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À mon âge, on ne pense plus avoir encore de telles surprises. Et pourtant je la sens, cette goulée d’air frais qui s’engouffre violemment dans mes poumons.

Je reprends un souffle qu’il me semble avoir perdu depuis des années ; un mélange de poussière et d’encens. Je sens ma poitrine se gonfler contre mon plastron, fâchée de ne pas avoir assez d’espace pour s’exprimer. Ma toux est roque. Je suis allongée au sol, en armure. Pourquoi ? Je n’en ai aucune fichue d’idée.

À mesure que mon corps de chair se réveille, c’est mon corps de plomb que j’articule. Les pièces de métal se meuvent doucement dans un cliquetis qui m’est familier. Tout obéit à mon esprit – sauf ma jambe. Je peste : qu’est-ce qu’elle me fait encore, cette vieille béquille ? Avec effort, je me redresse sur mes coudes avant de me laisser retomber. Mon cuissard est coincé sous un prie-Dieu renversé. Autant recouvrir pleinement mes forces avant d’essayer de m’en extraire.

D’un battement de cils, je chasse la poussière que je ne cesse de remuer en gigotant. Puis je réalise tout à coup ce qui me bloque le pied. Je réalise où je me trouve. Ma nuque endolorie se tort pour apercevoir un autel, derrière moi. Il y a du vent : les longs drapés déchirés qui encadrent le chœur virevoltent au gré d’une brise tranchante, mugissant depuis un trou béant au plafond. Au sol, un énorme boulet encore fumant a défoncé le marbre. Seule demeure dressée l’effigie de Sainte Malika, intacte sur ses cinq mètres de haut.

Il serait mentir que de nier l’angoisse qui m’étrangle en cet instant. Je me suis visiblement évanouie ici, dans cet édifice qui me renvoie à de lointains souvenirs – la chapelle de craie – foudroyée par une douleur inconnue, infligée par un combat qui l’est tout autant. Plus je tente de me souvenir, plus le vent vrombit dans mes oreilles. Il faut que je me calme. Ce n’est pas bon pour mon cœur.

Une chose à la fois, Calanthe.

Comme tu sais si bien le faire.

Je parviens à détacher la lanière de mon gantelet droit. Aussitôt, la caresse glacée du vent me mord les doigts, engoncés dans mon gant de laine. Je me rappelle Rodrick qui me disait que cet hiver serait rude. Mon esprit s’éparpille au son de sa voix rocailleuse, mêlée aux hurlements des cors et au grondement des pierres de trébuchets. Une image, soudain, me saisit : celle de mille boulets qui tranchent le ciel et explosent dans la mer agitée, pareils à des geysers.

Une chose à la fois.

Mon gantelet détaché, je me lance dans la libération de ma seconde main, puis d’une épaulière. Les pièces de métal tombent peu à peu sur le sol de la chapelle, dont les tapis ont été soufflés. Les bancs aussi. Je lance un regard à la statue de pierre de la Sainte. Plus rien n’est à sa place, chère Malika, mais cela ne semble pas te déranger. Les bras attachés sur ta croix, tu sembles me fixer avec intérêt. N’as-tu jamais vu de vieillarde dans un corps de métal ? Ou est-ce ce corps, justement, qui t’intrigue ? Toi qui n’as jamais connu d’armes dans ta chapelle… Toi qui m’as toujours observée vêtue de lin et de coton, à la fleur de l’âge… Il est loin désormais, ce temps.

Ça y est, ma cotte de maille resplendit dans la pénombre. Navrée, belle Sainte, tu n’en verras pas plus – quoiqu’il n’y ait plus grand-chose à reluquer, là-dessous. Avec rage, je retire mon bonnet et laisse mes cheveux gris voler au vent. Quelle bourrasque, par la peste ! Je ne ferai pas de vieux jours si je reste traîner ici. Soulagée de toute entrave superflue, je pousse un grand coup sur ma jambe pour me délivrer de ce satané prie-Dieu. Il me nargue, le vilain, il bouge à peine. À nouveau, j’entends Rodrick me chuchoter durant notre communion qu’il n’y a rien de plus brinquebalant que ces meubles en bois. Permets-moi de douter de tes propos, vieux maître. Ces agenouilloirs sont bien plus solides et résistants que tu le pensais !

Un éclair déchire ma poitrine. Je sens une sueur froide glisser le long de ma nuque. Rodrick… Où es-tu ?

Encore en vie, j’espère ?

Le requiem des catapultes ne fait que m’assourdir.

Mon cri retentit dans la chapelle, et s’ensuit le fracas jouissif du prie-Dieu qui éclate contre l’un des murs défoncés de la ruine. Je tourne la figure vers Malika. Impressionnée, n’est-ce pas ? Ce n’est pas aujourd’hui que je me glisserai dans les draps mortuaires de ton baldaquin. La Grande Nuit, la Dernière Étreinte… Elles peuvent encore m’attendre. Juste le temps que je retourne au château.

Ma jambe me tiraille, mais elle en a connu d’autres. Je me lève lentement – il serait malvenu de s’évanouir après tant d’efforts. Sanglot, ma douce amie, m’attend presque sagement sur un banc à trois pas d’ici. La lame ne semble pas endommagée, mais j’observe des filets de sang sur l’acier. Quelle chair ai-je pu trancher ? J’ai beau scruter l’édifice, je ne trouve aucun cadavre ici. Anxieuse, je rengaine machinalement l’épée dans son fourreau doré, collé à ma cuisse.

Après une légère révérence devant Malika, je tourne les talons et pousse d’une main faiblarde les portes de la chapelle. Si seulement tu pouvais me parler et me raconter par quelle diablerie je me suis retrouvée ici, seule, alors que dehors faisait rage le plus violent des combats entre tes descendants !

Non, toi, tu ne fais qu’observer le monde. Tu graves, dans ta mémoire de marbre, chaque chose qui passe sous tes yeux. Mes exploits, mes amours, mes déceptions, mes défaites, tu les connais par cœur.

Il paraît que, lorsqu’on se glisse nu à tes côtés sous l’édredon, tu nous chuchotes notre histoire. Et, alors que la lumière du ciel éblouit mon entrée dans la Grève Inerte, il me semble que tu commences à me la raconter, ma vie.

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