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Je crois rêver. Là où devrait se tenir la forteresse de Roc-Embrun, je ne vois qu’un nuage de fumée. Le château a donc fini par tomber… Comment ai-je pu permettre cela ? Quand et pourquoi ai-je quitté mon poste ? La brume de mes souvenirs est soudain déchirée par un éclair. Je crie, je me plie en deux, je m’attrape la tête. Parmi le sifflement des boulets, j’entends le cataclope boueux de deux destriers. Puis la douleur s’estompe, je me redresse, et je les vois, affolés dans la lande : deux chevaux scellés à la va-vite. J’ai beau tenter de les approcher, je ne parviens pas à attraper leur bride. Il est tout aussi impossible de les reconnaître : peut-être les ai-je déjà vus, à l’écurie, mais ni l’un ni l’autre n’est le mien.
Je commence à me sentir nauséeuse. C’est terrifiant de ne pas comprendre. Moi qui ai toujours fait en sorte de garder le contrôle depuis la terrible soirée du banquet, et plus encore depuis l’assaut contre le Cap… Je sens que tout m’échappe. Je sens que je dérape.
Une vague, monstrueuse, éclate contre la falaise et projette un crachin glacé contre mon visage. J’ignore pourquoi, mais ce cri de l’océan me rappelle soudain ma femme. Je l’ai laissée en sécurité, au loin, par-delà l’horizon. Alors pourquoi cette angoisse me broie-t-elle l’estomac ? Kérilda… La douceur de ta voix, de tes cheveux noirs, de tes hanches… Je m’en veux de ne pas être restée avec toi. Au fond, tu avais sans doute raison. De ma vie, je n’ai jamais rien su refuser à Rodrick.
L’envie furieuse d’abandonner pour de bon Roc-Embrun me prend. Embarquer sur un bateau, remettre les voiles sur notre île et sombrer dans tes bras, il n’y a rien de plus simple. Quoique… peut-être pas. Peut-être plus. Mon corps peine à se mouvoir. Depuis que je me suis réveillée dans la chapelle, je ne fais que me traîner – je ne serais pas étonnée d’avoir une belle fracture à la jambe tant elle me fait souffrir. J’ai bien peur de rester emprisonnée sur la côte et de ne jamais plus pouvoir te retrouver. J’aurais pu passer mes vieux jours en paix à tes côtés, mais je n’ai pas saisi ma chance. Quelle idiote j’ai été.
Grelottante sous l’assaut du vent marin, je retourne me blottir contre les vestiges de la chapelle. Des bourrasques frappent le littoral, c’est incessant. Puis, comme si Malika avait elle-même soufflé depuis le céleste, la fumée qui entourait le château se lève petit à petit. Tout d’abord, je crois avoir la berlue : des centaines d’arbres aux fruits inconnus semblent avoir poussé sur les murailles. Mais plus la fumée se dissipe, plus je réalise que je me fourvoie. L’horreur écarquille mes yeux : ce que je prenais pour des fruits sont en réalité des hommes. Mes hommes. Tous pendus, ballotés de droite à gauche au gré des caprices de la brise. Les larmes me montent aux yeux à l’idée que tu es peut-être parmi eux, Rodrick.
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