20. Comme un vide
- Di, ouvre cette porte ! cria Eddy.
Mais la porte ne s'ouvrit pas. Di s'était enfermée dans la cuisine la veille, en rentrant du concert, et n'en était plus sortie depuis. Il était passé quatorze heures. Tous avaient faim, mais surtout tous étaient profondément inquiets pour leur amie.
- Di, cria de nouveau Eddy, laisse-nous entrer !
Derrière elle, Hilary, Stephen et Alison s'agglutinaient autour de la porte. On entendit la clé tourner dans la serrure et la porte s'ouvrit sur Di. Son visage était rouge; elle avait pleuré toutes les larmes de son corps. Elle renifla bruyamment et serra les lèvres.
- Que t'arrive-t-il ma chérie ? s'inquiéta Alison en la prenant dans ses bras.
Di s'en dégagea violemment.
- Je ne vois plus Kiera, je ne la reverrai jamais ! Elle a disparu hier soir, elle s'est volatilisée.
- Elle va revenir, tenta de la rassurer Eddy.
- Vous ne comprenez pas ! Elle ne reviendra pas; elle n'a jamais été là ! Ce n'était que mon imagination. J'ai cru que Kiera existait tout ce temps et en quelques secondes je me suis rendue compte que je l'avais inventée pour meubler ma vie morose.
- Qu'est-ce que tu racontes ? répondit Eddy. Nous aussi nous avons vu Kiera, nous lui avons même parlé.
- Ce qu'essaye de dire Di, la coupa Hilary, c'est qu'elle a tellement clamé l'existence de Kiera qu'elle vous en a convaincu et que vous vous l'êtes également imaginée.
- C'est cela, dit Di. Comment le sais-tu ?
- J'ai eu le même tour avec mon ami imaginaire lorsque j'avais cinq ans. J'avais réussi à y faire croire mes amies. Et un jour mes parents m'ont avoué qu'il n'existait pas et j'ai été horriblement triste. Je sais ce que tu ressens, Di.
- Tu prétends que je suis aussi naïve qu'une enfant de cinq ans ?
- Ce n'est pas ce que je voulais dire. C'était peut-être un mauvais exemple. Nous avons tous plus ou moins cru en Kiera, donc tu n'es pas seule. Et puis même si elle n'existe pas, elle t'a apporté beaucoup de choses. D'après ce que tu nous as dit un jour, elle t'a beaucoup aidée, tu as beaucoup changée. Elle t'a fait prendre confiance en toi. C'est cela le plus important. Et puis, tu as un réel don, Di. Ne crois pas que ton imagination soit une mauvaise chose; tu vois des choses différentes de nous, tu es différente et c'est fantastique. Tu as un don pour te créer un univers et tu réussis à y faire entrer d'autres personnes, tu nous as fait partagé des choses imaginaires sans que nous puissions voir qu'elles l'étaient. Tu ne trouves pas ça formidable ? Et l'incendie, Kiera n'a pas pu t'avertir; alors comment as-tu su ?
- C'est peut-être toi qui m'as mise sur la piste lorsque tu m'as parlé de ce que les amis de Josh t'avaient fait avec le briquet.
- Tu te trompes, Di, la coupa Alison. Kiera était là, tout ce temps. Je crois en elle depuis le premier jour, quand je t'ai vue sur mon piano, en compagnie de cette étrange silhouette. Kiera existe. Elle tient à toi, et elle reviendra.
- Elle est déjà partie plusieurs fois. Je ne pouvais pas vivre sans elle.
- Mais elle est toujours revenue, n'est-ce pas ?
- Oui, mais je pense que c'est différent, cette fois. Elle n'avait aucune raison de partir.
- Je suis sûre qu'elle en avait une excellente. Si elle est toujours revenue, tu la retrouveras encore. Tu ne dois pas douter de son existence.
Di passa son index dans son cou, sur la chaîne d'argent qui y pendait. Kiera était probablement quelque part, sur terre ou dans l'air, mais elle ignorait où et comment le savoir. Il était difficile de croire que cette rencontre n'avait été qu'un mirage. Mais réelle ou non, l'absence de Kiera était un vide insupportable. Di avait l'impression qu'elle allait exploser. Alors, elle avança, bousculant ses amis, et courut en dehors de la maison. C'était avec Kiera qu'elle l'avait découverte. Elle courut à travers la ville. Tout revenait dans sa mémoire. Jamais elle ne pourrait oublier, jamais elle ne pourrait passer à autre chose. Qu'allait-elle faire de sa vie sans Kiera ? Plus rien ne serait jamais pareil maintenant. La première fois que Kiera s'était enfuie, elle avait pu la retrouver, car elle la croyait vivante. Mais à présent qu'elle en doutait, était-ce encore possible ? Elle erra des heures dans les rues, tournant en rond le plus souvent. Elle semblait ne plus abriter la vie, n'être qu'une âme en peine. Les passants la dévisageaient, mais elle s'en fichait; tout lui était égal à présent. Elle repensait à sa maison, près du lac. Cela faisait des mois qu'elle avait fugué. Qu'était devenue sa mère durant ce temps ? Elle n'était sûrement pas en train de se morfondre, elle n'avait sans doute même pas remarqué son absence. Puis, elle eut une sorte d'illumination, très légère, à peine perceptible, comme le premier rayon de soleil qui perce les nuages à l'aurore et vient délicatement réchauffer votre peau. Elle pensa à ce que Brume lui avait appris : la confiance en soi, le courage, la fantaisie. Elle inspira, regarda le ciel et sourit. Sa tristesse n'avait pas disparu, Di était juste résignée. Elle aurait suffisamment de courage et de confiance pour avancer et de fantaisie pour s'évader et sourire même dans la tempête. Résolue, elle regagna la maison d'Alison. Elle poussa la porte. tous l'attendaient dans le salon. Ils se levèrent d'un bond en la voyant entrer. Alison s'exclama :
- Nous étions morts de peur, Di. Ça fait des heures que tu es partie ! On pensait que tu...
- Non, je n'ai pas fait de bêtise. Ce n'est pas ce que Kiera aurait voulu, elle m'en a déjà empêchée, une fois. Elle m'en empêchera toujours, qu'elle existe ou non. Je suis venue vous dire que je partais.
- Comment ça tu pars ? paniqua Eddy.
- Oui, je quitte le groupe. Je vais rentrer chez moi. Ma mère est seule depuis longtemps, je suppose. Elle ne m'aime pas, mais elle est tout de même la seule famille qui me reste.
- Et nous alors, nous ne sommes pas ta famille, tes amis ?
- Si, je sais. Mais j'ai intégré ce groupe pour rendre la vie à la personne que j'aimais. C'est inutile maintenant. Qu'est-ce que vous voulez faire lorsque la personne qui compte le plus à vos yeux disparaît soudainement, sans que vous soyez sûre qu'elle a existé un jour ?
- Elle a existé, Di, au moins dans ton cœur. C'est déjà beaucoup.
- Pas assez pour moi.
- Tu ne peux pas partir. Nous t'aimons, on a besoin de toi !
- Je ne veux plus toucher à un piano, je veux passer à autre chose. Je vais reprendre le bus et retourner chez moi comme je suis venue.
- Je ne veux pas te perdre, Di. Personne ici ne le veut !
- Alors nous nous écrirons. Je regarderai vos concerts à la télévision. Et puis peut-être que l'on se reverra un de ces jours. Moi non plus je ne veux pas vous perdre; vous êtes les meilleurs amis réels que j'ai jamais eus. Pour rien au monde je ne veux perdre cette amitié.
- Alors on s'écrira. Bonne route, Di. Si un jour l'envie te prend, tu auras toujours une place dans le groupe, toujours. Et nous t'accueillerons toujours à bras ouverts.
Eddy, pourtant peu sentimentale, se jeta au cou au de Di et la serra dans ses bras maladroitement, peut-être un peu trop fort car elle était robuste. Elle avait l'impression de dire au revoir à une sœur et cela lui faisait un énorme pincement au cœur. Stephen les rejoignit alors; lui aussi était très attaché à Di. Il avait toujours apprécié sa fantaisie, c'était une rêveuse comme lui. Hilary vint elle aussi. Elle était souvent froide mais pas insensible, Di l'avait déjà écoutée et aidée et elle l'appréciait. Enfin, ce fut Alison qui les enlaça. Alison était une femme étrange, mais elle tenait à ces jeunes gens plus qu'à n'importe qui et le départ de Di lui déchirait le cœur. Après quelques larmes et quelques étreintes, Di rassembla ses affaires et quitta Burned Factory, tournant une page de sa vie.
Elle retrouva l'arrêt de bus et le prit dans le sens inverse de la première fois. Elle descendit à l'arrêt où elle été auparavant montée et erra au milieu des champs avant de retrouver la ville. Rien ne semblait avoir changé.
Annotations