14. Leçons de piano

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L'après-midi était déjà avancé. Le ciel se couvrait alors que Di et Kiera parcouraient les rues de la ville. Elles entraient dans les magasins, regardaient les étalages, se cachaient dans les rayons. Elles jouaient avec les vêtements et accessoires, mimaient les publicités pour les produits de beauté. Les deux amies riaient aux éclats. Ça faisait longtemps qu'elles ne s'étaient pas autant amusées !

Elles couraient à présent dans les ruelles, marchaient sur les bordures des trottoirs en appui sur la pointe des pieds, jouant à prendre de grands airs. Elles se tenaient ensuite par la main, allaient en avant, en arrière, un demi-tour, sur le côté, décrivant une bien étrange danse. Di riait, les larmes aux yeux, ne parvenant même plus à mettre un pied devant l'autre. Elle trébucha et tomba sur l'épaule de Kiera. Brume fut alors déséquilibrée. Comme un domino renversé par un autre, elle glissa à son tour pour aller s'écraser contre la porte d'une maison qui s'ouvrit sous le choc. Le corps de Brume fut emporté par la porte et la jeune fille termina sa chute dans le hall de la maison. Di, elle-même emportée à terre par Kiera, la rejoignit en rampant, riant à en perdre haleine. Entrée involontairement dans le hall, la brunette essoufflée s'effondra à côté de son amie. Les deux jeunes filles avaient attrapé mal au ventre à force de pouffer. Leur fou-rire terminé, elles parvinrent enfin à se redresser.

- On devrait peut-être partir, suggéra Brume, ce n'est pas chez nous.

- Non, nous devrions nous excuser auprès du propriétaire. Regarde, la porte ne tient même plus au mur.

- Justement, on aura des ennuis s'il sait que c'est notre faute.

- Je trouve ça plus juste de s'excuser. On pourra toujours remettre sa porte en place ; je suis sûre que Josh le fera en quelques secondes avec tous les muscles qu'il a !

- Tu préférerais que j'aie des muscles peut-être ?

- Non, je n'ai jamais dit que j'aimais ça ! À vrai dire, les grands baraqués ne m'attirent pas.

- Alors qu'est-ce qui t'attire ?

- Laisse-moi réfléchir... Je pense bien que toi, tu es très attirante !

Kiera donna une petite tape sur le crâne de Die, lui souriant :

- Je n'en pense pas moins de toi, ma chère !

Di glissa ses doigts entre ceux de Brume :

- Ne sois donc pas jalouse quand je vante quelqu'un d'autre ; c'est toi que j'aime.

- Je sais. C'est juste que Josh me semble un peu bizarre.

- Bizarre ?

- Oui ; Eddy, Stephen et Hilary me m'ont l'air d'être des personnes de confiance, ils ont l'air de vouloir nous aider. Mais Josh ne m'inspire pas. Il n'est presque jamais là, il traîne sur ce terrain de basket avec des gens qui ne m'inspirent pas non plus. Je ne sais pas, je ne l'apprécie pas. Peut-être ai-je tort, mais parfois c'est comme ça.

- Je ne sais pas, je ne le connais pas vraiment. Je n'ai pas vraiment confiance en qui que ce soit à part toi. J'attends de voir ce qu'ils sont prêts à faire pour nous venir en aide.

- Appelle donc le propriétaire.

Di cria :

- Il y a quelqu'un ?

Aucune réponse ne se fit entendre.

- Y a-t-il quelqu'un ? répéta Di.

Sa question n'eut pas plus de succès que la première fois. L'attention de la jeune fille se porta sur la moquette nacarat arrachée du hall. Le sol était poussiéreux. Une araignée passa en vitesse sur le mur.

- Ça n'a pas l'air très entretenu, fit remarquer Di.

Brume acquiesça. Les deux amies avancèrent dans la maison et débouchèrent dans un salon mal ordonné. Des livres et papiers étaient éparpillés au sol. Kiera s'accroupit pour y jeter un œil. Il y avait des factures, quelques pages griffonnées gmais surtout beaucoup de partitions. La jeune fille lut quelques notes de musique, émerveillée. Di regarda par-dessus l'épaule de son amie en contorsionnant son cou. Elle demanda :

- Tu comprends ça ?

Pour Di, ces lignes de noires, blanches, rondes, croches et autres notations mystérieuses étaient tout aussi compréhensibles que du chinois. La jeune fille parcourait des yeux les portées avec curiosité.

- Bien sûr, répondit Kiera, j'ai appris ça étant petite. C'est beaucoup de symboles pour pas grand chose, tu sais. Quand on prend l'habitude, ça se lit sans même réfléchir !

Kiera se pencha à nouveau dans les papiers éparpillés sur le sol. Elle saisit une nouvelle partition et la lut avec une expression d'extase intrigante. Di la dévisagea.

- Il doit y avoir un piano ici, dit Kiera.

Les deux amies regardèrent autour d'elles. Di indiqua :

- Là-bas !

L'instrument trônait dans le coin de la pièce, face à la baie vitrée, enseveli sous un impressionnant monticule de... Di le regarda plus attentivement. De beaucoup de choses, en fait ! Il y avait quatre ou cinq piles de livres qui, basculant, s'entrechoquaient et se mêlaient les unes aux autres. Il y avait une plume posée sur le clavier, alors que l'encrier, dont le liquide qu'il contenait avait durci au fil du temps, occupait le rebord en bois de l'instrument. Il y avait également des feuilles contenant des portées encore vierges, dispersées de tous côtés du monticule. Le sommet de cette montagne de désordre était couronné d'une lampe débranchée dont le fil trainait et dont l'ampoule était de toute manière probablement grillée.

Kiera, la partition toujours en main, s'avança vers le piano. Elle caressa le clavier, égayée par le parfum de doux souvenirs. Elle prit la plume du bout des doigts et la rangea délicatement dans l'encrier. S'asseyant sur le tabouret poussiéreux, elle essuya le clavier avec la manche de sa veste et déposa la partition sur le pupitre. Brume commença à jouer. Les longs doigts fins de ses mains adroites étaient parfaitement coordonnés, dansant avec grâce sur les différentes touches. Les sons émis par l'instrument résonnaient dans ses entrailles, la faisant vibrer, alors qu'une expression épanouie gagnait son visage.

Di la regardait, hébétée. Kiera avait un talent évident, elle apprivoisait son instrument avec tant de délicatesse et de précision qu'on eut presque cru que c'était un don et elle une virtuose.

La rouquine acheva la note finale.

- Où as-tu appris à jouer comme ça ? s'enquit Di. Je n'ai jamais rien entendu de pareil !

Kiera lui tendit la partition en souriant :

- C'est ma mère qui l'a écrite.

Di regardait tour à tour son amie et le papier.

- Elle m'a enseigné le piano dès mon plus jeune âge, poursuivit Brume, et j'ai toujours aimé en jouer. Ma mère composait, je l'aidais. J'ai arrêté de faire de la musique lorsqu'elle est morte. Ça faisait ressurgir trop de souvenirs douloureux. Mais je me rends compte que ça m'a manqué tout ce temps. Il fallait juste que je fasse mon deuil, je pense.

- Il faut que tu continues ! Tu es trop douée pour ne pas continuer ! Il faut que tu montres ça à Eddy et aux autres pour intégrer le groupe !

- Hors de question. Rappelle-toi, je suis irréelle. Je n'ai pas franchement envie d'être un phénomène de foire du genre « le piano qui joue tout seul ».

- Je comprends. Alors, apprends-moi !

- Quoi, le piano ?

- Oui ; j'aimerais savoir en faire aussi.

- D'accord. Viens donc t'asseoir près de moi.

Di s'exécuta.

Ainsi, tous les jours qui suivirent, les deux jeunes filles revinrent dans la maison abandonnée en fin d'après-midi. Elles s'asseyaient devant le piano et Kiera enseignait à Di le solfège, le maniement de cet instrument. Les semaines passaient, Di progressait. Kiera était fière de son élève et heureuse de pouvoir partager sa passion avec celle qu'elle aimait.

Lorsque Di fut suffisamment expérimentée, elles inventèrent un court morceau ensemble. Puis, machinalement, elles en inventèrent d'autres, de plus en plus longs et complexes. Elles formaient un duo parfaitement coordonné.

Kiera et Di étaient assises côte à côte devant le piano, leurs doigts se frôlaient sur les touches. Elles venaient ici depuis déjà deux mois chaque après-midi. Elles avaient déjà composé plus d'une vingtaine de morceaux. Elles aimaient jouer ensemble, ça les rapprochait encore un peu plus. Elles avaient comme l'impression de se connaître d'une nouvelle manière lorsqu'elles faisaient de la musique. Ce jour là, elles finissaient d'apporter quelques améliorations à celui des morceaux de leur composition qu'elles prétendaient être le meilleur. Jouer à quatre mains facilitait la rapidité et la précision mais demandait énormément de concentration. Heureusement, Die et Brume avait le don de se comprendre sans parler et savaient pertinemment ce que l'une attendait de l'autre à quel moment. De plus, depuis le temps qu'elles répétaient, elles s'étaient habituées aux sons des touches et connaissaient le clavier sur le bout des doigts. Il leur arrivait même de jouer en se regardant, comme si elles avaient pu lire la partition dans leurs regards respectifs.

C'est exactement de cette manière qu'elles jouaient lorsque la porte de la maison s'ouvrit. Prises dans le monde où il n'existait rien excepté elles et le piano, les deux jeunes filles ne remarquèrent rien. Une grande femme en tailleur noir entra dans la maison. Elle avait une démarche légère et gracieuse, pleine d'assurance. Elle avait l'air sérieuse mais quelque peu décalée. Elle avait un visage assez fin, une petite bouche, des yeux verts pétillants et une tignasse d'un blond foncé assez terne qui tombait sur ses épaules. Elle devait avoir un peu moins d'une trentaine d'années. Elle traînait derrière elle une lourde valise et fronça les sourcils en entendant le piano.

Intriguée, la jeune femme avança dans son salon. Quelle ne fut pas sa surprise en y découvrant une jeune fille en train de jouer du piano. Trouvant le morceau plutôt agréable, la jeune femme n'osa pas interrompre l'adolescente et la regarda faire depuis l'entrebâillement de la porte. Ce morceau avait quelque chose d'étrange tout de même, la manière de jouer de la petite brune également. La femme ne tarda pas à comprendre pourquoi : certaines touches de l'instrument s'actionnaient seules. Elle écarquilla les yeux ; elle n'avait jamais vu un tel phénomène !

Depuis la baie vitrée, on voyait le soleil descendre dans le ciel. Il avait une teinte orange sublime. Il était juste en face de la maison et sa lumière ne tarda pas à inonder la pièce. C'est alors que la jeune femme comprit, aussi impossible que cela pouvait sembler. Une silhouette se dessinait dans l'air à côté de la petite brune et faisait aller ses doigts elle aussi sur le piano. Comment était-ce possible ? Croyant devenir complètement folle, la jeune femme attrapa mal au crâne et vacilla, laissant tomber sa valise à terre.

Di sursauta et se retourna brusquement vers la nouvelle venue. Kiera arrêta de jouer. La jeune femme prit une profonde inspiration et passa la main dans ses cheveux. Le soleil avait disparu à l'horizon et elle appuya sur l'interrupteur pour éclairer la pièce. La silhouette dans l'air avait disparu, elle aussi. Di n'osait pas bouger, c'est à peine si elle osait respirer. Elle serrait les doigts de Kiera dans sa main. La femme s'approcha d'elle :

- Qui es-tu ?

- Je... je m'appelle Di.

- Et que fais tu ici, Di ?

- J'ai... je suis tombée il y a quelque mois et j'ai abîmé la porte de cette maison alors je suis entrée et... j'ai vu le piano. Je suis revenue pour remettre la porte en place et je me suis permis de jouer un peu de cet instrument.

- Mais tu ne crois pas que ce n'est pas très approprié d'entrer comme ça chez les gens et d'utiliser leurs affaires ?

- Je n'ai rien volé, je n'ai rien détruit. J'ai juste joué quelques notes sur un piano. Ça avait l'air abandonné de toute manière !

- Ce n'est pas abandonné. Je vis ici !

- Oh vous... Excusez-moi, madame. Je n'ai rien fait de mal, je voulais juste apprendre le piano.

- Apprendre ?

Di hocha la tête. La femme la dévisagea :

- Tu as appris seule ?

- Oui ! souffla Kiera.

- Oui, répondit Di.

- Et tu jouais seule ?

Brume fit signe à Die.

- Oui, je joue seule.

- Tu as une manière bien particulière de jouer, en tout cas. Et le morceau n'était pas mal du tout, lui non plus. De qui est-ce ?

- Une amie et moi l'avons inventé.

Kiera soupira. La femme continua son interrogatoire :

- Et pourquoi n'as-tu pas demandé à tes parents de t'offrir un piano, plutôt que de t'introduire chez n'importe qui ?

- Je... n'ai pas de parents.

- Oh, je suis désolée.

- Aucune importance. Je crois que je vais y aller. Encore désolée pour le dérangement, madame...

- Mademoiselle.

- Quoi ?

- Mais je t'en prie, appelle-moi Alison.

- D'accord... Alison.

- J'aimerais beaucoup te revoir, Di. Disons demain, à la même heure.

- Pas de problème...

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