12. Eddy et son clan
Di ouvrit un œil, puis l'autre. Elle releva la tête ; les bras glacés de Kiera l'entouraient. Elle reposa sa joue au sol dans un soupir de contentement. Brume s'éveillait aussi.
- Di ?
La petite brune se retourna vers elle, arborant un air interrogateur.
- Quelle heure est-il ? demanda Kiera.
- Je l'ignore.
- J'entends du bruit, des gens arrivent. On ferait mieux de se tirer d'ici avant qu'ils ne te voient.
- Tu as raison.
Brume se leva précipitamment, saisit la main de Di et, la relevant, l'entraîna en dehors de l'entrepôt. Où aller à présent ? Les deux jeunes filles, ne sachant pas vraiment où elles étaient, continuèrent de longer les entrepôts sur la route délabrée. Elles entendirent un hurlement. Se retournant, elles comprirent qu'un employé arrivé dans une camionnette venait de découvrir le corps de l'homme qui avait agressé Di la veille. Laissant leur curiosité de côté, elles préférèrent ne prendre aucun risque et pressèrent le pas sans plus regarder en arrière. Elles se rapprochaient de la ville. Ce cadre était déjà beaucoup plus rassurant que celui où elle avaient passé la nuit. Di saisit la main de Brume. Celle-ci la dévisagea.
- Quoi, demanda Di, tu comptes encore me repousser ?
- Non, je pensais juste que les gens allaient te voir tenir l'air.
- Eh bien les gens verront ce qu'ils verront ! Qu'est-ce que ça peut me faire ?
- Dis-moi, ça ne te dérange pas de sentir ma peau glaciale ?
- Non, pas vraiment. Ça m'a surprise quand je t'ai rencontrée mais maintenant c'est devenu quelque chose de normal, quelque chose qui fait partie de la personne que j'aime.
- Excuse-moi si je peux être distante parfois. Je n'ai jamais eu ce genre de sentiments pour personne avant et personne ne les a encore moins eu pour moi. Il faut le temps que je m'y fasse, que j'accepte le fait que j'ai le droit à l'amour aussi.
- C'est que tu en as déjà pris conscience pour me dire ça.
- Oui, cette nuit m'a fait réfléchir. Je sais que j'ai été stupide d'avoir peur de ce que je ressentais et de te fuir. Et maintenant je sais que je ne veux et ne peux être nulle part ailleurs qu'à tes côtés. J'ai l'impression d'en dire trop et pourtant je n'en dis pas assez.
- Ne te sens pas ridicule. Je t'écoute, je ne me moque pas de toi. Je comprends, je ressens la même chose.
- Pour le coup, c'est moi qui suis troublée.
- Détends-toi. C'est pas d'aujourd'hui ce qu'on ressent alors tu ne vas pas soudainement te troubler. On n'a pas changé, Kiera; on a juste accepté ce qu'on était vraiment.
- Tu as raison.
Elles continuaient d'avancer dans la rue, les doigts entrelacés. Alors qu'elles passaient devant une petite épicerie, un homme en habits sales et tablier blanc délavé ouvrit la porte violemment. Son visage était rouge et il était tellement énervé qu'on aurait cru que ses yeux allaient sortir de leurs orbites. Il jeta une jeune fille sur le trottoir en hurlant :
- Et que je ne te reprenne pas ici ! Voler de l'alcool à ton âge, petite merdeuse, a-t-on jamais vu ça ? Tu finiras en prison, délinquante !
La jeune fille tombée à terre restait totalement insensible à ces remarques. Elle se releva immédiatement et partit sans écouter les cris du commerçant. Elle était assez grande, avec des cheveux très blonds, des yeux entre le vert et le marron. Elle portait un jean troué, des baskets sales et arrachées, un tee-shirt à moitié déchiré et une veste en imitation cuir. Une lourde et large chaine en toc pendait à son cou et on distinguait aisément un tatouage représentant une rose et un révolver sur sa hanche découverte. L'air digne, même hautain, la jeune fille piocha une cigarette dans le paquet qu'elle avait dans la poche et sortit son briquet pour l'allumer. Ne regardant que son clope, elle se heurta à Di. Elle regarda la petite brune de haut en grognant :
- Fais attention où tu marches, gamine !
Di leva la tête et regarda l'inconnue d'un air incrédule.
- C'est toi qui m'as marché dessus, premièrement. Secondo, tu n'as pas à juger si je suis ou non une gamine. Tu ne connais rien de ma vie, il me semble.
La grande blonde attrapa le col du tee-shirt de Di et lança en lui envoyant une grande bouffée de fumé pleine de nicotine dans la figure :
- Et elle a le cran de répondre en plus ! Je m'en fous de ta vie, princesse. Personne ne me parle comme ça et personne ne marche où je marche, c'est compris ?
- À ce que je sache ton nom n'est pas écrit sur la route.
L'inconnue leva le poing. Di secoua la tête :
- À ta place je ne ferais pas ça.
- Pourquoi ? Tu penses que tu me fais peur ? Et puis qu'est-ce que tu fiches avec ta main ? On dirait que tu te cramponnes au vide !
- Occupe-toi de tes affaires. Dégage d'ailleurs, arrête de m'envoyer ta fumée en pleine figure.
- Tu vas te calmer toi ! Je sais pas ce que tu fous là. Peut-être que tes parents ont acheté une jolie maison en ville avec tout leur fric, mais ici c'est pas toi qui commandes. Je ne fais pas de grâce aux princesses dans ton genre alors décampe où je vais vraiment te faire passer un sale quart d'heure.
- Je ne suis pas une princesse, OK ? Je n'ai pas de maison, ni de parents.
- Qu'est-ce que tu fiches ici ? Je t'ai jamais vue en ville.
- Je viens d'arriver. J'ai pris le premier bus pour partir de chez moi. J'ai volé de l'argent et...
- Pourquoi tu es partie ?
- Mes parents me haïssent. Enfin, mon père est mort maintenant.
- Tu l'as tué ?
- C'est un peu plus compliqué que ça.
- Excuse-moi, t'as pas l'air si gamine que ça finalement. Je m'appelle Eddy.
- Di.
- Je suis orpheline. Je me suis tirée de ma famille d'accueil il y a un bout de temps et je squatte avec une bande d'amis dans une usine désaffectée. Tu peux te joindre à nous si tu veux, Di.
- C'est gentil, mais...
- Accepte, Di ! chuchota Brume.
- Volontiers.
- Super, suis-moi.
Eddy lança sa cigarette à terre et l'écrasa. De la tête, elle fit signe à Di de la suivre. La brunette s'exécuta, sans lâcher la main de Kiera. Eddy l'entraina de l'autre côté de la ville, dans une zone industrielle à l'abandon.
- Ici c'est le jardin, déclara-t-elle avec un petit rire.
Eddy s'avança vers le seul bâtiment qui n'était pas encore totalement en ruines. Elle décrocha un trousseau de clés de sa ceinture et ouvrit avec l'une d'elles le cadenas qui fermait la lourde porte métallique. Di la suivit à l'intérieur, à travers plusieurs couloirs poussiéreux, puis dans un escalier lugubre. Eddy toqua à une porte.
- Je vais te présenter les autres.
La jeune rebelle poussa la porte. Elle invita Di à entrer. L'adolescente découvrit alors une pièce où s'éparpillaient quelques matelas et draps abîmés, des piles de vêtements, des sacs de nourriture. Il y avait là trois autres adolescents; deux garçons et une fille.
- Les gars, je vous présente Di. Tu vois Di, ici on est tous dans le même bateau.
Eddy désigna un grand brun gringalet portant un chemisier et une vieille cravate :
- Les parents de Stephen l'on mis à la porte parce qu'il était gay. Il n'a même pas pu intégrer l'université alors qu'il était terriblement doué. Ce mec a une intelligence incroyable !
Elle se tourna ensuite vers un garçon de forte corpulence en survêtements usés :
- Josh est parti de chez lui pour devenir basketteur et comme on lui a refusé son entrée dans l'équipe de Glasgow il est à la rue sans un rond.
Finalement, elle montra à Di la jeune fille en noir aux cheveux châtains emmêlés, maquillée et vêtue dans un style gothique improvisé avec le peu de moyens qu'elle avait :
- Le père d'Hilary a foutu le feu à leur maison et sa mère est morte dans l'incendie. Comme elle ne voulait pas aller vivre chez sa tante en Allemagne, elle s'est enfuie.
- On est tous livré à nous-mêmes alors on s'est dit qu'on s'en sortirait mieux si on se serrait les coudes. Tu es des nôtres, Di ?
- Évidemment.
Stephen débarrassa un matelas et le traîna dans un coin de la pièce.
- C'est pas l'hôtel première classe, dit-il, mais ça ira pour toi dormir ?
- C'est génial, répondit Di. J'ai passé la nuit derrière à même le sol alors un matelas, quel qu'il soit, est le bienvenu !
Entraînant discrètement Brume derrière elle, Di alla s'asseoir sur le matelas que le jeune homme venait de lui avancer.
- Alors, demanda Hilary, comment tu es arrivée ici, Di ?
- C'est une histoire compliquée.
- Raconte-nous. On est amis, allez !
Di fixait les doigts de Kiera entre les siens.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? s'inquiéta Eddy.
- C'est si terrible que ça ? demanda Josh.
- Non, c'est que... Vous allez me prendre pour une folle.
Kiera soupira, agacée.
- Ne dis rien, Di !
- J'essaye de t'aider. Tu vois un autre moyen ?
- À qui parles-tu ? s'étonna Eddy.
- Je vous ai prévenus, vous allez me prendre pour une folle.
- Raconte toujours.
Les quatre amis regardaient Di en hochant la tête. Ils se lancèrent quelques regards. Eddy se tourna vers Di :
- Et comment s'appelle ton amie ?
- Kiera.
- Et on ne peut ni la voir, ni l'entendre ?
- Non.
- Et comment ça se fait que toi tu peux ? interrogea Hilary.
- Je n'en ai aucune idée.
- C'est scientifiquement impossible, décréta Stephen.
- Tu ne crois pas ce que dit Di ? demanda Eddy d'un ton menaçant.
- On serait fixés si Kiera nous donnait un signe de son existence, dit Josh.
Di se tourna vers son amie.
- Tu ne devais parler de moi à personne, s'énerva Brume, tu me l'avais promis le premier jour.
- Je l'avais promis pour Augusta. Ce sont des amis, Kiera. Mes amis sont les tiens aussi. Tous ensemble on pourra peut-être trouver une solution. S'ils veulent bien croire que tu es là ça pourrait peut-être changer quelque chose. S'il te plaît.
Di avait à présent son visage tout contre celui de Kiera. La rouquine secoua la tête.
- C'est injuste, je n'arrive pas à te refuser quoi que ce soit ! Arrête d'être adorable un instant. Donne-moi donc un papier et un crayon; tu as bien ça dans ton sac.
- Probablement quelque part au fond, oui.
Di ouvrit son sac et commença à fouiller pour trouver ce que lui demandait Brume. Les quatre autres adolescents la dévisageaient. Di tendit le papier et le crayon à Kiera. Celle-ci se contenta d'écrire «Je suis là». Eddy, Stephen, Josh et Hilary regardaient le crayon flotter en l'air en inscrivant peu à peu ces mots. Sa phrase terminée, Kiera se leva et se dirigea vers Eddy. Elle lui saisit le poignet et enfonça le papier dans la paume de sa main. Eddy ne put retenir un petit cri de surprise.
- Ta main est glaciale, Kiera !
- On s'habitue, dit Di.
Brume revint s'asseoir près de Die.
- Votre histoire est extraordinaire, Di ! s'écria Eddy. Si j'avais cru ça possible. Mais dis-nous, comment peut-on aider Kiera ?
- Il faudrait que le monde puisse la connaître, se souvenir d'elle. Mais elle n'est que particules d'air et part d'imaginaire, alors...
- C'est quoi « part d'imaginaire » ? demanda Stephen.
- Tu as beau avoir une réputation de génie, je crois que tu as encore beaucoup à apprendre ! lui lança Di. La part d'imaginaire est une partie de nous enfouie profondément quelque part. La plupart des gens ignorent la posséder, mais elle permet de tout réaliser, de rêver. Rêver comme font les enfants, c'est quelque chose de totalement magique ! Kiera est encore là car, quand elle a cessée d'exister, cette partie d'elle est restée là.
- Alors c'est un peu comme un fantôme de quand on est encore vivant ? supposa Hilary.
- Ce n'est pas impossible.
- Quoi qu'il arrive, déclara Eddy, maintenant Kiera et toi faites partie de ce clan et, comme on se serre tous les coudes ici, on va tout faire pour vous aider.
Di sourit, serrant la main de Brume dans la sienne. Kiera sourit aussi. C'était bien la première fois que quelqu'un qui ne pouvait pas la voir croyait en elle et proposait de l'aider. Stephen leva la main en demandant, regardant les doigts de Di caresser une main imaginaire :
- Mais dis-moi, Di...
- Oui ?
- Kiera et toi c'est une histoire d'amitié ou... ?
- Tu es observateur. Non, j'aime Kiera plus que j'ai jamais aimé et que j'aimerais jamais personne. Je ferai n'importe quoi pour elle, je ferai tout avec elle. Ça peut vous paraître stupide que je sois amoureuse de quelqu'un qui n'existe pas mais c'est comme ça; Kiera est la personne avec qui je veux être toute ma vie.
- J'aimerais bien savoir à quoi tu ressembles, Kiera, dit Eddy, en tout cas vous avez vraiment de la chance de vous avoir l'une l'autre. Ça ne doit pas être une histoire facile tous les jours mais vous m'avez l'air d'avoir de la détermination. Je suis convaincue que vous irez loin.
- Merci, Eddy.
- C'est pas tout ça, dit Josh, mais on mange quoi ce midi ?
- Quel goinfre ! s'écria Eddy. Kiera mange-t-elle avec nous ?
- Oui, Kiera est comme nous tous, elle vit comme nous tous. C'est juste qu'elle est invisible aux yeux du monde.
- Il va falloir le temps que je m'y fasse. Je pensais déjà qu'on formait une bien étrange équipe avant, mais avec votre arrivée je crois qu'on a vraiment atteint les sommets ! Ajoute deux couverts Hilary; il doit rester un peu du repas d'hier soir.
Annotations