21. La maison

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Di était devant la porte, immobile. Fallait-il frapper ou bien entrer comme chez elle ? Et qu'est-ce qui disait que sa mère habitait encore là ? Elle fit un tour sur elle-même. Elle aimait cette étrange maison, finalement. Ou bien peut-être que ce qui était étrange était le simple fait de penser qu'elle aimait cette maudite maison. Elle arrêta de réfléchir un instant, comme elle l'avait si bien appris par le passé. Elle toqua, d'un poing ferme, pleine d'assurance. Elle était loin l'adolescente faible et lâche. La porte s'ouvrit. Sa mère était là. Elle avait pris un coup de vieux. Elle semblait toujours aussi désagréable mais à présent elle était chétive, ses yeux étaient ornés de cernes profonds. Elle ne faisait plus peur, juste pitié. Elle regardait Di, impassiblement. On eut dit que son cœur était fossilisé et qu'aucun sentiment ne pouvait émaner d'elle. Elles étaient face à face, silencieuses, telles deux statues de marbre, froides et intouchables. En la regardant plus attentivement, Di constata que les yeux de sa mère étaient vitreux. Non, ils étaient mouillés. Jamais elle n'avait vu sa mère avec les larmes au yeux. Celle-ci prit une voix pleine d'émotion. Ou plutôt, non, elle ne la prit pas, elle tentait de paraître froide mais n'arrivait pas à garder ce minuscule sentiment enfoui au fond d'elle. C'était la toute première fois que Di voyait sa mère parler avec un temps soit peu d'émotion. C'était aussi surprenant que de trouver un iceberg chaleureux ou encore une pierre avec un cœur qui bat. Parvenant à articuler, la mère de Di lui dit :

- Je t'ai vue à la télévision.

Di sourit. Presque honteuse, elle répondit :

- J'aurais dû te dire que je partais. Et je n'aurais pas dû te voler. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. Mais je crois que j'ai appris beaucoup de choses.

- Tu regrettes ce que tu as fait ?

- Non. Et jamais je ne le regretterai.

- Depuis quand joues-tu du piano ?

- Quelques mois. J'ai vite progressé. J'ai appris plus ou moins seule. Mais je ne veux plus en jouer.

- C'est dommage. Pour une fois, je te trouvais plutôt douée en quelque chose.

- Alors peut-être que je reprendrai un jour, mais pas tout de suite.

- Entre, Di. J'ai fait des crêpes. En veux-tu ?

- Des crêpes ? Depuis quand cuisines-tu ?

- Depuis ton départ. Mais je ne suis pas très au point.

- Je t'apprendrai, si tu veux.

- Pourquoi pas, si un jour j'ai le temps.

Di rentra. Elle posa ses bagages au bas de l'escalier. Elle avait l'impression de parcourir un souvenir, alors que tout avait changé. Elle entra dans la cuisine. Les crêpes que sa mère avait faites étaient là, la plupart étaient ratées mais pas indigestes pour autant. Di se servit et s'assit à table. Sa mère prit place face à elle, sans dire un mot. Quand Di eut terminé de manger, elles se regardèrent dans les yeux, inexpressives.

- Qu'est-ce que tu penses ? demanda Di.

- Je me félicitais d'avoir mis au monde une enfant si jolie.

- Tu ne m'as jamais dit que j'étais jolie.

- Je ne m'en étais jamais rendue compte.

- On pourrait tenter de vivre bien, sans toujours être en froid, sans se faire de mal et sans se dégoûter. Je sais que tu ne voulais pas de moi, mais si tu prenais seulement conscience que tu as un cœur, peut-être pourrais-tu apprendre à m'apprécier.

- Tu penses que je suis une mégère et que j'ignore comment aimer ?

- C'est ce que j'ai souvent pensé. Mais je me suis aussi dit que tu pourrais changer.

- Comment voudrais-tu que je sois ?

- Je voudrais que tu sois toi-même, et que nous soyons une famille.

Di plongea le regard dans son assiette. Elle repensa au jour où Brume et elle avaient cuisiné. Puis, tout remonta dans son esprit. D'un bond, elle se leva, sans un regard pour sa mère. Elle dévala d'escalier sans même monter ses bagages, traversa le couloir en toute hâte et se jeta sur la porte de sa chambre pour l'ouvrir. Elle accourut vers le placard et regarda à l'intérieur. Il ne restait que quelques vêtements froissés, mais aucune trace de Kiera. Elle remonta sa manche et observa son bras : il n'y avait plus aucune trace de sa cicatrice. Pourtant elle était persuadée l'avoir eue un jour ancrée dans sa peau. Elle se laissa tomber à terre et recommença à sangloter. La porte de la chambre grinça. Di tourna la tête, pleine d'espoir. Ce n'était pas Brume, c'était sa mère qui venait de déposer ses sacs.

- Je ne t'ai pas dit, au fait, déclara celle-ci, nous avons de nouveaux voisins. Pendant que tu étais partie, une petite maison a été construite en face de chez nous. Ils ont emménagé hier matin. Leur fille est venue me voir. Elle paraissait comme hypnotisée par notre maison. Tu devrais aller lui parler un jour, elle est un peu étrange. Tu devrais bien t'entendre avec elle.

- Parce qu'elle est étrange ?

- Oui. Je crois que toi non plus tu n'es pas tout à fait comme les autres. N'est-ce pas Di ?

La jeune fille tentait de ravaler ses larmes.

- Di ?

- Oui, j'irai lui parler, un de ces jours.

Sa mère s'approcha d'elle.

- Tu pleures ?

- Ce n'est rien, c'est la poussière.

- Qu'est-ce qui t'arrive ?

- Rien de grave. J'ai grandi, et il y a certaines choses de l'enfance qu'on a toujours du mal à laisser derrière soi.

La mère de Di s'était abaissée. Elle n'avait pas pu comprendre ce que sa fille voulait dire. Pour elle, Di n'avait jamais vraiment été une enfant. Elle avait toujours été débrouillarde. Sans qu'elle s'y soit attendue, Di se jeta à son cou et continua à sangloter comme pleurant la mort d'un être aimé. Qui aurait pu savoir qu'elle ne pleurait que son inexistence ? Sûrement pas sa mère qui, malgré tout, l'étreignit comme on étreint son enfant, ce qu'elle n'avait jamais fait auparavant. Di leva la tête vers elle. L'air songeur, elle lui demanda :

- Est-ce que tu m'aimes ?

Sa mère parut surprise par cette question.

- Je ne le montre pas. Mais évidement je t'aime !

Alors Di comprit, elles avaient toujours été une famille, simplement ni elle ni sa mère ne s'en étaient jamais aperçues. Elle éprouva alors une étrange sensation, comme si un mur venait d'être abattu, un mur qui cachait une réalité. Elle n'avait jamais été complètement seule, et elle savait qu'ici c'était chez elle. C'était cela cette sensation étrange, le fait de se sentir la bienvenue.

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