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Le jeune prince est un garçon impulsif ; je l’apprends à mes dépends, puisque désormais j’accompagne père tous les jours à la cour seigneuriale. Quand il fait une bêtise, je suis toujours là pour le couvrir. Lui aussi, d’ailleurs. Bientôt, il faut se rendre à l’évidence : nous sommes inséparables. Tout à la fierté de père – et à la surprise du roi – Rodrick déclare officiellement qu’il me veut comme Greffon. Autrement dit, comme première conseillère et cheffe d’armée. Nous n’avons que sept ans à l’époque. Le roi a beau essayer de lui faire changer d’avis, c’est déjà couru d’avance pour le jeune prince. Je serai Greffon, tout comme mon père. Ça y est, je vais suivre ses pas, pour de vrai, pour de bon. Alors, je dois agir en conséquence : je m’entraîne davantage, tout aussi physiquement que mentalement. À la cour seigneuriale, on nous apprend à lire ; je dévore donc tous les livres de politique et de stratégie de père sans en comprendre un traître mot. Néanmoins, à force de relectures, la saveur des phrases se révèle à mon esprit. J’apprends le nom des royaumes qui nous entourent. J’apprends les enjeux qui opposent Roc-Embrun à son plus grand ennemi, la principauté du Cap, un domaine rempli de sauvages venus de la mer. Père m’aide aussi à déchiffrer les concepts compliqués, mais il sent bien que je lui échappe. En effet, je galope, de plus en plus vite.
Je passe mes onze ans. Au château, plus personne n’ose remettre en question le choix de Rodrick : ma culture et ma logique sont infaillibles, ma technique toujours aussi travaillée, plus fine que la plupart de mes délateurs. J’entends seulement, à l’angle des couloirs, quelques réflexions qui me dérangent. « Le prince a parié sur le bon cheval ! », « Nul doute qu’il finira par la monter, sa petite jument ! » Les rires gras que je perçois ensuite m’irritent à en perdre raison. C’est dans ses années-là que je commence à saisir les adultes : toujours à parler à demi-mots comme si les plus jeunes ne pouvaient pas les comprendre. On s’amuse de nous voir ensemble. On s’imagine des choses peu délicates pour nos âges. Et Rodrick et moi, ça ne nous plaît pas du tout. Un lien fraternel nous unie. Ça lui arrive de m’appeler frangine et moi, frangin. Ça nous fait rire – beaucoup moins nos instructeurs. Alors, que lui et moi, nous finissions… ensemble, ça nous dégoûte. Je le trouve beau, mais c’est sans arrière-pensée. Et puis… ce genre de sentiments ne m’intéresse pas, tout du moins pas encore. Les garçons, en général, n’ont pas la grâce d’attirer mon attention. Tous ces fils de nobles, qui pénètrent occasionnellement dans le château, me dénigrent et me déshonorent. Rodrick est le seul à me voir telle que je suis. À m’appeler « Calanthe », et non pas « la stupide fille qui se croit plus maline que nous ».
Nous nous sommes fait la promesse que rien ne changerait entre nous, mais je vois néanmoins que le temps ne peut tout nous épargner. Certaines choses évoluent, à commencer par mon corps. Deux bosses poussent sur ma poitrine, mes hanches se creusent. Rien que cela modifie pendant un temps nos relations. Il est plus délicat avec moi, comme si je me changeais en petite chose fragile ou je ne sais quoi. Même père n’ose plus me câliner comme autrefois. Il y a toujours cette retenue, à mon égard, cette prévenance indésirable qui me fait comprendre que je suis différente. Ce n’est pourtant pas de leur faute, ils le font inconsciemment. Comme si, à ma simple vue, ils se changeaient en soldats de plomb prêts à tout pour me défendre.
Les femmes sont dotées d’une bien mystérieuse influence ; et celle-ci n’est pas sans contrepartie.
Une nuit de mes treize ans, je me réveille en sueur. Quelque chose hurle dans mon bas-ventre et déchire mes entrailles. Je n’ai jamais ressenti une telle douleur, c’est comme si une tornade ardente lacérait tout ce qui palpitait en moi. L’estomac au bord des lèvres, je titube jusqu’au couloir et là, manque de perdre connaissance. Je murmure à l’aide, mais je ne suis pas sûre que le son passe la barrière de ma gorge serrée. Je me sens affolée, assaillie par un ennemi inconnu. Rassemblant mes forces, je reprends le chemin de la chambre de père. Tout à coup, je sens que ça coule entre mes jambes, mais je ne sais quelle espèce d’appréhension m’empêche d’y jeter un œil. Finalement, je ne peux résister à l’envie de regarder quand père se fige en me découvrant, appuyée contre l’encadrement de sa porte : du sang gorge ma tunique blanche et ruisselle entre mes cuisses, jusqu’à mes chevilles. Mon cœur fait un saut, j’hurle cette fois-ci de vive voix. Je me sens comme ces porcs qu’on égorge dans la cuisine.
Puis je m’évanouis.
À mon réveil, de retour dans ma chambre, la nourrice est en train d’éponger mon entre-jambe. Je la repousse vivement, heurtée par ce geste que je n’ai pas permis. Une odeur métallique brûle mes narines.
— Restez calme, mademoiselle ! Laissez-moi prendre soin de vous. Vous êtes une femme, désormais, et les sangs vous le rappelleront tous les mois.
Cette phrase m’a hantée de nombreuses années.
Des larmes m’échappent ; incapable de me débattre davantage tant la douleur est toujours aussi grande, j’abandonne ma partie au chiffon rugueux de la bonne, impuissante. Je me rappelle le sentiment d’injustice qui m’a saisie cette nuit-là. Pourquoi avoir à me rappeler cette différence, de nouveau ? Pourquoi devoir supporter ce mal à chaque changement de lune ? Je n’avais rien choisi. Pas plus que Rodrick, en tout cas. Alors pourquoi en était-il exempté ?
Au petit matin, père vient me voir avec quelques sucreries. Mes joues sont humides, j’ai pleuré toute la nuit. Avec douceur, il plonge ses mains dans mes cheveux et me dit :
— Ta mère aussi souffrait le martyr. Je redoutais le jour où cela t’arriverait. Dès demain, je ferai venir les herbes qui l’apaisaient.
— Père… je suis faible.
C’est vrai. À quoi bon m’être entraînée toutes ces années si chaque mois une telle torture m’immobilise au lit ?
— Non, me répond-t-il. N’ose plus jamais penser cela, Calanthe. Tu es bien plus forte que n’importe lequel d’entre nous, car tu ne cesses de te battre.
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