1380
Une bouffée de chaleur me réveille en sursaut. Tout est rouge et gris. J’empoigne le drap sur lequel je suis allongée et manque de me faire grignoter par des flammes qui dégringolent du rideau du baldaquin. La fumée d’un incendie étrangle ma gorge. Je me jette au sol pour respirer.
Réfléchis. Vite. Que fais-tu là ? La brume de l’alcool a beau me ravir mes souvenirs, je m’efforce de rejouer les évènements dans ma tête comme un petit théâtre. Le banquet. Rodrick. Le Donjon Saint. Les femmes, les hommes… Le tatouage du somnacanthe.
La colère gronde dans mon estomac comme une lionne entre les fourrés.
Je plaque ma main contre ma taille et comprends que l’idiote rousse n’a même pas pris la peine de m’ôter mon poignard dans son étui. Des volutes noires commencent à recouvrir le plafond, ce n’est plus qu’une question de secondes avant que je ne meure asphyxiée. L’adrénaline s’empare de mon corps : je dégaine ma petite arme, me jette hors de la chambre et referme aussitôt la porte dans l’espoir de retenir le feu. Du haut de l’escalier en colimaçon me parvient un hurlement. Rodrick.
Cette fois-ci, la lionne rugit et bondit vers sa proie.
Mes pieds montent à l’étage avec une vitesse folle, valsant au-dessus des cadavres avachis des damoiseaux que je fuyais quelques minutes auparavant. Si on lui a fait le moindre mal…
J’entre comme une furie dans la grande salle : Rodrick se débat contre la femme rousse qui essaie de le poignarder avec un couteau à viande. Les autres ménesses, effrayées, sont blotties dans un coin de la pièce et émettent des cris de souris. Sans perdre une seconde, je me jette sur l’assassine et j’attrape ses cheveux roux. Elle crie de surprise ; elle a beau se débattre, ses gestes sont dictés par l’émotion. Il m’est facile de la plaquer au sol et de la désarmer.
Mais ensuite ?
— Tue-la ! s’écrie Rodrick, la voix cassée. Tue-la, par la Sainte !
Son ordre débranche quelque chose dans mon cerveau. Alors que la fille s’égosille et me mord comme une sauvageonne, je lève mon poignard. J’observe les pulsations de son cou, tout aussi tacheté que son visage.
Puis ma lame égorge sa chair. Un filet écarlate se répand sur les fourrures au sol, sur mon visage, ma chemise. Un bourdonnement atroce martèle mon crâne. Pour la première fois, j’ai tué quelqu’un : le sang chaud ruisselle sur mes mains. L’adrénaline, pourtant, ne redescend pas. La colère gronde toujours. Si j’avais repris conscience quelques secondes plus tard, qui sait ce que cette diablesse aurait fait ? Les dents serrées, je me redresse et porte la main à ma tempe qui me harcèle. Tout tourne autour de moi. Ivresse et courroux ne font pas bon ménage.
Au moins, Rodrick est en vie. Pâle comme un linge, mais en vie.
La péripétie est pourtant loin d’être finie : nous entendons des cris, lointains, à travers la fenêtre du Donjon.
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? s’égosille le prince.
Je passe la tête dans l’ouverture étroite et n’en crois pas mes yeux : des centaines de sujets se déversent dans la cour de Roc-Embrun, quittant avec affolement la salle du banquet.
Une attaque ? Un piège ? Visant qui ?
Mon sang se glace dans mes veines.
— Le Cap veut assassiner ton père, comprends-je, quittant le Donjon en toute trombe, Rodrick sur les talons.
Dans ses mains tremblantes, le couteau de cuisine qui avait failli le tuer. Nous sommes tous les deux en état de choc.
À l’arrivée dans le lieu des réjouissances, c’est la cohue : je dénombre une vingtaine de corps sans vie sur les tables – des gardes –, découvre des nappes gorgées par la mort, et une terrible odeur de bile mêlée aux boyaux du festin. Le corps du roi gît dans son trône ; sa tête, elle, est jetée son assiette. Alors que la pièce se met à onduler sous mes pieds comme la surface de l’océan, j’entends Rodrick qui hurle et la rumeur de la foule des sujets dehors.
Je perçois le tintement d’une épée dorée.
Une lumière ocre capte mon attention. Je ne sais pas exactement comment j’ai pu comprendre qu’il s’agissait de père, mais je me suis retrouvée à l’extérieur, moi aussi. Il était là, à tenir tête à un étranger du Cap, couvert de ses tatouages barbares.
Tout s’est passé si vite…
En un éclair, père tombe, transpercé. Son corps échoue au sol comme un pantin à qui on aurait coupé les ficelles. L’espace d’un instant, j’ai l’impression qu’il me regarde, la figure écrasée contre les pavés de la cour. Sa barbe ruisselle d’un liquide rouge… Ça ne peut pas être du sang, si ?
Je n’ai pas le temps de réaliser ce qui se passe : un voile tombe devant ses yeux. Un silence s’empare alors de mon esprit.
Il va se relever, n’est-ce pas ?
Son regard reste de nacre. Vide, désespérément vide.
Père ne peut être mort.
Au fond de moi, je sais pourtant qu’il est parti. Si rapidement, sans même me dire au revoir. Sans même un dernier sourire. Aussi facilement que ça.
Alors, un mélange de rage et de détresse explose en moi. Le poignard brandi, je m’élance et l’enfonce entre les côtes de l’assassin. Des gargarismes s’échappent de sa bouche, il tombe au sol, mais je ne m’arrête pas.
Je plante, je plante, les larmes aux yeux.
Le rose pâle est tâché par le rouge sang. Je n’ai plus aucune notion du temps, ni du public qui m’entoure. Je me refuse à la réalité. Père ne peut avoir été tué par ce misérable, ce scélérat, ce déchet ! Je veux réduire à néant cet infame pourriture ! Alors je plante, je plante, je plante !
Seule la main calme de Rodrick, sur mon épaule, me ramène au château.
Le soleil est sur le point de se lever. Le voile de la rage se lève et me révèle mon œuvre : je hoquète de terreur. Le cadavre entre mes jambes est méconnaissable. Alors que je tourne la tête, l’épée dorée de père, encore dans sa main pâle, répond tristement à la lueur de l’aube – comme si elle était elle-même épouvantée par ce que je venais de faire.
Les doigts de Rodrick serrent ma clavicule. Hagarde, je tourne le regard vers son visage. Nous nous observons en silence, mais je perçois ses pensées aussi clairement que le bourdonnement d’un tambour de guerre. En un sens, elles me rassurent. Ses yeux sont écarlates, comme les miens. Il me redresse, et c’est seulement à cet instant que je lâche mon poignard poisseux. Le fer tombe sur le pavé dans un bruit strident.
— On va leur faire payer, énonce Rodrick.
Il voulait devenir un homme. Je crois que cette soirée-là nous a donné tout ce qu’aucune femme ne pourrait jamais nous reprendre.
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