16. Les lasagnes sous la pluie
Di ouvrit ses grands yeux turquoise. Des poches commençaient à se dessiner en dessous. Elle n'avait pas si mal dormi depuis bien longtemps ! Elle et les autres avaient passé la nuit dans les ruines d'une vieille usine, voisine de celle qui avait pris feu la veille. Di n'avait pas cessé de faire des cauchemars. Alors qu'elle se redressait, elle vit Brume assise sur un mur délabré, contemplant le ciel nuageux. Elle s'approcha de Kiera et vint s'asseoir auprès d'elle, posant sa joue sur l'épaule de la rouquine.
- Tu es déjà debout ? questionna Die.
Je n'ai pas su fermer l'œil de la nuit ! déclara Brume. J'ai regardé les flammes, j'ai regardé les poutres se noyer dans le feu, j'ai regardé les murs s'émietter, j'ai regardé les cieux s'emplir de fumée, se teindre de rouge. J'ai écouté le bruit des sirènes. Des pompiers sont venus tout éteindre. J'ai entendu une explosion, je crois que quelques murs ont volé en éclats d'ailleurs. Je les ai vus sortir les restes du corps de Josh... Il n'en restait pas grand chose en fait. Et alors que j'étais assise ici devant ce macabre spectacle, je me suis rappelé le jour où ils ont retrouvé mon père. Les pompiers étaient venus, tous les voisins étaient sortis. Je me souviens encore des sirènes stridentes qui me perçaient les tympans. Je m'agrippais à ces hommes, mais aucun ne me voyait...
- Plus rien ne se passera jamais ainsi, Kiera. Je te vois, moi.
-J'ai si peur, tu sais.
- De quoi as-tu peur ?
- De te perdre, que tu ne me voies plus. Je ne comprends même pas comment tu peux y arriver.
- Ça n'a pas d'importance.
- Tu dois avoir un don, tu dois être encore plus spéciale que je ne le pense. Tu as des yeux sublimes, Di, vraiment.
- Merci. Tout ce qui compte c'est qu'ils puissent me permettre de te voir. Je n'aurais jamais cru que quelque chose d'aussi fantastique arriverait dans ma vie qui était... affreuse.
- Peut-être vaut-il mieux une vie affreuse que pas de vie du tout. Regarde-moi. J'ai l'impression d'être entre la vie et la mort. C'est comme si j'étais restée sur pause.
C- 'est peut-être bien ce qui est arrivé. Peut-être que toi-même tu n'avais plus envie de continuer. Et tu t'es isolée, et le monde t'as oubliée. Mais une pause, c'est quelque chose qui ne dure pas. Je suis certaine que celle-ci prendra bientôt fin.
- Et si j'étais morte ?
- Je n'ai jamais eu l'impression que tu étais un fantôme. Tu l'as dit toi-même, tu as disparu peu à peu. Tu ne te souviens pas être morte de quoi que ce soit.
- Comment va-t-on arrêter cette pause, Di ?
- Je pensais que si le monde se rappelait ton existence...
- Mais Eddy et les autres savent que j'existe, ils y croient. Alors pourquoi ne peuvent-ils pas me voir ?
- Je l'ignore. Peut-être ne sont-ils pas assez nombreux.
- J'aimerais tellement retrouver une vie. Mais parlons d'autre chose, veux-tu ? Je me fais du mal pour rien. Tu sais, j'ai pensé à autre chose cette nuit.
- À quoi donc ?
- Si tu imaginais à quel point ça me manque, de manger des lasagnes surgelées avec toi.
- Et si nous allions en acheter ?
- Maintenant ?
- Oui. Regarde, ils dorment tous ! Viens, les magasins viennent d'ouvrir.
- Mais, on ne va pas manger des lasagnes au petit déjeuner.
- Et pourquoi pas ? Tu connais une loi qui interdit aux gens de manger des lasagnes quand bon leur semble ?
Di se leva et tira Kiera par le bras. Cette dernière la suivit en riant.
- J'aime ta folie, Di.
Les rues étaient encore désertes. Les deux amies se précipitaient en direction du supermarché le plus proche. Il restait un peu de l'argent volé dans la maison de Di. Elles eurent tôt fait de le dépenser. Les barquettes de lasagnes surgelées étaient hors de prix dans cette ville ! Elles sortirent du magasin, main dans la main, le rire aux lèvres. Elles avancèrent dans la rue.
- Et maintenant ? demanda Brume.
- Bon appétit !
- Tu n'oublies rien ?
- Quoi ?
- Généralement on fait réchauffer les surgelés, et peut-être faudrait-il des couverts aussi.
- Oh, je n'avais pas pensé à ça !
- Je crois qu'on peut oublier nos lasagnes pour ce matin, Die.
- Pas question, suis-moi !
Di s'engagea dans une rue tranquille, longeant les murs. Kiera la suivait, perplexe.
-Que fait-on au juste ?
- Ne parle pas si fort !
Un camion venait livrer un petit restaurant au coin de la rue. Di se plaqua contre le mur, comme pour se fondre dans les briques. Elle tira Brume par le bras et la serra contre elle.
- C'est digne d'un film d'espionnage ! fit remarquer Brume.
Je faisais souvent ce genre de choses avant notre rencontre, essayer de me confondre avec le décor, de me faire oublier. J'avais peur de tout le monde et je ne savais pas me défendre. Je passais ma vie à raser les murs pour m'effacer. Maintenant ! Le cuisinier discute avec le livreur; viens ! Vite !
Di entraîna Kiera, elles passèrent discrètement derrière les deux hommes qui, pris dans leur conversation, ne remarquèrent pas la brunette. Les deux amies entrèrent dans les cuisines. Le carrelage était glissant et elles dérapèrent plus d'une fois, se rattrapant l'une à l'autre. Elles marchaient entre les casseroles, les fours et les éviers. Di tira le bras de Brume, enfin elle avait aperçu le micro-onde ! À pas de loups, elles se dirigèrent vers l'objet tant convoité. Die arracha les lasagnes des mains de Kiera et les mis à chauffer.
- C'est la première fois que j'entre par effraction dans des cuisines, dit Brume
- Comme c'est étrange, c'est exactement pareil pour moi !
- Jamais dans le monde il n'existera une fille qui seulement te ressemble, Di. Tu es tellement unique, tellement...
Di posa son doigt sur les lèvres de son amie.
- Je crois entendre le camion redémarrer.
La cuisson venait de se terminer lorsque la porte des cuisines se referma. Le cuisinier, un petit homme rondouillard et joufflu avec des yeux de cochon, un nez en patate et un large sourire, rentra dans la pièce. Il renoua son tablier blanc, enfila ses gants en plastique et posa sa toque sur son crâne dégarni. Accroupie devant le micro-onde, Di en sortit la barquette de lasagnes et referma délicatement la porte.
- Comment va-t-on sortir d'ici ? demanda Kiera.
- Si seulement je le savais !
La situation était plutôt embarrassante, et pourtant tout ce que trouvèrent les deux jeunes filles à faire à cet instant fut d'éclater de rire, suffisamment discrètement du moins pour que le petit homme grassouillet ne puisse les entendre.
Sans lâcher leurs précieux surgelés, Di rampa le long des rangs de tables où se trouvaient plans de travail et plaques de cuisson. Kiera la suivait, rampant également pour jouer le jeu. Elle se redressa un instant pour ouvrir un tiroir.
- Bingo !
Elle s'empara de deux fourchettes et deux couteaux et le referma aussitôt. Elle rejoignit Die un peu plus loin.
- J'ai les couverts !
- Bien joué ! Je crois que les conseils d'Eddy en matière de cambriolage ont payé.
- Peut-être étions-nous des brigandes dans l'âme.
- J'ai quelques doutes là-dessus. Là-bas, c'est la porte qui donne sur la salle à manger, je pense. On pourrait sortir de ce côté.
- Et si quelqu'un se trouve dans la salle à manger ?
- On avisera. Il faut tenter !
Les deux jeunes filles se traînèrent jusqu'à la porte en question. Le cuisinier, occupé à chantonner en préparant divers assaisonnements, ne remarquait rien. Brume se leva pour ouvrir la porte et toutes deux se jetèrent dans la pièce voisine, prenant soin de refermer doucement derrière elles. Elles se trouvaient derrière un bar. Kiera jeta un œil par dessus le comptoir.
- Il y a un serveur qui prépare les tables, affirma-t-elle.
- J'ai une idée, fit Di. Prends les lasagnes et cours vers la porte.
- Et toi ?
- On se rejoint à l'extérieur.
Sans plus poser de question, Kiera s'exécuta.
Le jeune serveur finissait de plier les serviettes en sifflotant, lorsqu'il aperçut... Il se frotta les yeux. Combien de fois son père lui avait-il répété à quel point les plats surgelés étaient mauvais ? Mais s'il avait su que c'était à ce point, il n'en aurait même pas mangé un pour la toute première fois de sa vie la veille. De derrière le comptoir, venait de surgir un plat de lasagnes surgelées, qui flottait en l'air et s'avançait dangereusement vers lui. Dans un élan de panique, je garçon se jeta à terre, mains jointes en suppliant :
- Pitié, ne me faites pas de mal ! Je ne mangerai plus de surgelés, c'est promis ! Ayez pitié !
Si elle n'avait pas été invisible, il aurait pu voir Brume rire aux éclats. De derrière le comptoir, Di était obligée de plaquer les deux mains sur sa bouche pour ne pas en faire de même. Kiera alla ouvrir la porte et sortit, la tenant grande ouverte. Le jeune homme à terre secouait ses mains, fermant ses paupières le plus fort qu'il pouvait et marmonnant d'étranges incantations comme pour repousser un mauvais esprit. Profitant de son état critique, Di bondit du comptoir et courut à l'extérieur. Kiera lâcha la porte et elles filèrent dans la rue.
Elles se posèrent sur le banc d'une aire de jeu abandonnée. Le toboggan était couvert de graffitis, le toit en était délabré et les rambardes de l'escalier brûlées. La balançoire se balançait en grinçant au rythme du vent. Le tourniquet s'affaissait sur la gauche et quiconque l'aurait essayé aurait glissé par terre au premier tour. Le bac à sable, finalement, n'était plus qu'une infecte mare de boue.
- Est-il possible que des enfants aient joué ici un jour ? demanda Di.
- Probablement quand moi j'étais encore toute petite. Je ne sais même pas quel âge je devrais avoir à cette heure.
- Comment le savoir ?
- Il faudrait retourner chez moi; enfin chez toi
- On verra ça plus tard. Je crois qu'il nous vaudrait mieux aider Eddy et les autres. Mais je te promets qu'on ira voir un de ces jours.
- Pas besoin de me promettre, je te fais confiance. Tu sais où on va aller maintenant ?
- Il n'y a pas beaucoup de monde qui puisse nous aider.
- Alison, je suis sûre qu'elle accepterait d'aider Eddy et les autres.
- Dans ce cas, je devrais lui présenter le reste du groupe.
- Elle est gentille. Bon, on mange ces lasagnes ou on attend le dégel ?
- C'est vrai, je ne voudrais pas devoir les faire chauffer une seconde fois.
- Le pauvre serveur ne doit toujours pas en être remis. Ce plat de lasagnes lui a fait une belle frayeur ! Je crois que je pourrais faire ça tous les jours.
- Tu devrais éviter, même si je trouve ça amusant moi aussi.
- Passe-moi une fourchette, s'il te plaît.
Elles ouvrirent la barquette de lasagnes et commencèrent à dévorer la nourriture. Kiera se remémorait l'instant magique du jour où Di lui avait tendu des couverts et l'avait presque obligée à manger. Et finalement elle avait adoré ça.
Kiera prit sa fourchette pleine et en déposa le contenu sur le nez de Di. Cette dernière commença à faire des grimaces, tentant de saisir les pattes avec sa langue. Brume aperçut une petite étincelle malicieuse dans ses yeux turquoise. Die se pencha vers elle et frôla sa figure du nez. Leurs visages furent bien vite tâchés de sauce. Un grondement se fit soudain entendre. Elles regardèrent en l'air.
- Du tonnerre, affirma Di.
Elle refermait la bouche lorsqu'il se mit à pleuvoir des cordes. Kiera saisit son bras et l'entraîna sous le toboggan. Le bois grinçait, menaçant de céder à tout moment.
- Oh non ! s'écria Brume.
- Que se passe-t-il ?
- Nous avons oublié les lasagnes sur le banc.
- Les pauvres vont attraper froid. La prochaine fois que nous achetons des lasagnes, fais-moi penser à leur tricoter des manteaux.
- Tu es sérieuse ?
- Pourquoi, je n'en ai pas l'air ?
Kiera secoua la tête et se blottit contre Di. Le toboggan grinça à nouveau. Il y eut un coup de vent si violent que Di sentit un énorme frisson parcourir son dos, et il n'en fallut pas plus aux planches de bois qui constituaient les murs pour s'envoler avant de retomber aux pieds des deux adolescentes. Il pleuvait des cordes; l'eau ruisselait sur leurs cheveux, leurs visages, leurs vêtements. Kiera regarda par terre, Di lui retira un morceau de bois des cheveux. Devant cette situation, les deux adolescentes étaient loin d'être fatalistes: exactement au même moment, elles explosèrent de rire. Kiera colla sa joue contre celle de Di, riant de plus belle. La petite brune fut déséquilibrée et elles glissèrent toutes les deux au milieu des débris et de la boue. Kiera avait du mal à respirer tant elle riait. Elle roula sur le côté et dévala les planches de bois pour se retrouver dans la terre inondée de l'aire de jeux. Titubant, ayant du mal à avancer à cause de son rire et du toboggan en miettes à ses pieds, Di se fraya un chemin vers son amie. Tentant de ne pas glisser dans la flaque de boue géante qu'était devenue l'aire de jeux. Elle tendit la main à Kiera. Celle-ci la saisit mais il ne fut pas vraiment évident de la relever. Deux jeunes filles pliées de rire tentant de se mettre debout sur un sol devenu marécage : la scène était plutôt comique. Die tirait le bras de Brume, Brume glissait sur la terre mais ses fesses retombaient au sol, Di partait alors en arrière, atterrissant sur les genoux de Kiera. Se traînant tant bien que mal vers le banc où elles avaient précédemment abandonné leur lasagne, elles parvinrent à s'extirper de la boue et s'assirent sur le trottoir. Elles étaient trempées de la tête aux pieds, leurs habits et leurs visages étaient couverts de boue. Di passa sa main dans les cheveux de Kiera pour les lui dégager du visage puis, ramenant sa main sur la joue de la rouquine, elle lui déposa un baiser sur les lèvres. Kiera ferma les yeux, enlaça ses épaules et répondit à son baiser avec passion. L'eau qui ruisselait sur leur peau passait entre leurs lèvres, mais peu leur importait : même la pluie la plus violente n'aurait pu gâcher cet instant.
La barquette de lasagnes sur le banc débordait d'eau. L'eau tombait sur les trottoirs. L'eau tombait sur les toits. L'eau tombait sur l'usine brûlée. L'eau tombait dans certains cœurs aussi, mais certainement pas sur ceux de Di et Kiera.
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