6. Le papillon noir
Di et Brume remontaient la rue en direction de la lande. Il y avait du vent et leurs cheveux refusaient de rester impeccablement coiffés. Elles arrivèrent au bout de la route. La maison de Di était un peu en retrait du reste de la ville et n'était entourée que de pâtures et d'arbres. La route s'arrêtait devant une barrière en bois derrière laquelle la lande s'étendait à perte de vue.
Brume fut la première à escalader la barrière. Di la suivit immédiatement. Elles se mirent à courir côte à côte, dans aucune direction bien définie, se croisant, se bousculant. Di glissa dans l'herbe humide et tomba sur les fesses. Brume s'approcha d'elle en riant et lui tendit la main pour l'aider à se relever. Mais, lorsque Di s'en saisit, ce fut pour tirer dessus et entraîner son amie au sol avec elle. Brume glissa à son tour et s'écrasa sur le ventre en éclatant de rire. Elle roula sur le côté afin de s'allonger sur le dos et ferma les yeux. Di s'allongea près d'elle en sens contraire, venant poser sa tête contre celle de la rouquine. Brume sourit. Elle sentait les mèches noires de Di lui caresser la joue. Le vent balayait leurs visages. Di fixait le ciel bleu, mais néanmoins nuageux. Elle sentait la joue glaciale de Brume contre son visage.
- Brume, demanda-t-elle, pourquoi es-tu toujours si froide ?
- Je pense que c'est parce que je n'existe pas, je fais partie du vent. Je n'ai pas vraiment de cœur qui bat, de sang qui coule dans mes veines. Je ne suis jamais sale, je n'ai jamais faim, je n'ai pas besoin de dormir ou de boire. Je n'ai pas besoin que mon corps soit à une certaine température, je ne produis aucune chaleur. Je suis juste capable d'imiter les gens et d'avoir des sentiments. Ça ne t'embête pas d'être amie avec quelqu'un de quasi imaginaire ?
- Non, ça t'embête de ne pas être réelle ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Avant, c'était à cause de la solitude. Maintenant que tu es là, c'est parce que je sais que... on est condamnées à en rester là.
- En rester là ? Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
- Je veux dire que... on devra toujours se cacher, sinon tu passerais pour une folle. On ne pourra pas faire comme les autres, on ne pourra pas évoluer.
Di appuya un peu plus sa joue contre celle de Brume. Elle était froide, mais tellement douce. Di continuait de fixer le ciel. Elle dit à Brume :
- Je me suis toujours demandé si les nuages avaient un sexe.
À cet instant, une tout autre question prit place dans l'esprit de Brume, mais elle n'osa pas la poser. Elle répondit :
- Il faudrait leur demander.
- Comment ?
- Ferme les yeux. Voilà. Ne les rouvre pas, surtout. Un petit nuage descend du ciel, tout blanc, un petit cumulus doux comme du coton.
Di sentit le nuage se poser dans son cou avec une extrême douceur.
- Il te sourit, les yeux mi-clos. Il est adorable, non ?
Di regarda le nuage, tout souriant, devant elle. Il était plus qu'adorable.
- Maintenant, pose-lui la question.
Di regarda encore le nuage et lui demanda, un peu gênée :
- As-tu un sexe, nuage ?
Le cumulus secoua la tête de gauche à droite, s'éleva dans les airs en riant gaiement, tourbillonnant sur lui-même, et disparut dans le ciel bleu. Di ouvrit les yeux.
- Il a dit que non.
Elle réalisa alors ce qui venait de se produire.
- Brume, comment as-tu fait ça ?
- C'est toi qui l'as fait. Je t'ai juste guidée pour l'imaginer.
Di ferma de nouveau les yeux. Elle se sentait légère, heureuse. Tout allait bien depuis que Brume était rentrée dans sa vie. La joue fraîche contre la sienne s'en alla : Brume s'était redressée. Di ouvrit les yeux et regarda la rouquine au-dessus d'elle. Brume levait la tête face au vent, ses cheveux roux portés par la brise, le nez en l'air, les lèvres entrouvertes, les paupières closes, pleine de grâce et de légèreté. Son visage pâle se confondait avec le blanc des nuages. Elle semblait parcourir silencieusement un monde de rêves et de songes, secret et merveilleux ; un monde qui n'appartenait qu'à elle seule. Di ne se lassait pas de la regarder, elle n'aurait néanmoins su dire pourquoi. Sans ouvrir les yeux, restant dans son rêve mystérieux, Brume passa doucement son index sur la joue de Di. Elle dit à voix basse, bougeant à peine ses lèvres :
- Ta peau est chaude ; j'aurais aimé être réelle.
Di regarda ce doigt glisser sur la peau de son visage et se redressa. Elle demanda à son amie :
- Si tu n'es pas réelle, tu peux voler, comme les fantômes et les esprits ?
- N'importe qui peut voler.
- Même moi ?
- Bien sûr.
- Comment ?
- Lève-toi, je vais t'apprendre !
Brume se leva et fit signe à Di de la suivre. Cette dernière ne se fit pas prier et la rejoignit à toute vitesse. Brume se mit derrière elle. Elle saisit les bras de Di et les écarta.
- Ferme les yeux maintenant.
Di laissa tomber ses paupières au-dessus de ses grands yeux turquoise.
- Tu es un oiseau, dit Brume, bats des ailes et prends ton envol !
Di battit des bras et Brume la poussa légèrement. Les yeux fermés, ne cessant d'agiter les bras, l'adolescente courait à travers la lande. Di prenait de la vitesse, elle avait l'impression de décoller du sol. Elle pouvait voir la ville en dessous, alors qu'elle zigzaguait entre les nuages. Elle sentait ses plumes dans le vent. Elle était un oiseau, libre comme l'air. Légère et tranquille, Di oubliait presque qui elle était réellement. Ou peut-être le découvrait-elle enfin, finalement. Brume ferma les yeux à son tour et imita son amie. Elles couraient, les yeux fermés, se croisant, se frôlant, comme si elles parcouraient ensemble ce monde mystérieux fait de rêveries, ce monde où elles étaient deux oiseaux dans le ciel au-dessus de la terre qu'elles haïssaient, ce monde où rien ne pouvait empêcher leur bonheur.
Dans le monde réel, celui où deux amies couraient les yeux fermés tels des enfants excentriques, elles se heurtèrent et, ouvrant en même temps leurs paupières, quittèrent leur rêve en s'esclaffant de rire.
- Tu es une magicienne, lança Di.
- C'est la partie imaginaire de toi qui s'éveille, c'est tout. Ça n'a rien de magique. C'est simplement que la plupart des gens ignorent posséder cette partie d'eux-mêmes.
- Comment l'as tu découverte toi ?
- Probablement en devenant irréelle, c'est la seule partie de moi qui est restée.
- Tu t'en souviens ?
- Oui, un peu. Ça m'arrive de me souvenir de quelques détails.
Elles marchaient ensemble dans l'herbe humide. Brume n'osait pas regarder Di, de peur de se mettre à la fixer. Il se passait une chose si étrange en elle, mais elle se sentait stupide et ne voulait pas en parler. Elle n'en pouvait plus d'être irréelle et condamnée à cette solitude, ne pouvant pas avoir de sentiments, en dehors de toute chose rationnelle. Elle était sûre que les choses seraient plus simples si elle était réelle ; mais comment le redevenir ?
La main de Di frôla celle glaciale de Brume, celle-ci en eut un frisson. Alors que Di allait demander à Brume le raison de ce tremblement, un énorme papillon noir passa juste devant elles. L'apercevant, Di dit à son amie :
- Regarde-le. L'aile droite c'est toi, l'aile gauche c'est moi.
- Et c'est quoi le corps qui nous sépare ?
- Non, c'est le corps qui nous unit. C'est ce qu'on ressent l'une pour l'autre et qui nous rend à jamais inséparables.
- C'est joli ce que tu dis. Mais quand le papillon crèvera, ses ailes ne seront plus que poussière et seront désunies.
- Les poussières se mélangeront, elles seront encore ensemble.
- Mais toi et moi on ne crèvera pas ensemble. Je suis irréelle, je suis condamnée à avoir quinze ans pour l'éternité. Ou peut-être qu'un jour je parviendrai enfin à disparaître totalement.
- Ne dis pas ça, moi je ne veux pas que tu disparaisses.
- Et quand toi tu mourras, je serai quoi ?
- Tu n'as qu'à imaginer que tu vieillis et que tu meurs, et on mourra ensemble.
- Un jour tu en auras assez de ton amie imaginaire, tu voudras te construire une vie et un avenir, avec des gens réels. Tu me laisseras de côté.
- Non, jamais. Je m'en fous des gens réels, je m'en fous qu'on me croit folle. Tant que toi tu es là je n'ai besoin de rien ni personne d'autre.
- Si tu le dis.
- Je te le jure !
- Tu grandiras, moi non. Je te lasserai.
- Non, en plus tu es probablement bien plus âgée que moi ; c'est juste parce que tu ne vieillis plus.
- Pourquoi tu m'apprécies ?
- Tu es différente des autres. Tu fais de mes rêves la réalité, tu me comprends, tu as toutes les qualités que l'on puisse avoir.
Brume secoua la tête en soupirant. Elle regarda le papillon s'envoler au loin. Quels sentiments pouvaient bien composer ce corps qui l'unissait à Di ?
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