Chapitre 9
Même lorsque Thomas s’était approché à un mètre d’elle, Léa ne s’aperçut pas de sa présence. Elle semblait perdue dans de profondes rêveries. Sans doute était-elle inquiète. Peut-être même qu’elle imaginait un plan pour s’enfuir. L’adolescent redécouvrait son propre reflet en elle. La même émotion avait dû se lire sur son visage lorsqu’il avait découvert cet endroit. Les mêmes idées taraudaient probablement l’esprit de Léa. Après une longue inspiration, il se décida enfin à entamer la discussion.
– Bonjour.
La jeune fille sursauta, mais sourit.
– Bonjour, dit-elle timidement.
Thomas réalisa que c’était la première fois qu’il entendait sa voix. Il fut étonné de sa clarté.
– Le temps est beau, tu ne trouves pas ?
– Oui, c’est vrai.
Un court silence s’ensuivit.
– Je peux m’asseoir à côté de toi ? reprit Thomas.
– Oui, bien sûr.
Elle se décala au bord pour laisser de la place à Thomas pour s’installer.
– Cet endroit te fait peur ?
Il avait peut-être été un peu abrupt dans sa manière d’amener les choses. Tant pis.
– Je… je ne sais pas si je peux leur faire confiance. Normalement, je suis plutôt du caractère à faire tout toute seule, et de devoir confier ma vie à des gens que je ne connais pas, ça me fait peur, oui. C’est surtout ce prof qu’on a eu tout à l’heure, qui ne m’inspire pas confiance.
– Oublie ce prof, c’est un taré, il ne mérite pas sa place au Refuge. Je pensais comme toi au début, pire même. Je voulais m’enfuir, retourner à ma vie de sauvage, mais avec un peu de réflexion, j’ai changé d’idée. Regarde, on est bien ici, on a de quoi manger, un bon matelas nous attend le soir, on est entouré de personnes très sympas… Je suppose que comme moi, tu n’avais pas tout ça pendant ta cavale dans la ville. Et puis, s’ils voulaient nous faire du mal, ils l’auraient déjà fait bien avant.
– Mais s’ils veulent se servir de nous ?
– De toute façon, Show se sert déjà de nous depuis le début. La seule manière d’empêcher ça, c’est de faire confiance aux rares personnes qui prétendent être contre lui.
– Tu as sans doute raison. Mais je n’arrive pas à me persuader que leurs intentions sont bonnes.
– C’est normal, ça viendra avec le temps. Promets-moi simplement une chose, c’est ne pas essayer de t’enfuir. La vie est encore pire dehors.
– C’est promis.
Un silence survint alors. Deux poules se disputaient un morceau de pomme moisie lancé par les travailleurs qui venaient de terminer leur journée. Thomas se sentait étrangement bien. C’était la première fois que le Patio l’avait rendu aussi heureux. Il ne comprenait pas pourquoi, la journée était certes belle, mais il y avait déjà eu plusieurs jours radieux depuis son arrivée ici, sans qu’il n’éprouve pour autant un bonheur aussi intense. Mais si ce n’était pas le soleil qui contribuait à son bien-être, qu’est-ce que c’était ? Ça ne pouvait pas être cette fille avec qui il s’efforçait de dialoguer pour l’intégrer au groupe…
L’effet de ce sentiment sur son corps était étrange, comme si des papillons ne cessaient de s’agiter au creux de sa poitrine…
– Bon, il faut que tu fasses connaissance avec les autres, tu ne peux pas rester seule. Et je ne serai pas toujours à tes côtés pour rompre ta solitude.
Léa et son nouvel ami montèrent à l’étage pour retrouver les autres adolescents. Tandis que Thomas s’en approchait d’un pas assuré, Léa hésita beaucoup avant d’entrer dans la salle et se tint aussi raide qu’un morceau de bois à quelques mètres d’eux.
– Bonjour, Léa, dit Romain.
Il était toujours de caractère très sociable, et c’était souvent lui qui accueillait les nouveaux à leur arrivée. Lorsqu’il s’approcha de la jeune fille, celle-ci eut un mouvement de recul.
– Ne t’inquiète pas, on va pas te dévorer, dit l’adolescent.
– Même si on en rêverait, murmura Kevin en riant.
– Alors, parle-nous de toi, d’où viens-tu ? Qui étais-tu avant tout ça ?
Il ne savait pourquoi, mais peu à peu, la colère enfouie dans le cœur de Thomas se réveillait.
– Eh bien, je viens de la campagne, j’habitais dans les Ardennes avant. Mais un jour, sans me le dire, mes parents ont décidé de déménager à Paris, et peu de temps après, je les ai retrouvés dans des Chaises Virtuelles.
– Et que faisais-tu dans les Ardennes ? Quelles étaient tes passions ?
La rage de Thomas bouillonnait de plus en plus.
– J’aimais beaucoup la nature, donc je me baladais souvent dans les forêts et les champs, et le reste de mon temps je le passais à lire ou à chanter.
L’adolescent sentait son teint virer au rouge vif.
– Tu sais chanter ? Tu pourrais peut-être nous jouer deux ou trois notes, juste pour v…
Soudain, dans un excès de colère, la main de Thomas gifla Romain de toutes ses forces. Le jeune homme perdit l’équilibre sous la puissance du choc. Sur sa joue, la large marque rouge rappelait la gravité de l’acte commis. Mais cette trace aurait déjà disparu d’ici quelques jours. Contrairement à celle laissée dans son cœur. Notre amoureux comprenait encore moins que ses camarades ce qui venait de se passer. Il dévisageait droit comme un i son ami qui le fusillait du regard en caressant sa pommette gauche.
– Mais qu’est-ce qui t’as pris ?! s’indigna Romain.
Thomas aurait voulu répondre, mais rien ne sortait de sa bouche. Il venait de frapper l’un de ses meilleurs amis, un de ceux qui l’avaient aidé à s’intégrer dans le groupe, sans aucune raison. C’était comme si une force intérieure avait pris possession de son corps. Romain fit volte-face et s’en alla, suivi par les autres. Seule Léa resta à ses côtés. Antoine lui adressa un dernier regard en quittant la pièce, et étrangement, il sourit et fit un clin d’œil. Le jeune homme ne comprenait pas cette réaction, elle semblait cacher un message, mais il ne trouvait pas lequel. Il avait juste été un imbécile, son meilleur ami aurait dû lui en vouloir. Au lieu de cela, il semblait non seulement s’en moquer, mais en plus lui adresser sa reconnaissance.
Il se tourna vers Léa, prêt à recevoir un regard foudroyant et des sourcils froncés. Mais c’était un visage doux et un léger sourire qui l’attendait. Thomas ne comprenait plus rien. Il venait pourtant de donner une claque à l’un de ses amis ? Elle continuait de le fixer comme si son geste était parfaitement justifié, elle semblait presque lui en être reconnaissante. Il osa la regarder quelques secondes, essayant de décrypter ses pensées. Et il réalisa qu’il parvenait sans difficulté à pénétrer son esprit au travers de ses yeux, comme s’ils n’étaient qu’un verre légèrement teinté offrant à quiconque la possibilité de pénétrer son âme. Il découvrit alors que si son corps lui avait paru sublime, son esprit était divin.
À l’intérieur de ce petit être semblait se cacher toute la douceur, la délicatesse, la gentillesse et la générosité du monde. Qui se contentait de son physique manquait l’essentiel. Thomas sourit à son tour. Il avait complètement oublié tout ce qui venait de se passer, plus rien d’autre ne comptait pour lui que cette saisie à cœur ouvert. Il n’avait plus la notion du temps, et si la sonnerie perçante n’était pas venue interrompre ces échanges muets, ils auraient pu rester ainsi plusieurs heures durant.
Thomas regarda tout autour de lui, comme s’il venait de se réveiller d’un rêve profond. Ses amis marchaient vers la salle à manger. Certains filaient sans regarder ni Thomas ni Léa, visiblement vexés. Romain en faisait partie. D’autres par contre leur jetaient des coups d’œil amusés. On avait dû le remarquer lors de leur face à face, à cette pensée la teinte rose déjà présente sur les joues du jeune homme s’accentua. Mais au-delà du malaise, il y avait la honte que lui infligeait son acte commis en public et sans raison valable. Il devait des excuses à Romain, et au plus vite. Lorsqu’il le trouva, il était déjà attablé avec les autres, il ne pouvait lui demander de s’éloigner quelques secondes, sa timidité l’en empêchait. Il passa le repas seul avec ses pensées.
Romain semblait faire tout pour éviter le contact avec ses yeux, de toute évidence il était encore affecté par son geste. Thomas espérait qu’il parviendrait un jour à lui pardonner. Quant à Léa, assise avec les autres adolescents, elle ne semblait pas participer à la discussion, et lui jetait des regards inquiets. Il se jura de ne plus la revoir une seule fois malgré le plaisir que lui inspirait sa présence à ses côtés. Elle lui avait causé trop de soucis. Et il ne voulait pas perdre ses meilleurs amis à cause d’elle.
Le soir, il voulut retrouver Romain pour lui demander des excuses, mais ne le trouva nulle part. Perdu dans ses pensées, il ne l’avait pas vu remonter au dortoir. Il aurait été trop imprudent et maladroit de venir le déranger dans son lit, il devait attendre le lendemain. Meurtri par la fatigue, il se laissa s’écrouler sur les draps sans même se changer.
Après une nuit agitée et perturbée par de nombreux réveils, et après un ultime retour à la réalité, il décida de se lever. Il était encore très tôt, et personne n’était debout. Ne sachant que faire, il choisit de profiter du silence matinal au Patio. Il entra et se posa sur un banc. En entendant le chant mélodieux des oiseaux, Thomas oublia tous ses ennuis. Il ferma les yeux et inspira très fort, s’imprégnant de l’air pur et frais. Le vin de vigueur pénétra chaque parcelle de son corps, lui procurant le plus grand plaisir. Ce n’est qu’en rouvrant les yeux qu’il aperçut entre de longues feuilles de fougères une silhouette assise sur un banc. Il décida de s’en approcher doucement. À une dizaine de mètres, il reconnut le visage de Romain. Il souriait. C’était le moment idéal pour lui présenter ses excuses. Mais à chaque fois qu’il tentait d’avancer légèrement son pied, celui-ci refusait d’obéir et regagnait sa position initiale.
Sa bataille contre sa timidité était déjà presque gagnée, pourtant l’ennemi restait encore présent et l’empêchait d’avancer dans certaines situations.
Après plusieurs minutes, alors que le jeune homme allait laisser son angoisse le vaincre, il entendit :
– Tu comptes attendre encore longtemps avant de venir me voir ?
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