8. Le passé

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Di se réveilla. C'était dimanche, tout était calme. Les rayons du soleil éclairaient faiblement sa chambre à travers le rideau. La porte du placard était ouverte, Brume n'était nulle part dans la chambre. Intriguée, Di s'extirpa de son lit et alla ouvrir le rideau et la fenêtre. Elle passa sa tête au dehors puis, entendant au loin une respiration saccadée, elle enjamba le rebord de la fenêtre et grimpa sur le toit. Brume était là, adossée à la cheminée. Elle n'avait pas vu Di arriver. Cette dernière s'approcha de Brume et constata que la rouquine avait le visage noyé de larmes, elle sanglotait. Elle s'assit derrière elle et passa ses bras autour de son cou.

- Brume ?

La jeune fille irréelle renifla pour contenir une vague de pleurs.

- Que se passe-t-il ? demanda Di.

- Rien, je vais parfaitement bien, répondit Brume en essuyant sa joue du revers de la main.

- Personne ne pleure pour rien.

- J'ignore pourquoi je pleure. Je me sens ridicule, inutile, seule,...

- Tu es loin d'être ridicule. Tu n'es absolument pas inutile, tu es la meilleure amie que j'ai jamais eue. Et tu ne seras jamais seule, puisque je serai toujours à tes côtés.

- Penses-tu que, plus tard, quand tu auras un mari, des enfants, un chien et une belle maison, tu auras encore une amie imaginaire qui dort dans ton placard, qui utilise ta salle de bain, à qui tu fais des crêpes et avec qui tu montes sur le toit ?

- Je n'ai jamais vraiment vu ma vie comme ça. Je n'ai pas envie de me marier, d'avoir des enfants, un chien et une grande maison.

- Alors ça sera quoi ta vie ? Tu seras seule avec une fille qui n'existe pas, à aller n'importe où, dormant dans ta voiture ou, si t'en as les moyens, dans un hôtel, changeant de mec comme de chemise et travaillant comme serveuse dans un fast-food ?

- Pas forcément. Il y a des millions de choses à faire. Je vivrai avec toi, on parcourra le monde, on volera comme des oiseaux, on fera un élevage de nuages,...

- Tu es folle, ma pauvre Di. C'est bien pour ça que je t'aime tant !

Di esquissa un sourire et répondit :

- Je ne pense pas que le bonheur soit une chose folle.

- Le bonheur ? Car c'est ainsi que tu l'envisages ?

- Oui.

- Tu serais heureuse, toute ta vie, avec juste quelqu'un comme moi ?

- Je le suis déjà, Brume. Je suis heureuse depuis que nous sommes amies. Et ça sera toujours comme ça.

- Ne fais pas de projets qui n'ont pas d'avenir. Tu es vivante, toi. Tu as cette chance alors ne la gâche pas pour moi. Je ne vois plus le temps passer, je ne vois plus rien en fait. Je ne sais même pas qui je suis.

- Descendons de ce toit. Et sèche-moi ces larmes.

Di passa son pouce sous l'œil de Brume pour y récolter les gouttelettes amères. La rouquine lui sourit.

- Di, demanda-t-elle.

- Quoi donc ?

- Est-ce que je peux t'appeler Die ?

- Pourquoi cela ?

- Je trouve ça drôle, un mauvais jeu de mots ! Ça me rappelle que j'ai failli t'achever. J'ai si honte de moi !

- Tu n'as pas été au bout. N'importe qui peut faire des erreurs. Appelle-moi Die si ça te fait plaisir; c'est vrai qu'il est drôle ton mauvais jeu de mots !

Di se leva, Brume la suivit. Elles descendirent du toit.


Di prit son petit déjeuner. Brume prétendit ne pas avoir faim. Pendant que Di s'habillait, la jeune fille irréelle s'exila. Son amie finit par s'inquiéter de son absence. Di sortit de la chambre et traversa le couloir. Elle regarda dans la salle de bain, descendit au rez-de-chaussée, chercha dans le salon, la cuisine, le jardin. Elle retourna à l'étage et fouilla jusqu'à la chambre de ses parents. Mais Brume restait introuvable.

Alors qu'elle commençait à paniquer, le regard de Di se posa sur une petite porte découpée dans le mur du couloir. Elle l'ouvrit et découvrit, derrière, un escalier, sombre et étroit. Di gravit les marches. Des courants d'air frais lui caressaient les joues, le bois grinçait sous ses pieds. Di distingua bientôt une fenêtre circulaire en haut de l'escalier, brisée et si sale que la lumière du soleil ne pouvait plus en traverser la vitre. Les grands yeux turquoise de Di scrutaient la tapisserie arrachée, les poutres sales, les marches délabrées, elle humait l'ait froid, humide, les odeurs de vieux et de moisissure, elle entendait le clapotis des gouttes d'eau qui tombaient du plafond, le sifflement du vent entre les murs, le lourd grincement de la marche lorsque le talon de sa botte venait s'y écraser, sa main se baladait dans l'air impur, frôlait les murs abîmés, agrippait le bord de sa jupe, ses doigts se tordaient, s'entortillaient et elle respirait difficilement tant cet air semblait croupi et écœurant. Chacun de ses sens était en éveil, comme si elle avait été en train de franchir un seuil, de passer dans un univers magique qui n'était plus le sien. Alors que Di, dans cette étrange transe avançait, comme sortie de son corps, débordant dans un autre monde, se détachant de toute réalité, une énorme toile, des milliers de fils longuement tissés par un petit arachnide, se dressa sur son chemin. Maladroitement, l'adolescente s'empêtra dedans et se débattit comme une enfant paniquée qui ne comprend pas ce qui lui arrive, un petit animal piégé dans les filets d'un chasseur qui essaye en vain, violemment, de s'en dépêtrer. Revenue dans notre monde, ayant retrouvé un minimum de rationalité, Di finit par reprendre son calme et minutieusement, intelligemment, elle se débarrassa de la toile d'araignée qui l'avait enveloppée.

Elle atteignit le haut de l'escalier, découvrant une ouverture sur sa gauche où elle pénétra sans hésiter. Di était entrée dans une sombre pièce dans les combles. Le plancher, vieilli, était couvert de poussière, d'éclats de verre. Par endroit, on distinguait quelques traces de sang, se confondant avec le bois du sol. Des draps en lambeaux pendaient aux poutres ainsi qu'un morceau d'une corde coupée. Di avançait dans cette étrange pièce. Elle en atteignit bientôt le mur du fond. Apercevant un amoncellement de vieux draps, Di se dirigea dans un coin de la pièce et se mit en devoir de les soulever. L'odeur que dégageaient les tissus arrachés, humides et poussiéreux était tout simplement infecte. La jeune fille crut qu'elle allait vomir, mais parvint en retenant son souffle à éviter cela. Sous les lambeaux moisis des draps jaunis par le temps, Di découvrit une malle, fermée par un cadenas.

Étrangement, la clé était posée juste au-dessus. Di s'en saisit et l'inséra dans la serrure du cadenas complètement rouillé. De ce fait, il lui fut difficile de tourner la clé mais, à force d'efforts et de patience, Di parvint à ouvrir la malle. Un nuage de poussière s'en échappa, la faisant tousser à en cracher ses poumons. Là, Di découvrit une sorte de trésor. Il y avait un vieil ours en peluche à l'œil droit arraché, aux membres quelque peu démantelés, un cadre poussiéreux dont le verre était sali contenant la photo de mariage d'un joli jeune couple; la femme de la photographie ressemblait à Brume en plus âgée. Il y avait un second cadre à l'état plus convenable où était glissée la photographie d'une petite fille souriante, devant la maison en ses jeunes années. Au fond de la malle, il y avait de vieux morceaux de journaux. En les regardant plus attentivement, Di remarqua qu'il s'agissait de deux articles précis découpés dans le journal local, il y avait à peine un an de cela. Le premier traitait de la noyade d'une jeune femme dans un lac, il s'agissait de la jeune mariée de la photographie. Le second expliquait le suicide de son mari, trois ans plus tard, pendu dans son grenier. Di leva la tête, regardant le vieux bout de la corde coupée se balançait à cause du vent. Toutes ces pièces du puzzle mises bout à bout lui nouaient la gorge. Elle reprit le cadre de la petite fille, passant délicatement son doigt sur le visage rieur et heureux de l'enfant. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Un peu plus d'une dizaine d'années ? L'adolescente sentait son cœur s'emplir de larmes et écraser sa poitrine. Du fait d'avoir découvert cette histoire tragique et morbide, elle s'en sentait presque responsable.


Le plancher grinça. Elle sursauta, lâchant le cadre qui tomba à terre. Di se retourna. Elle vit se dessiner la silhouette de Brume dans la faible lumière que projetait la fenêtre cassée de l'escalier.

- Où étais-tu ? cria-t-elle en se levant d'un bond et en sautant au cou de son amie, les larmes aux yeux.

- J'étais en ville, la rassura Brume en la serrant par la taille. J'avais besoin de prendre l'air; je ne voulais pas t'inquiéter.

- Je t'ai cherchée partout. J'ai eu si peur que tu sois partie !

- Partie ? Je te rappelle que nous sommes inséparables.

Resserrant son étreinte autour des épaules de Brume, Di enfouit son visage dans le cou de la rouquine. Elle tremblait, ses yeux étaient inondés de larmes. Inspirant profondément, Di fit un pas en arrière, brisant l'étreinte pour reporter son regard sur la malle. Voyant son air songeur, Brume demanda :

- Qu'y a-t-il ?

- J'ai trouvé quelque chose.

Brume lui lança un air interrogateur. En guise de réponse, Di lui saisit la main et l'entraina vers le fond de la pièce. Elles se baissèrent. Di ramassa le cadre tombé à terre, le tendant à son amie, et désigna la malle du regard. Brume saisit le cadre, le regarda longuement. Puis, elle se rapprocha de la malle, sortant le second cadre, la peluche, lisant les articles de journaux.

Di regardait la rouquine : son visage se crispait, une expression anéantie s'y dessinait peu à peu, une énorme larme de détacha de son œil et roula sur sa joue et, commençant par laisser échapper quelques sanglots, Brume explosa en pleurs. Di la prit immédiatement dans ses bras; l'y serrant si fort qu'elle eut même peur de la briser. Ne parvenant pas à calmer ses larmes, Brume se blottit contre son amie. Les minutes passaient si lentement. Le corps de Brume paraissait frêle, secoué par de violents tremblements, contre celui impassible de Di. Cette dernière tentait de la calmer, passant sa main délicatement dans ses épais cheveux et lui murmurant des paroles rassurantes. Brume s'agrippait à Di, lui enfonçant carrément les ongles dans les épaules, appuyant son front contre le cou de la brunette.

La respiration entrecoupée par ses sanglots, Brume releva la tête et, fermant les yeux, inspirant avec difficulté, elle essuya ses larmes du revers de la main. Rouvrant les yeux, elle plongea son regard dans celui de Di et lui dit d'un ton solennel :

- Merci.

Di lui sourit et passa une nouvelle fois sa main dans ses beaux cheveux roux pour lui enlever une mèche de devant ses yeux. Tordant les lèvres, manifestement gênée, elle demanda à Brume :

- Que t'est-il arrivé ?

Brume tourna la peluche entre ses doigts et la serra contre sa poitrine.

- Je... Di, je me souviens de ça, je me rappelle tout.

- Vraiment ?

- Regarde, c'était ma peluche favorite. Elle a dû souffrir autant que moi, la pauvre ! J'ai passé mes nerfs dessus durant cette période difficile. Tu vois, je vivais ici, dans ta maison. J'étais plutôt heureuse en fait, peut-être un peu trop rêveuse, un peu en retrait du monde. J'étais plutôt dans la lune, je n'avais pas beaucoup d'amis. Et puis ce petit monde paisible a basculé. J'avais douze ans quand ma mère a... Elle s'est noyée dans le lac. Elle ne savait pas nager. Elle aimait aller se promener de bon matin, alors qu'il faisait encore noir. Le lever du soleil sur ces eaux troubles, disait-elle, était une chose magnifique. Mais elle est tombée. Elle a glissé dans le lac et elle n'a pas su revenir. C'est un pêcheur qui l'a retrouvée, mais elle n'était déjà plus de notre monde. L'eau m'a enlevé la mère que j'ai tant chérie, j'ai une peur bleue de l'eau depuis. Moi-même je suis bien incapable de nager. De ce jour là, mon père a totalement changé. Avant il m'aimait, il faisait attention à moi. J'étais son bijou, il était mon héros. Il n'a pas supporté la mort de ma mère. Il avait l'air d'une âme errante, un corps sans vie, un vrai fantôme. Il m'avait complètement oubliée; je n'existais plus pour lui. Je me débrouillais seule. J'étais triste, j'avais tout perdu. N'ayant nulle part où me réfugier, personne à qui parler, je passais mon temps à m'enfermer dans des placards. Ça a duré plusieurs années. Mon père venait souvent dans ce grenier. Il buvait, puis il jetait violemment ses bouteilles à terre, complètement saoul, comme pour passer sa colère à l'encontre des injustices de ce monde. Mais il ne se rendait pas compte que je m'effaçais, que c'était moi maintenant qui subissait cette injustice. Il s'ouvrait les veines, seul ici. Il pissait le sang, c'est moi qui devais le soigner, mais on aurait dit qu'il n'avait aucune gratitude. C'était un vrai légume ! Moi aussi j'ai parfois fait couler mon sang sur ce plancher, il m'avait si bien montré comment le faire ! Et puis, un jour, il s'est pendu. J'avais quinze ans. Je suis restée plusieurs semaines seule dans la maison. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je ne ressentais plus rien. Je n'avais même plus aucune notion du temps. C'est le facteur qui a trouvé mon père pendu. Je suis allée vers lui, je lui ai parlé, j'ai hurlé; mais il ne m'a jamais entendue. Mon père m'avait oubliée, tout le monde m'avait oubliée. C'était comme si je n'avais jamais existé. Et j'avais cessé d'exister, j'étais devenue irréelle, le monde avait fait de moi cette petite chose errante au milieu d'autres qui ne pouvaient pas la voir. Peu à peu, j'ai compris que je n'avais plus aucun besoin vital humain. Mais je suis certaine de ne jamais être morte. Je me demande parfois si je pourrais me suicider, mais je sais que j'aurais mal et je ne sais pas si ça me ferait vraiment quelque chose. Je me suis blessée plusieurs fois et le sang n'a plus jamais coulé de mes plaies. Souvent aussi, je me demande si ma mère m'a oubliée comme les autres de là où elle est. Je sais qu'elle m'aimait, mais peut-elle seulement se le rappeler ? Et mon père, je me demande comment il a pu me laisser dans cet état.

Les yeux de Di s'étaient remplis d'eau salée.

- Die ? Brume souleva délicatement les quelques cheveux qui tombaient sur le visage de la petite brune. Tu pleures ?

- Non... Si, un peu. Tu ne méritais pas une chose pareille ! Souvent je me dis que je souffre, mais quand je sais ce que toi tu as vécu, je me dis que je suis vraiment égoïste de me plaindre de ce que je peux endurer.

- Tu n'y es pour rien. Et tu n'es en aucun cas égoïste. Tu as des problèmes, toi aussi, et je ne permettrai jamais que tu souffres comme moi j'ai pu souffrir. Je suis là, et je le serai toujours pour te protéger de l'oubli.

- Brume, tu te rappelles aussi ton prénom ?

- Oui, tu voudrais le connaître ?

- Dis-le-moi.

- La petite fille sur la photo, celle qui était encore réelle et souriante, celle dont le sang bouillait dans les veines, dont le cœur palpitait, elle s'appelait Kiera, et c'était moi.

- Kiera.

- Tu peux m'appeler par mon prénom si tu veux, mais sache que je resterai toujours Brume, rien que pour toi.

Di sourit.

- Et moi, toujours Die. Voilà pourquoi tout est si magnifique entre nous.

- Non, ça c'est probablement parce que toi, tu es magnifique !

Kiera rougit. Pourquoi avait-elle dit cela ? Di esquissa un sourire gêné et répondit :

- Je suis loin d'être magnifique; mais ce qui est sûr c'est que sans toi je ne serai vraiment rien !

- Et moi, je serais quoi sans toi, Die ? Tu viens de retrouver mon passé, ma vie. Je sais qui je suis, grâce à toi. Mais le plus important, c'est que tu fais de moi quelqu'un de meilleur.

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