22. La part d'imaginaire
Le talon de sa botte cognait le trottoir. Il faisait doux, le ciel était bleu et plus aucune feuille morte ne couvrait le sol. Elle aimait le printemps. Elle poussa la grille du lycée, mais elle n'avait plus peur à présent.
- Tiens, voilà Di ! lança un garçon appuyé contre le mur.
- Et il n'y a pas grand chose de plus à dire sur elle! railla une fille à côté de lui.
Di sourit et s'avança vers eux.
- Si, dit-elle, en fait il y a beaucoup de choses à dire sur moi. Mais je n'ai aucune envie de partager ma vie avec de pauvres imbéciles dans votre genre.
Elle tourna les talons. Elle s'en fichait de ce qu'ils pouvaient penser d'elle. Peut-être la trouvaient-ils stupide et riaient-ils de sa réplique, au moins pendant qu'ils riraient ils ne feraient de mal à personne. Di avançait dans la cour, tête haute. Elle remarqua alors un groupe d'élèves d'où émanaient des cris, des rires et des injures. Mais ce n'était pas elle au milieu; alors qui était-ce ? Elle avisa une jeune fille totalement antipathique à deux pas d'elle. Elle lui demanda :
- Qui est-ce ? De qui se moquent-ils ?
- C'est une orpheline. Son père s'est suicidé l'année passée. Elle est allée dans un foyer tout ce temps là. Mais il paraît qu'elle s'est fait adopter et qu'elle est revenue vivre en ville.
- Sa maison est neuve ?
- Peut-être.
La fille à qui parlait Di avait conté cela sans la moindre émotion, comme si ça lui été égal tout ce qui était arrivé à l'orpheline dont elle parlait. Di ne la remercia pas pour ses renseignements, la pauvre ne devait même pas savoir ce qu'était un remerciement. La petite brune se dirigea immédiatement vers le groupe d'élèves et tenta de les écarter de son chemin. Cela les fit rire. L'un d'eux lui saisit le bras en ricanant. Elle leva la tête vers lui et plongea ses yeux dans les siens, le regard noir, avant de déclarer d'une voix hargneuse :
- Lâche-moi !
Le garçon ne s'attendait pas à cela. Il avait de Di le souvenir d'une martyre et sa surprise fut telle qu'il resta la bouche béante, la mine déconfite. Di dégagea son bras en donnant un violent coup de coude dans le ventre du garçon et poursuivit son chemin. Bon nombre d'élèves essayaient de la retenir ou de l'impressionner, mais peu lui importaient les coups et les injures. Poussant la foule à l'aide de ses épaules et de ses bras, elle eut tôt fait de convaincre tout le monde que le temps où l'on se jouait de Di, où l'on la piétinait, où l'on lui riait au nez, le temps où Di était la proie était révolu. Ils n'étaient plus des loups aux crocs acérés; ils n'étaient plus que des humains cruels, ignorants. Ils ignoraient ce qui pouvait se passer dans un cœur, car ils ignoraient comment se servir du leur.
- Lâchez-la ! hurla Di.
Quelques personnes s'exécutèrent et s'écartèrent de l'orpheline victime de la bande d'enfants enragés. Di ne s'occupa pas de ceux qui persistaient à rire au nez de la jeune fille. Elle saisit immédiatement la main de celle-ci pour la tirer hors du groupe. Alors qu'elle saisissait cette main, il se passa quelque chose d'étrange en elle. Ces doigts délicats et pourtant si fermes qui s'agrippaient tant bien que mal à elle et cette peau si douce lui rappelèrent une main qu'elle avait déjà tenue auparavant. Elle regarda la paume de la main qu'elle tenait. Sa peau était pâle, elle avait l'impression de connaître chacune de ses lignes. Di leva la tête et se retrouva face à la jeune personne qu'elle venait de secourir. Elle était fine, mais avait tout de même de belles formes. Ses cheveux étaient roux foncés, en bataille, ses yeux noirs et profonds, ses lèvres quelque peu épaisses. Elle regardait Di d'un air méfiant. Di passa son index dans la pince que la jeune fille avait dans les cheveux.
- Ne me regarde pas comme ça, Kiera.
- Comment connais-tu mon prénom ? s'étonna la jeune fille.
- C'est une longue histoire; longue et surtout complètement folle.
Kiera sourit.
- Et toi, comment t'appelles-tu ?
- Di. Nous sommes voisines, je crois. Mais avant tout, nous sommes amies.
- Amies, alors que tu ne me connais même pas ?
- Je te connais bien plus que tu ne le penses.
Tout en parlant, Di entraînait la jeune fille à l'écart des autres.
- Alors, que sais-tu de moi ? lui demanda la rouquine.
- Tu vivais dans la maison que j'habite, avant. Ta mère est morte noyée dans le lac. Ton père s'est pendu. Tu as eu un certain temps la fâcheuse habitude de te mutiler. Ta mère était pianiste et c'est un instrument que toi aussi tu aimes beaucoup. Tu rêves d'aller à la mer. Tu en veux au monde entier car ils t'ont fait du mal, t'ont mise de côté. Souvent tu aimerais tous pouvoir les tuer. Et puis, tu adores les lasagnes.
- C'est faux pour les lasagnes. Je n'en ai jamais mangé.
- Oui, mais le jour où tu en mangeras, tu adoreras. Crois-moi.
- Comment sais-tu tout ça ? Qui te l'a dit ?
- C'est toi. Mais apparemment tu ne te le rappelles pas.
Kiera secoua la tête en esquissant un petit rire.
- Je ne comprends pas bien comment tout cela s'est produit, continua Di, mais la part d'imaginaire de toi se trouvait chez moi et je l'ai très bien connue. Elle est repartie, un jour. Elle voulait vivre.
- Qu'est-ce que la part d'imaginaire, pour toi ?
- C'est quelque chose de bien plus fort que la vie et la mort, ce qui te permet de rêver et d'exister réellement. Je crois que la tienne se trompait en disant qu'elle n'était pas vivante car elle l'était plus que moi et j'étais concrète. Je suppose que j'ai l'air d'une pauvre folle, mais tout ce que je te dis, je pense que c'est vrai.
- Bien sûr que c'est vrai. À la mort de mon père, je me suis sentie comme morte, et ça ne fait que quelques jours que j'ai réellement l'impression d'être revenue à la vie. Tout ce temps, j'ai eu comme l'impression d'avoir abandonné une partie de moi-même. Tu n'es pas folle, tu l'as probablement rencontrée. Nous étions probablement faites pour nous rencontrer.
- Tu me l'as déjà dit, un jour. Alors, tu ne me prends pas pour une folle ? Tu me crois, Kiera ?
- Appelle-moi Brume. N'était-ce pas ce que tu avais l'habitude de faire ?
- Comment le sais-tu ?
- Dans ce cas, Di, je peux t'appeler Die. Ne crois pas que ce qui t'es arrivé est un incident isolé. Tout le monde a cette part d'imaginaire. C'est la tienne qui me l'a dit.
- Comment ça ? Tu veux dire que pendant que j'étais avec ta part d'imaginaire, toi tu étais avec la mienne ?
- Bien sûr. Il ne nous est probablement pas arrivé tout à fait les mêmes choses, mais tout ce temps nous étions ensemble, juste parce que nous en avions besoin. Et quand on a eu changé on les a retrouvées, je pense.
- Il faut que tu me racontes tout ce que tu as fait avec ma part d'imaginaire. Tu n'as qu'à venir chez moi, ce soir. Je te ferai des lasagnes.
Kiera entrelaça ses doigts avec ceux de Di. Elles ne pouvaient pas être séparées. Elles avaient vécu la même histoire, d'une manière différente. Mais tout ce qu'elles avaient vécu en vrai ou de part leur imagination resterait à jamais gravé en elles, dans leur part d'imaginaire. Kiera regarda en arrière. Elle désigna les autres élèves et dit à Di.
- Eux, ils ne comprendront jamais. Leur part d'imaginaire est minuscule et ils n'en prendront sans doute jamais conscience.
- On ne devrait pas se préoccuper d'eux.
- Très bien, alors je veux que tout soit exactement comme avant.
Di aurait bien répondu « Moi aussi .», mais cette courte phrase ne put sortir de sa bouche puisque celle-ci se retrouva en un instant entre les lèvres de Kiera. Di jeta un œil aux autres élèves : ils les dévisageaient, l'air ahuris. « Non, pensa-t-elle, ils ne comprennent vraiment pas ! »
FIN
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