe quoi maman, tu délires complètement.
- Tu m'as même dit...
- Il faudrait que je sois magicienne pour faire ce genre de choses, je ne le suis pas.
- Mais tu... tu...
- Tu as encore trop bu, tu devrais aller te recoucher je pense.
Perdue et traumatisée, la femme puant l'alcool gagna péniblement sa chambre. Quand elles furent à nouveau seules, Di dit à Brume :
- Merci.
- De rien, je ne supportais pas qu'elle te parle ainsi.
- Dis-moi, tu l'aurais vraiment tuée ?
- C'était évident que je n'aurais pas eu à le faire. Ce genre de femme pourrie panique vite, je l'aurais forcément terrifiée.
- Tu es fantastique, Brume. Tu es l'amie la plus merveilleuse que je puisse avoir.
- J'ai envie de prendre l'air. Si nous sortions ?
- Sortons.
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