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Disclaimer : ce chapitre contient des scènes à caractère sexuel (rien de bien choquant, mais je préviens quand même)


Tout comme ma formation de Greffon, l’adolescence passe et j’apprends à faire avec. Mieux encore : je tire une force incomparable de ces épisodes tourmentés. Certes, les trois à quatre jours d’indisposition sont éprouvants – et Rodrick souffre aussi de ne plus m’avoir à ses côtés – mais je vis chaque lune comme une victoire, une renaissance. Après la douleur vient toujours la rage de me surpasser. Peut-être était-ce cela que père voulait me dire, ce soir-là.

Rodrick mue et je ne peux m’empêcher de me moquer – je m’en donne à cœur joie. Mais sa voix, bientôt, se fixe sur une tonalité grave qui m’interloque. Je ne suis pas la seule à gagner en puissance et en assurance. À nos seize ans, je le vois tel qu’il est : un divin descendant de Malika. La Sainte semble bénir chacun de ses pas. Et, comme pour le confirmer, notre communion finit par avoir lieu à la chapelle de craie. Lui et moi, dans nos plus beaux habits de lin, à la fleur de l’âge, jurons honneur et fidélité à Malika. Vient ensuite mon engagement à vie de servir et défendre mon maître. Agenouillé sur l’un des prie-Dieu de la chapelle, je vois bien que Rodrick ne prend pas le moment très au sérieux : il s’amuse à me montrer comme ces meubles sont branlants. Moi, pourtant, je vis chaque seconde de cette cérémonie comme un accomplissement. Père aussi, d’ailleurs. Dans l’assemblée, il m’observe avec ce grand sourire rose pêche, celui-là même grâce auquel tout a commencé.

Je me souviens d’avoir échangé nombre de paroles silencieuses avec lui. « Tu vois, père, je me la suis faite, ma place. » Et lui de me répondre : « Tu es ma plus grande fierté. »

— Alors, quelle est la suite des évènements, jeune maître ?

Au sortir de la chapelle, je m’amuse à taquiner Rodrick avec ce surnom dont il a horreur. En ce moment, les tensions ne font qu’empirer avec la principauté du Cap au sujet de la chasse au somnacanthe, grand dragon marin vénéré chez eux – et traqué chez nous pour la richesse de ses écailles incarnates, pilier central de l’économie du royaume. Je m’attends à ce qu’il déclare vouloir partir en guerre au nom de son père, vu comme il m’en parle souvent, mais à ma grande surprise, il me glisse seulement un rictus que je ne vois pas beaucoup sur ses lèvres. Le souffle de l’océan joue dans ses longs cheveux d’or.

— Je sais à quoi tu penses, dit-il, mais pour conquérir le monde, il me manque une dernière chose… Oui, une dernière chose qui révèlera ma toute puissance…

Il en fait trop, comme d’habitude, mais ça lui va bien.

Après le banquet nocturne et fastueux qui fait suite à notre communion, il me fait signe de le suivre et nous prenons la direction du Donjon Saint, celui qui accueille la famille royale. Dans l’escalier en colimaçon qui mène à la grande salle, nous titubons, beurrés que nous sommes, et rions aux éclats. Le vin a coulé à flot. Beaucoup trop.

Arrivés à destination, moins sains que saufs, Rodrick s’écroule sur les coussins confortables d’un grand canapé et commence à me parler de tous ces jeunes hommes qui me tournaient autour, ceux-là même qui me crachaient au visage lorsque nous étions enfants. Ma gorge est si pâteuse… Dans l’espoir de soulager mon mal-être, je saisis quelques raisins qui sont là, dans une coupole. L’exercice est loin d’être aisé : j’en fais tomber plus de la moitié au sol.

— Et pas un seul pour te plaire ?

— Parce qu’ils me faisaient la cour ? m’esclaffé-je. J’avais plutôt l’impression qu’ils imitaient la ménagerie royale.

Belle manière de lancer Rodrick dans un fou-rire – et d’esquiver la question. Derrière ma plaisanterie transparaît une vérité : non, les hommes n’ont pas plus mon attention qu’autrefois. Du reste, les jeunes filles des vassaux durant le banquet m’ont paru plus fines dans leurs sourires et leurs paroles que n’importe lequel de mes galants. Ce n’est pas la première fois que j’ai ce genre de réflexion. En outre, cela me taraude depuis quelques années déjà et Rodrick y est complètement étranger – il n’a pas besoin d’être importuné par mes balbutiements amoureux. Père est le seul à m’avoir écouté ; il m’a dit de laisser faire le temps.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait là ? demandé-je aussi sérieusement que je le peux. Tu m’as fait monter pour qu’on parle de cœur ?

— Attends un peu, elles ne vont pas tarder.

Le prince me propose un verre, je refuse. Dans l’état où nous sommes ? Je lui conseille d’arrêter, mais il ne m’écoute pas. C’est à ce moment que débarquent pas moins d’une dizaine de filles dans la pièce. Mon cœur se braque : elles sont à moitié nues.

Les paroles de père fusent aussitôt dans ma tête : durant le banquet, il me parle d’une coutume, d’un rite de passage à l’âge adulte pour les jeunes seigneurs de Roc-Embrun. Qu’il faudra que je laisse Rodrick seul, après le repas.

Je me sens tout à coup confuse et je regrette que père ne nous ai pas vu nous éclipser.

L’air de rien et comme si je n’étais pas là, les demoiselles se lovent dans les bras du prince et ronronnent. Elles portent toutes la même tunique de soie, ouverte dans le dos, fines des bretelles. J’observe les mains de Rodrick qui empoignent une hanche, une cuisse, un cou. Et moi, je ne peux me soustraire à l’étrange fascination que je ressens pour quelques seins libertins.

J’ai soudain cette envie d’en cueillir un, moi aussi, juste pour savoir ce que ça fait. Voir sur l’un de leur visage ce sourire béat au titillement d’une perle de rose.

Mais je secoue la tête.

Je n’aurais vraiment pas dû boire autant tout à l’heure.

— Fais pas cette tête ! me taquine Rodrick sans vraiment comprendre ce qui se joue dans mon esprit. Tu sais, mon père m’a toujours dit que tant que je n’aurais pas connu de femme, je ne serais jamais un homme. Alors, il a fait venir les plus belles demoiselles de Roc-Embrun, rien que pour moi. Mais ne t’inquiète pas, j’ai aussi pensé à toi.

Si je croyais être au bout de mes surprises, c’est raté : dans la salle entrent soudain quatre godelureaux, maquillés et sertis de bijoux. Ils s’approchent de moi et je fais un pas en arrière.

— Ah, c’est… gentil, parviens-je à articuler.

Rodrick ne me répond pas, une affaire urgente semble retenir son attention.

— Tu sais, je ne suis pas certaine d’en avoir envie. (Je m’étrangle en voyant leurs muscles saillants qui m’effraient plus qu’ils ne m’excitent.) C’est gentil de ta part, mais je vais te laisser t’amuser tout seul.

— Allons, Calanthe ! lance enfin la voix hilare de mon compagnon – les jeunes filles sont à deux doigts de lui faire oublier le monde qui l’entoure. Montre-leur qui dirige ! Tu verras, après ça, tu seras une femme accomplie, toi aussi !

Très peu pour moi. Rodrick, par contre, applique ses conseils à la lettre : ils chahutent sur les coussins, se griffent, se mordent. J’en ai l’estomac qui frétille. Je finis par me détourner, ahurie, avec l’innocence d’une enfant. Souhaite-t-il véritablement m’embarquer avec lui là-dedans ? Père disait qu’entre frères, il n’était pas rare de partager ce rituel. J’aurais préféré que Rodrick ne m’en fasse pas la surprise, rien que pour discuter des partenaires au préalable…

Justement, en parlant d’eux : les quatre truands sont à présent devant moi. Ils me regardent avec tendresse – oh, nul doute qu’ils ne veulent que mon bien, Rodrick a dû y veiller ! – mais quelque chose me révulse quand l’un d’eux approche sa main de mon corps. La chaleur quitte mes joues, un éclair de lucidité me hurle de me tirer d’ici. Avec souplesse, j’esquive chacune de leurs avances jusqu’à m’échapper de la pièce. De là, je m’abandonne à une course folle, si folle que je n’aperçois pas à temps cette jeune fille dans l’escalier en colimaçon. Je la percute avec la force d’un taureau ; elle crie, je tente tant bien que mal de l’empêcher de tomber à la renverse. Puis après plusieurs acrobaties, nous voici collées l’une contre l’autre. Je la regarde enfin, essoufflée, puis rebelotte : mon cœur bondit dans ma poitrine à la vue de son décolleté généreux. La fille sourit à mes rougeurs.

— Rodrick est là-haut, si c’est lui que tu cherches, bafouillé-je en m’écartant.

— Es-tu certaine de vouloir me conduire à lui ?

Le sang pulse dans mes oreilles. Le vin ? La panique ? Ou… Tout autre chose ? La fille garde ce sourire ; deux petites fossettes creusent ses joues constellées de taches de rousseur. Je sens mon aine palpiter. Elle a de magnifiques cheveux roux qui sentent la groseille.

D’un air confident, elle pose un doigt sur mes lèvres et m’emmène dans une chambre au pied des marches. Je me laisse faire, complètement hypnotisée : après tout, mes jambes sont faibles à cause de l’alcool – rien qu’un prétexte. Je m’écroule sur le lit en baldaquin d’une simple pichenette de sa part. Et c’est quand elle pose ses mains sur mes hanches que la chose se présente enfin à moi.

Peut-être fais-je véritablement partie de ces femmes qui n’ont pas besoin d’hommes.

Je flotte dans un mélange d’alcool et d’excitation qui m’empêche de me poser la moindre question. Mes pupilles se dilatent quand ma belle rousse remonte ses mains jusqu’à ma poitrine. J’aime ça. La voir grimper sur moi, c’est inédit. Aucun homme ne pourrait être aussi doux, aussi élégant, aussi félin, j’en suis certaine. Alors, avec une assurance nouvelle, je pose à mon tour mes mains sur elle.

Mais la douche froide ne tarde pas à arriver. Tandis que je soulève ses cheveux roux pour y déposer un baiser, j’aperçois dans le feu une ombre noire : un tatouage, plus exactement celui d’un somnacanthe. La discussion que j’ai eue avec Rodrick, au sortir de la chapelle, me revient aussitôt. Une habitante du Cap ? Dans le Donjon Saint ? Je n’ai pas le temps de relier les éléments que la demoiselle me repousse violemment, le regard assassin. Elle me crache :

— Qu’est-ce que tu croyais ?

Puis m’assomme avec un chandelier.

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