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À partir de cet incident, le Donjon n’a de gris que son nom, puisque père me consacre bien plus de temps. À quatre ans, il m’initie à la méditation. Je commence à prendre conscience de mon corps et de l’influence qu’a la respiration sur mon cœur. Les dernières fois où j’en perds le contrôle, c’est quand père me sourit. Quelque chose a changé, son regard n’est plus le même. Il a gagné en intensité. Je ne l’ai jamais senti aussi vivant depuis ma naissance.
Parfois, il me dit que je suis tout ce qui lui reste d’elle. Qu’il ne pourra jamais me remplacer avec un autre enfant. Et que c’est pourquoi, même si je suis une fille, il m’enseignerait son art, peu importe ce qu’en disent les autres. Je devrai leur faire comprendre que j’ai ma place ici car, après tout, tenir une épée n’est-il pas à la portée de tous ?
Les mois défilent. Je troque ma tunique pour des braies, bien plus confortables pour grimper un peu partout – au grand malheur de ma pauvre nourrice, qui ne sait plus quoi faire de moi depuis que père m’enseigne les armes. D’ailleurs, il m’apprend enfin à tenir une épée. Elle n’est qu’en bois, mais je chéris ma première lame comme une partie de mon âme. Dans ma chambre, je la glisse même sous l’édredon, tout contre mon corps la nuit. Père dit qu’un jour, il m’emmènera à l’extérieur du Donjon Gris pour découvrir le monde. J’attends cet instant avec impatience : mon monde à moi ne se résume qu’aux chambres, salles commune et d’armes, sans oublier la cuisine où je chaparde souvent quelques petits pains sous les cris outrés du maître queux.
J’apprends vite ; père y veille. Mes réflexes s’affinent durant nos joutes, mes ruses tout autant. Il me présente d’autres armes, mais c’est toujours mon épée que je préfère. Moi aussi, je veux plus tard qu’un fourreau doré claque contre ma cuisse. Père est d’autant plus fier de moi.
Vient ma sixième année, celle de ma première sortie. C’est là que je découvre enfin la forteresse de Roc-Embrun, dans laquelle je vivais sans même que je le sache. J’aperçois aussi l’océan, du haut des falaises, lui dont je n’entendais que la rumeur jusqu’alors. Les flots sont comme de la cendre. Le vent, salé. Je lève la tête vers le ciel de plomb tandis que père m’entraîne au cœur du château de pierre.
Nous croisons quelques gardes qui le saluent avec respect. Père est quelqu’un d’important, ça je le sais. Nous finissons par débarquer devant les portes de la cour seigneuriale. Elles me surplombent ; j’en ai le souffle coupé. Ça le fait rire. Sur mes cheveux bruns ruissellent l’éclat ocre des toitures des tours, derrière la muraille. Ma poitrine se gonfle d’excitation. Peu importe ce qui se situe de l’autre côté, tant que cela a cette couleur, ce doré qui m’est si cher, c’est que c’est forcément une belle chose. Les sculptures et moulures des édifices sont si délicats qu’ils me rappellent la dentelle. J’en ai déjà vu en ouvrant par hasard l’une des armoires de père, remplies de robes à maman. Il n’a même pas eu besoin de m’expliquer qu’elles lui appartenaient : je l’ai lu dans ses yeux quand il m’a vue affublée d’une de ces tenues trop grandes pour moi. Il paraît que je lui ressemble beaucoup.
— Tiens-toi droite, Calanthe, me dit-il. Fais bonne impression.
Les portes s’ouvrent et je referme mes doigts sur la grande main de père. Vite, calmer mon cœur. Comme il m’a appris. La douce pression du baudrier autour de ma taille et la lame qui s’y accroche me donnent plus de confiance. Je suis grande, avec une épée. On me regarde avec un air que je ne retrouve pas quand je joue avec une poupée. En fait, on me regarde, tout simplement. Je crois que c’est surtout ça.
Sur le corps de garde, en haut, une myriade de casques nous scrute. Leur éclat est bien moins agréable que celui des toitures. On s’avance dans la cour, remplie d’hommes en armure. J’ai beau n’avoir que six ans, je remarque tout de suite que ce milieu m’est hostile. Ou tout du moins, étranger. C’est froid, terne et aveuglant. Vraiment, je préférais l’or calme et souverain de l’entrée.
Pile quand je me dis ça, voilà qu’une tornade blonde débarque à côté de nous. Les plaques de limaille au ciel semblent se dissiper. C’est un petit garçon de mon âge, aux cheveux brillants comme le soleil. Mon père s’incline ; je me ressaisis et fais de même. C’est la première fois que je le vois courber l’échine devant quelqu’un d’aussi petit.
— Calanthe, je te présente Son Altesse Rodrick, me dit-il avec un sourire.
Ni une ni deux, l’enfant s’approche de moi et m’attrape la main.
— Jouons ensemble !
Pour qui il se prend, celui-là ? Sans que j’aie mon mot à dire, il m’emmène tout de go dans son aire de jeu. Autant dire que l’admiration éprouvée plus tôt s’envole devant une telle puérilité. Et dire que je l’avais presque pris pour un ange, avec sa tignasse de blé et sa tunique immaculée… Je regarde avec regret père s’éloigner de moi. Il semble me dire « amuse-toi bien ! » Comment suis-je censée réagir ? Il s’agit tout de même d’un fils de seigneur, il me l’a bien fait comprendre…
— Pas croyable ! s’exclame Rodrick. Une fille avec une épée !
Là, on s’arrête, il me dévisage. Une goutte de sueur coule le long de ma tempe. Oui, et alors ? Je ne comprends pas son étonnement.
— Tu sais t’en servir, au moins ? Ou c’est juste pour le tricot ?
Je sens que ses paroles ne sont pas flatteuses. Et père ne m’a jamais appris à me laisser marcher dessus.
Je réplique à brûle-pourpoint, oubliant tout des convenances et du vouvoiement :
— Je pourrais te piquer les fesses avec avant même que tu ne dises le mot « aiguille » !
Voilà qui lui en bouche un coin. Mais sa figure ne tarde pas à se fendre en un grand sourire, et ça m’agace sans que je ne comprenne vraiment pourquoi.
— C’est parce que tu veux te donner un air de garçon, avoue !
Oui, j’avoue qu’il m’épate.
— T’es rien d’autre qu’une petite fille mal élevée !
C’est qu’il continue, en plus ! Le peu de retenue qu’il me restait vole en éclat.
— T’es qui pour me parler comme ça, boucle d’or ?
Touché. Son visage d’ange devient cramoisi.
— T’as pas le droit de t’attaquer à mes cheveux !
— Et toi de t’en prendre à mon épée. D’ailleurs, elle te sert à quoi, la tienne, à part faire joli ?
— Tu vas le savoir tout de suite ! En garde !
Deux secondes. C’est le temps qu’il me faut pour le défaire. Il n’y a pas à dire : père m’a vraiment bien préparée. Rodrick se masse l’arrière train, une larme à l’œil, les lèvres pincées. Mais il n’abandonne pas. Il repart à la charge et reçoit une seconde piqûre au postérieur. Vu comme il crie, je me dis que j’y suis peut-être allée un peu fort cette fois-ci, pourtant il se redresse avec fierté. Cette fierté, là, elle me marque. À la septième pique, il laisse échapper un juron peu seigneurial. N’abandonne toujours pas. Il se remet debout, il me sourit. Et je crois que moi aussi je lui souris, maintenant.
On reste bien plusieurs heures à se piquer les fesses dans la joie et la bonne humeur. Puis, alors que le soleil entame sa descente vers l’océan, Rodrick m’emmène à l’arrière de la cour. Il y a un joli jardin où un prunier fait le guet au bord de la falaise. Sous ses branches, une pierre gravée observe le large. Rodrick s’assoit devant. Tout à coup, je vois la tempête dans ses yeux bleus. Je comprends tout de suite.
— Moi non plus, je n’ai plus de maman, lui soufflé-je.
Le soleil donne des éclats orangés dans ses cheveux bouclés. Je le trouve beau. Je me surprends à vouloir rester avec lui, ici, dans l’herbe, devant l’océan infini. Comme s’il avait pensé la même chose, il me regarde et me dit :
— Quand je serai grand, je serai le plus puissant seigneur de la Grève Inerte. Et toi, tu seras mon bras droit.
Qui a été le plus fou de nous deux, Rodrick ? Toi, avec tes rêves de grandeur qui ont causé notre perte, ou bien moi, pour avoir tout sacrifié et t’avoir suivi jusqu’au bout ? L’épée nous a unis ce jour-là : rien d’autre que l’épée n’aurait pu nous séparer depuis.
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