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Tout commence dans les pleurs : les miens et ceux de mon père. Les larmes de ma mère, elles, ce sont figées quelques minutes avant que je vienne au monde, laissant tomber un silence morbide dans la chambre du Donjon Gris. Cette tour, austère, droite et effilée comme une hallebarde d’argent, n’a jamais aussi bien porté son nom que le jour de ma naissance. Elle n’a cessé d’être grise, d’ailleurs, les mois qui ont suivi. Et c’est dans cette même grisaille que j’ai fait mes premiers pas.

Enfin, je ne fais que clopiner dans la salle commune, trébuchant contre les lourds tapis d’ours et de loups, crapahutant de chaise en table comme un insecte qui butine. Mais cela suffit à arracher un sourire à père. Chose inédite. Première couleur que j’aperçois : sur ses joues un rose, pâle, réconfortant, aussi doux que la peau des pêches qu’on me donne à manger quelques heures avant le souper. Je sens que mon cœur se gonfle de fierté. L’inédit ne s’arrête pas là : père s’approche, me prend dans ses bras, me murmure quelques mots doux. L’affaire ne dure que quelques secondes, car le voilà repartit dans son bureau, mais elle laisse en moi une trace indélébile. Je ne retiens qu’une seule chose de cet échange : le rose pâle. Le rose pêche. Et j’en veux plus.

Depuis cet instant, je ne fais qu’observer père lorsqu’il est au Donjon Gris. Son regard placide, perçant. Sa mâchoire contractée. Sa posture droite, intègre. Et, sans le vouloir, je finis par adopter toutes ses mimiques. « Monsieur, regardez donc mademoiselle ! » s’extasie la nourrice. « Est-il possible d’avoir un air si sérieux pour son âge ? » Père, plongé dans ses documents, lève la tête vers moi ; mon corps entier se contracte et je n’attends que ça, ces pétales de roses qui tombent merveilleusement sur ses joues. Mais ils fanent trop vite : déjà, il replonge dans sa paperasse puis se lève en sanglant quelque chose à sa ceinture. Je suis éblouie par un éclat vivace : contre sa cuisse ballote un long fourreau doré qu’il flatte tendrement de sa main. Discrètement, je suis père qui descend dans la salle commune, puis disparait par la grande porte – et avec lui, cette nouvelle couleur qui avait illuminé la pénombre du Donjon.

Je suis à présent obsédée par cette lumière. L’œil alerte, je me mets à convoiter tout ce qui brille, à vouloir le caresser avec autant de douceur que père. Alors, je me rends compte que l’or est partout dans la tour : épées croisées d’apparat, armoiries, boucliers, je suis irrésistiblement appelée par ces objets. Un soir, déjouant la surveillance de la nourrice, j’escalade la table et attrape une flamberge au mur. Le poids me scie les bras, l’arme retombe avec fracas sur la nappe et fait voler des assiettes jusqu’aux couverts. Le nourrisse sursaute, se retourne, glougloute comme une dinde, s’affole. « Mademoiselle, mademoiselle ! Descendez de là, par le Saint Baldaquin ! » Moi, je ne l’écoute pas. Je n’ai pas encore pleinement conscience de ce que j’ai dans les mains, mais je sens que c’est puissant. Et ça m’enivre. Je trouve la force, dans mon petit corps d’enfant, pour soulever l’épée des deux mains. La nourrice devient livide car, au même moment, père débarque. Je ne peux qu’imaginer sa surprise lorsqu’il découvre sa fille debout sur la table, entourée de débris de porcelaine et brandissant vers le ciel la fière flamberge dorée. Déconfite, la bonne se tort en excuses. « Monsieur, j’ai tenté de l’en empêcher, je vous l’assure ! Une vilaine épée entre les mains d’une jeune fille aussi distinguée qu’elle… » Ce n’est pourtant pas la peine d’en faire tout un plat, je n’ai pas fait grand-chose de mal, si ?

D’un geste de main, père fait cesser ses ridicules jérémiades et s’approche de moi. J’ai peur, tout à coup. La lame tombe à mes pieds dans un bruit métallique qui vrille mes tympans. Je n’aperçois pas ce beau rose sur son visage. Je ne distingue aucune esquisse de sourire. M’en veut-il pour les assiettes ? Je ferme les yeux.

Lorsque je les rouvre, il s’est assis devant moi. Sans un mot, il me fait descendre de mon perchoir puis me dit :

— Calanthe, pourquoi as-tu pris cette épée ?

Et moi je lui réponds, les yeux embués de larmes :

— Parce que je veux être comme toi.

Une femme générale, ça ne s’invente pas, ça se travaille. La seule chance que j’ai eue, c’est d’avoir un père assez fou pour tenter le pari.

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