9. Du sang sur les mains
Kiera ouvrit les yeux en baillant, encore tout étonnée d'avoir dormi. Elle était allongée sur le lit, recroquevillée au-dessus des couvertures. Un peu plus loin, Di dormait encore paisiblement. Brume se redressa, les muscles engourdis, et bailla une nouvelle fois. Elle passa sa main dans ses cheveux, étira son visage sous ses yeux. Elle se sentait plus vivante que la veille.
Di, s'éveillant, roula sur le côté et, ouvrant ses paupières encore pleines de sommeil, regarda Kiera en souriant.
- Bien dormi ? lui demanda-t-elle.
- Merveilleusement bien ! s'exclama Brume en un soupir de contentement. Je n'avais pas passé une nuit dans un lit depuis des lustres; rien à voir avec ce vieux placard !
- Allons déjeuner. Je meurs de faim; pas toi ?
- Voyons... Qu'y a-t-il au menu ?
- Je ne sais pas. Il me reste quelques livres. Ça te dirait qu'on aille acheter des cookies à la pâtisserie ?
- Ah toi, tu sais toujours trouver ce qui me ferait plaisir ! Habille-toi et faisons la course jusqu'au magasin. La dernière arrivée a un gage !
Die sauta hors du lit et enfila en toute hâte les premiers vêtements qui lui passèrent sous la main. Elle jeta sa veste sur ses épaules et, attrapant son porte-monnaie, se précipita dans le couloir, Brume sur ses talons. Les deux amies dévalèrent l'escalier, se bousculant, se lançant de petits sourires de défi. Kiera s'élança la première à l'assaut de la porte mais, emportée par la vitesse qu'elle avait prise lors de la descente de l'escalier, elle ne parvint pas à freiner et se heurta à la porte, le buste en avant, on aurait dit comme plongeant dans l'épais panneau de bois. Di arriva dans la seconde. Elle s'arrêta un instant pour se pencher vers Brume puis, voyant que cette dernière ne s'était pas fait mal et riait également de sa maladresse, elle lui pinça le ventre afin de la faire reculer et, bondissant sur la poignée de la porte, se jeta dans la rue et reprit aussitôt sa course. Kiera avait retrouvé son sérieux et remontait à son tour la rue en courant. Elle eut tôt fait de rattraper son retard. Mais Di n'avait pas dit son dernier mot. Prenant un peu plus d'élan, elle bifurqua brusquement dans une petite rue, contournant l'avenue principale de la ville et gagnant la pâtisserie par une multitude de ruelles dégagées. Kiera n'avait pas eu assez de réflexes et de temps pour emprunter ce chemin. Elle remonta donc l'avenue principale, encombrée, tentant d'éviter les passants pressés qui ne pouvaient la voir. Mais plus elle avançait, plus la foule devenait dense. Brume arriva néanmoins à traverser l'avenue et tourna vers la pâtisserie. Di arrivait également à ce moment, nettement moins essoufflée. Kiera inspira profondément et, usant d'un ultime effort, elle fonça dans la rue, pourse retrouver nez à nez avec son amie devant la porte de la pâtisserie. Mais, avant d'être stoppée, Kiera effectua un dérapage sur le côté, frôlant Di et tournant immédiatement pour bondir dans le magasin. Arrivant à bout de souffle, elle s'effondra sur le comptoir.
Les deux amies étaient assises sur un banc, au milieu du parc, finissant leur petit déjeuner. Di regarda l'heure sur le clocher de l'église :
- Je dois aller en cours, je suis probablement déjà partie pour être en retard.
Elles se levèrent et firent route vers le lycée. Di arriva juste à temps, la sonnerie finissait de retentir. Elle rejoignit sa classe, arrêtant de parler avec Kiera. Augusta l'attendait.
- Salut, Di, dit-elle.
- Salut.
- Alors, qu'en est-il de « la chose » ?
- Elle a disparu.
- Comment est-ce possible ?
- Je l'ignore.
Augusta se détourna, faisant mine d'ignorer Di. Celle-ci ne comprit pas sa réaction. Brume resta dans la cour du lycée alors que Di était en classe. Augusta persista à se montrer distante, à ne pas adresser la parole à la petite brune. La cloche sonna l'heure de la récréation. Di décida d'aller demander quelques explications à Augusta sur son étrange comportement. Elle la rejoignit dans la cour.
- Augusta, que se passe-t-il ?
Mais cette dernière fit mine de ne pas l'entendre et continua de marcher en direction des toilettes. Di la suivait, répétant inlassablement sa question. Elles se trouvèrent bientôt entre les rangées de lavabos. Augusta déroula du papier toilette et le fourra dans la tuyauterie de l'un d'eux.
- Que fais-tu ? demanda Di, de moins en moins rassurée.
Augusta ferma la porte à double battant des toilettes. Elle enleva ensuite son sac et noua les deux poignées avec la lanière. Di regardait autour d'elle; il n'y avait aucune autre issue.
- Augusta ?
La jeune fille se retourna vers Di, le regard noir. Elle s'avança vers elle, la prenant de haut, et lui agrippa le bras, serrant si fort son poignet qu'il craqua. Elle força Di à tourner le visage vers elle. Enfin, quand elles furent les yeux dans les yeux, Augusta lui demanda :
- Où est la chose qui as tué Mary ?
- Je ne sais pas ! persista à répondre Di, tentant de dégager sa figure de la main d'Augusta. Mais l'autre était beaucoup plus grande et beaucoup plus forte qu'elle.
- Tu mens. Tu es tellement étrange. Cette chose a tué Mary, comme par hasard au moment où toi tu cherchais à te venger. Ensuite tu prétendais qu'elle vivait chez toi. Tu agis bizarrement, certaines personnes prétendent que tu parles toute seule. Moi je crois plutôt que tu me caches quelque chose. C'est toi qui as tué Mary ?
- Non ! Non ! Je n'ai rien fait à personne, je ne sais rien !
- Menteuse ! C'est quoi cette chose invisible ? Avoue que tu sais où la trouver. C'est une espèce de monstre que tu as dressé pour venir à bout de nous tous, c'est ça ?
- Mais tu es complètement folle ! Qu'est-ce que je ferais avec un monstre ? Pourquoi je voudrais venir à bout de tout le monde ?
- Parce que personne ne t'aime, pauvre tache !
- C'est faux.
- Ah bon ? Dis-moi donc qui t'aime. Il paraît que même tes parents ne veulent pas de toi ! Qui t'aime alors ? Ton monstre domestiqué ?
- Ce n'est pas un monstre ! cria Die en poussant violemment Augusta, se dégageant ainsi de ses mains robustes.
- Je le savais ! Tu es de mèche avec cette chose !
- Non, je...
- Je vais te faire exactement ce que tu as fait à Mary ! Tu vas crever et ensuite je buterai ta créature à la con !
- Augusta, arrête ! Tu es complètement folle !
L'adolescente était totalement enragée. Elle semblait comme possédée. Elle se jeta sur Di, la poussa vers le lavabo. Di se débattait, s'agrippait aux cheveux de son agresseur. Augusta parvint à lui mettre la tête dans le lavabo, mais il était plus dur de la tenir immobilisée. Di sentait l'eau qui commençait à éclabousser son visage. Elle tira un peu plus sur les cheveux d'Augusta, l'obligeant à se baisser et lui décrochant un petit cri de douleur. Cette dernière, bien décidée à en finir avec Di, lui asséna un coup sur la nuque. Di sentit cette douleur la traverser et perdit presque aussitôt connaissance. Elle sombrait peu à peu.
- Encore quelques secondes... se réjouissait Augusta.
La porte à double battant commença soudain à bouger, quelqu'un à l'extérieur donnait de violents coups pour l'ouvrir. Le nœud qu'Augusta avait fait avec la lanière de son sac lâcha et la porte s'ouvrit. L'adolescente regarda qui entrait, mais personne ne se montra. La porte se referma. Augusta blêmit. La lanière de son sac se baladait en l'air. Alors qu'elle s'apprêtait à riposter contre l'attaque de cet être invisible, la chose bondit sur Augusta, avant qu'elle n'ait le temps de se débattre, la faisant tomber dans le lavabo. Kiera n'avait pas le temps de l'achever tout de suite. Elle la lâcha quelques instants pour sortir Di, évanouie, de l'eau et l'allonger sur le sol. Pendant ce temps, Augusta s'était relevée et s'avançait silencieusement vers Brume. Kiera tentait de réanimer son amie, Die recrachait déjà un peu de l'eau qu'elle avait avalée et sa respiration redevenait régulière. Augusta s'élança sur Brume, celle-ci n'eut que le temps de se retourner, brandissant a deux mains la lanière du sac qui se retrouva tout contre le cou d'Augusta. Kiera songea qu'elle s'apprêtait à faire quelque chose de mal, mais qu'elle le faisait dans l'intérêt de Die. Alors elle donna un coup de pied dans la cheville d'Augusta, la faisant perdre l'équilibre. Et quand l'adolescente fut à terre, Kiera n'eut plus qu'à serrer la lanière autour de son cou. Augusta commença par crier, alors que l'étreinte enfonçait peu à peu la lanière dans sa peau. Les plaintes étaient à présents totalement étouffés, elle perdait le souffle. Le sang commença à couler dans sa nuque. C'était fini.
Brume lâcha la lanière et retourna auprès de Di. La petite brune saignait un peu du nez mais il n'y avait rien de bien grave. Kiera lui frappa un peu les joues pour lui faire reprendre connaissance mais Di restait inconsciente. Soudain, elle s'étouffa. Kiera serra les dents mais, agissant pour le mieux, elle prit une profonde inspiration et, collant ses lèvres à celles de Di, la lui renvoya. Elle avait de la chance d'avoir par le passé déjà pratiqué le fameux bouche-à-bouche pour sauver son chien. Di se redressa en toussant, la respiration encore bloquée. Kiera la prit dans ses bras et tanta de la calmer.
- C'est tout, Die. Ne t'énerve pas, souffle lentement. Ça va aller.
Di reprit peu à peu son souffle. De chaudes larmes se mirent à couler sur son visage. Elle aperçut alors le corps d'Augusta, un peu plus loin sur le carrelage. Elle se remit alors à sangloter, s'agrippant aux bras de Kiera :
- Brume, elle a voulu me tuer, elle...
- C'est fini. Elle ne te fera plus rien, maintenant.
- Oh, si tu n'avais pas été là...
- Si je n'avais pas été là, elle n'aurait jamais eu aucune raison de vouloir te tuer. Tout ça c'est de ma faute, Die. J'ai l'impression que je ne fais que te pourrir la vie.
- Pourrir ? Tu es la seule personne qui m'aime dans le monde entier; tu es la seule personne qui a de l'importance à mes yeux, la seule personne avec qui je me sens bien, la seule personne en qui je peux avoir confiance,... Si ça c'est me pourrir la vie, j'aimerais bien savoir comment tu t'y prends quand tu enjolives la vie des gens !
- Je ne sais pas enjoliver quoi que ce soit. Tu vois ça, dit-elle en désignant le cadavre d'Augusta. Eh bien c'est tout ce que je sais faire ! Tuer. Elle a raison, Die. Je suis un monstre !
- Non, je ne crois pas. J'ai souvent eu envie de tuer ce genre de personnes. Toi tu le fais, c'est tout. C'était elle ou moi aujourd'hui, même si tu n'avais rien fait il y aurait eu une morte. Et puis tu n'es pas bonne qu'à tuer, j'ai appris plein de choses avec toi, tu m'as donné un peu de goût pour la vie. Et moi, tu ne m'as pas tuée, on ne saura jamais pourquoi.
Brume soupira. Elle se tourna vers Di en souriant, les larmes aux yeux :
- Un jour tu m'expliqueras quel est ton secret pour être aussi extraordinaire.
- Disons que ma meilleure amie n'est pas vraiment ordinaire non plus. Tu sais Kiera, moi je ne t'oublierai jamais.
Kiera ne pouvait plus se retenir, elle explosa en sanglots, se jetant dans les bras de Di. Celle-ci vint coller sa tête contre celle de Brume, serrant ses doigts entre les siens. Elle demanda timidement :
- J'ai dit quelque chose de mal ?
- Non, au contraire !
- Alors... Pourquoi pleures-tu ?
- Je pleure parce que je suis heureuse; vraiment heureuse de te connaître.
- Et si on rentrait ? Je n'ai pas trop envie de rester ici.
- Rentrons.
Die et Brume s'aidèrent mutuellement à se relever, s'agrippant l'une à l'autre et, bras-dessus bras-dessous, elles rentrèrent à la maison.
Elles arrivèrent devant la petite bâtisse. Di aperçut la voiture de sa mère.
- On va rentrer en passant par le toit, comme ça elle ne verra pas que je suis revenue.
- Même quand tu rentres par la porte elle ne te remarque pas, de toute manière !
- C'est vrai ! Mais elle serait capable de me remarquer juste pour pourrir un peu plus ma journée. C'est elle qui pourrit ma vie, tu vois.
- Je peux encore l'effrayer avec des couteaux si tu as besoin.
Die rit en secouant la tête. Elles se dirigèrent vers le mur dans le jardin, comptant le gravir pour gagner le toit. C'était sans compter la voiture qui déboula bientôt dans la propriété. Le moteur s'arrêta et le père de Di en descendit. Il n'était pas du genre très tolérant. Aussitôt qu'il aperçut sa fille en train d'escalader le mur, il entra dans une colère atroce. Il se précipita vers le mur et, sans la moindre prudence, il agrippa la cheville de Di, la tirant vers lui d'un coup sec. La jeune fille perdit l'équilibre et tomba aux pieds de son père, se cognant violemment le dos contre le sol terreux. L'homme, furieux, commença à grogner, injuriant sa fille de toutes les formulations possibles. Di en avait par-dessus la tête. Elle se releva avec difficulté, se posta parfaitement droite devant l'homme baraqué, levant le menton. Elle le regarda droit dans les yeux et dit avec un calme impressionnant :
- Je te hais.
L'homme fit de gros yeux et grogna :
- Tu as dis quoi, petite conne ?!
Di s'enflamma :
- Je voulais dire que tu étais un pauvre connard et que je t'emmerdais !
L'homme gonfla le torse et répliqua d'une gifle si grosse que Di vola. Sa joue était marquée d'un bleu, à présent. Elle se releva immédiatement et persista à hurler :
- Je te hais !
Son père devenait de plus en plus rouge de colère. Perdant tout contrôle de lui même, il arracha un piquet de bois à la clôture et le lança sur Di avec une force colossale, si bien que la chute de ce dernier sur le ventre de l'adolescente lui décrocha un cri suraigu. Mais, persistant toujours à riposter, Di se redressa encore, se dégageant du piquet qui venait de lui tomber dessus. Sa détermination ne fit que renforcer la rage de son père. Il se saisit du bout de bois et, saisissant sa fille par le bras et la jetant à terre telle une vulgaire serpillière, il lui asséna une série de coups plus douloureux les uns que les autres, avec l'épais bâton.
Brume ne supportait pas la vue de ce spectacle. Elle tenta de retenir le colosse, agrippant sa taille et le tirant de toutes ses forces vers l'arrière. Mais la masse de l'homme était beaucoup plus importante que la sienne, et il restait impassible, comme une montagne qu'une plume aurait essayé de déplacer. Il ne remarquait même pas la présence anormale de Kiera. Voyant que les plaies commençaient à saigner sur le corps de Di, Kiera perdit son sang-froid et, enragée à son tour, décida d'agir en conséquence. Elle se dirigea à son tour vers la clôture. Mais ce n'est pas un simple piquet en bois qu'elle en retira. Elle se souvenait parfaitement que cette vieille clôture, encore telle qu'elle l'avait connue dans son enfance, était dépareillée au point que si certains piquets étaient de bois, certains autres étaient de fer. C'est l'un de ceux-là qu'elle décrocha, ayant la chance de tomber sur une partie de la clôture qui s'affaissait. Elle brandit le pieu de métal, si abîmé que le bout rouillé en était devenu tranchant, et le planta dans le dos de l'homme. Di vit le bout du pieu ressortir dans le ventre de son père. Elle assista avec dégoût à l'écoulement de flots de sang. Elle se mit à trembler, malgré elle. Die se leva d'un bond, ignorant ses plaies douloureuses.
- Il est mort ! s'égosilla-t-elle, ne sachant plus quel sentiment elle devait éprouver.
Brume se tenait au-dessus de l'homme, arborant un air horrifié. Elle regarda le cadavre, regarda Di, regarda ses mains, regarda Di à nouveau. Elle fit une mine de dégoût, retenant un nouveau flot de larmes :
- Di, j'ai les mains tachées de sang ! Je suis un monstre !
Sans laisser le temps à son amie de répondre, Brume tourna le dos et courut, disparaissant dans la rue. Di ne put que la regarder partir.
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