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Une rumeur confuse parcourait le palais. Tōru, Sakura et Sei venaient d’y arriver et s’étonnaient de l’agitation qui y régnait. Une foule de gens se croisait dans la vaste entrée, quelques courtisans mais surtout des gardes, des appels résonnaient et la tension était omniprésente. Sei arrêta une jeune femme aux longs cheveux noirs pour lui demander :
« Excusez-moi, que se passe-t-il ?
- Un assassin a infiltré le palais.
- Quoi ?!
- Où est-il ? » voulut savoir Tōru.
Elle le jaugea d’un rapide coup d’œil avant de répondre :
« Dans la salle des Audiences. Mais n’espérez pas l’affronter, il est d’un tout autre niveau que les adversaires que vous avez déjà rencontrés.
- Comment savez-vous… ?
- Je dois aller prendre mes ordres, l’interrompit-elle, soyez prudents. »
Elle s’éloigna d’un pas vif et ils la perdirent de vue. Ils ne se questionnèrent pas davantage et se hâtèrent vers le lieu indiqué. En chemin ils croisèrent les Cinq Chasseurs, qui parurent aussi surpris qu’eux de les trouver ici. Le Lieutenant s’adressa à Akihito :
« Parfait, tu es là. Suivez-nous tous les trois mais restez à distance tant que je ne vous demande rien. »
Ils continuèrent donc ensemble et parvinrent à la salle. Au centre avait lieu un combat acharné, une ombre seule tenait tête à une dizaine de gardes. De l’autre côté se tenait le couple impérial, protégé par d’autres soldats.
L’intrus remarqua les nouveaux arrivants et élimina ses adversaires en quelques passes. Puis, sans même leur accorder un regard, il se dirigea vers sa cible. Sakura sortit son arbalète. Son frère voulut l’arrêter d’un geste mais elle fut plus rapide. Elle tira. Le carreau fusa. Et l’assassin et elle disparurent.
Il y eut un instant de flottement. L’atmosphère était tendue, tous fixaient le centre de la salle, guettant le moindre signe.
« Qu’a-t-elle fait ? demanda Sei.
- Elle a piégé son adversaire dans une zone où elle a arrêté le temps, et l’a rejoint ; expliqua Tōru, d’une voix qui trahissait son inquiétude ; comme elle y contrôle tout elle devrait avoir l’avantage.
- Mais elle aurait pu ne pas faire ça ! S’ils étaient restés ici, on aurait pu régler le problème plus rapidement ; alors qu’à présent elle est seule contre lui.
- Quand elle se bat elle agit par réflexe. Et elle voulait protéger Roman et Sae. »
L’air sombre, il se tourna vers le Lieutenant.
« Comment un assassin a-t-il pu s’introduire ici ?
- Il a utilisé une incantation interdite. La téléportation. »
Les duellistes réapparurent soudain. Le tueur ne paraissait pas blessé tandis que la jeune fille gisait à terre, les yeux clos. Son épaule était ensanglantée, elle portait la marque de nombreuses blessures. L’homme leur adressa un signe de main désinvolte avant de reprendre son chemin. Mais avant, il fit apparaître un épais mur de glace entre eux. D’abord interdits, ils se ressaisirent vite quand résonnèrent les premiers bruits du combat.
« Pavel ! appela son chef.
- Je m’en occupe. »
Il étendit la main gauche et une étincelle se matérialisa devant sa paume. Elle jaillit vers la paroi ; aussitôt des flammes entourèrent l’obstacle. Signe de sa maîtrise, alors que le brasier dévorait le givre aucune chaleur ne se dégageait ni aucune marque n’endommageait le décor. Gavriil ferma les yeux et une lueur bleue l’environna un instant. Quand il les rouvrit il annonça :
« J’ai invoqué des créatures, elles aideront les gardes à tenir. »
Le Lieutenant hocha la tête puis reporta son attention sur le mur. Celui-ci disparut enfin et ils purent voir de l’autre côté. Pas un soldat n’avait survécu, le tueur éliminait les dernières ombres. Les Chasseurs s’élancèrent pour l’affronter. Tōru et Sei accoururent auprès de Sakura. Desya, après une hésitation, rejoignit ces derniers. Le pharmakon tenait la main de la jeune fille, à genoux à côté d’elle, et tentait de la réanimer. Son expression désemparée n’augurait rien de bon.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiétait son frère.
- Je n’arrive pas à la soigner ! Elle est en train de partir, je ne peux que retarder l’échéance ! »
L’exclamation horrifiée de Tōru fut couverte par le bruit du combat. Toute l’attention y fut brièvement ramenée. L’assassin s’était téléporté hors du palais. Nikita lança une incantation et disparut à son tour. Après un temps de confusion l’Impératrice se précipita vers Sakura, suivie par son mari et les autres Chasseurs.
« Comment va-t-elle ? » s’inquiéta-t-elle.
Le regard que lui lança Sei suffit à leur faire comprendre. Déjà la jeune fille pâlissait, sa respiration se faisait inaudible.
« C’est impossible ! protesta Akihito. Il y a forcément quelque chose… »
Sa voix se brisa, il avait les larmes aux yeux. C’est alors que Desya intervint.
Laissez-moi l’aider.
« Que vas-tu faire ? »
Fais-moi confiance. Éloignez-vous.
Déconcertés, tous obéirent. Le jeune homme prit la main de Sakura et ferma les yeux. Il se prépara mentalement, uniquement concentré sur l’incantation qu’il allait utiliser. Ce n’était pas une opération ordinaire, bien peu étaient capables de l’initier seulement, et il savait qu’elle allait lui prendre une part considérable de son énergie. Il aurait aimé garder sa capacité spéciale secrète mais la vie de la jeune fille était plus importante. Il sentait son âme sur le point de quitter son corps et s’efforçait de la retenir le temps qu’il la sauve. Alors qu’il activait son pouvoir une présence familière se manifesta. À leur stupeur les autres virent apparaître une silhouette blanche derrière lui. Il n’entendit pas leurs réactions mais il la sentit qui l’accompagnait alors qu’il passait en partie dans l’autre monde. C’était Alisa, elle aussi était une sigao, et elle était venue pour le soutenir. Sans dire un mot, elle veillait sur lui et lui prêtait sa force afin qu’il réussisse. Ensemble, ils ramenèrent complètement l’esprit de Sakura du côté des vivants et la protégèrent tout en soignant ses blessures. Quand tout se termina un halo lumineux les entoura tous les trois, qui gagna en force jusqu’à éblouir les spectateurs. Puis, il disparut, et la silhouette s’effaça. Desya rouvrit les yeux et dans un ultime effort parvint à dire :
Elle est sauvée.
Et il s’effondra à côté d’elle. Sei s’empressa d’aller sonder leurs fonctions vitales et confirma :
« Ils vivent.
- Dieu soit loué ! soupira l’Impératrice. Il leur faut des soins au plus vite.
- Tōru, intervint Gavriil, peux-tu aller chercher un médecin ? Je vais rester avec Sei pour veiller sur ces deux-là au cas où. »
Le garçon acquiesça et partit d’un pas vif. Le Chasseur se tourna vers ses camarades pour leur donner d’autres directives.
« Sergey, Pavel, escortez les souverains en lieu sûr. Je ne sais pas ce que fait la garde mais mieux vaut s’en charger nous-mêmes. On se retrouve après pour rejoindre Nikita.
- À tes ordres. répondit Sergey.
- Il va falloir que j’aie une sérieuse discussion avec le chef des Services Secrets, observa l’Empereur, et ce le plus tôt possible. Allons-y. »
Et il partit à son tour avec sa femme, accompagnés des jumeaux.
Alors qu’il suivait les couloirs du palais, Tōru croisait de plus en plus de monde qui se dirigeait vers la salle des Audiences. L’agitation avait changé, la nouvelle de la fin du combat commençait à se propager. Apercevant des gardes parmi les courtisans il eut un sourire méprisant.
Les lâches arrivent après la bataille.
Il refusait de croire qu’aucun d’eux n’avait eu le temps d’intervenir. À cause de leur retard, sa sœur avait failli perdre la vie. Il s’en voulait également de ne pas avoir pu la défendre. Il aurait dû réagir plus vite, ou même engager le combat avant elle. Et même si elle était hors de danger, l’assassin se trouvait encore en liberté quelque part dans la ville. À cette pensée, il résolut de s’assurer lui-même qu’il était hors d’état de nuire. L’avertissement de la jeune femme lui revint en mémoire mais il n’y prêta pas attention. Il n’avait pas d’idée précise de ce qu’il allait faire mais il saurait s’en sortir le moment venu.
Il arriva dans l’entrée et repéra un médecin impérial dans la foule. Sans perdre de temps il le rejoignit et lui expliqua la situation avant de s’excuser de ne pas le guider. Une fois l’homme parti il franchit les portes avec détermination. Sa cible n’était pas loin, il le sentait, et il la retrouverait au plus vite. Il pensa à son ami et à son inquiétude et ressentit une once de culpabilité.
Pardonne-moi, Sei.
Alors qu’il s’éloignait du palais il étendit ses perceptions. Il ne lui fallut que quelques instants pour localiser son objectif.
À quelque distance d’ici, dans un parc désert, se poursuivait un duel. L’adversaire du Lieutenant était doté d’un haut niveau en matière de combat et enchaînait des incantations toutes plus puissantes les unes que les autres sans paraître fatiguer. Il avait d’abord cru qu’il s’agissait d’un survivant de la Guilde mais il l’avait reconnu. C’était l’Assassin royal de l’État voisin, ennemi de longue date de l’Empire. Entraîné à tuer depuis sa plus tendre enfance, cet homme avait lui aussi la réputation de ne jamais avoir été défait. Personne ne connaissait sa capacité spéciale mais il soupçonnait qu’il était un bios, un combattant à la force physique quasiment inépuisable et d’autant plus dangereux. Il avait trouvé son égal. Et de ce duel ne sortirait qu’un vainqueur.
L’Assassin chargea sa lame pour viser sa tête. Le Lieutenant esquiva et répliqua par un enchaînement vif. Le tueur employait une arme rare, un hast court qu’il maniait avec une dangereuse précision. Il lui opposait son épée à une main et demi, préférant les coups physiques aux incantations. Il était plus à l’aise en escrime et mieux valait économiser son énergie. Le combat s’éternisait, les retournements de situation se succédaient et aucun des deux ne parvenait à prendre l’avantage.
Le Chasseur tenta un coup fourbe, paré sans difficulté, et dut bloquer la riposte. Mobile, l’Assassin lui infligea une série d’attaques qui semblaient venir de toutes parts. Il le repoussa d’une brève incantation et repartit à l’offensive. Leurs deux styles n’avaient rien de commun mais ils s’adaptaient à chaque changement de rythme avec aisance. Malgré la puissance des échanges, le tueur semblait prendre cela comme un jeu, il variait ses coups pour le plaisir. Agacé, le soldat décida d’écourter le duel.
D’un estoc brutal il contraignit son adversaire à la défensive. Il enchaîna par une série complexe pour conclure par une frappe circulaire. Mais alors qu’il allait l’asséner l’autre se téléporta. Il réapparut derrière lui et l’atteignit au thorax. Le Lieutenant eut tout juste le temps de protéger ses points vitaux. Quand la lame se retira il tomba à genoux. Il fut pris d’une toux sanglante et son épée lui échappa des mains. L’Assassin revint se placer face à lui, un éclat amusé dans le regard. Il éleva lentement son arme. Et une incantation fusa. Le tueur dut reculer pour esquiver et se mit en garde. Le nouveau combattant invoqua une lame et engagea l’affrontement. Immédiatement les coups s’échangèrent à grande vitesse. L’épéiste possédait un style alerte, et même s’il n’était pas au niveau de son adversaire il parvenait à le surprendre. Dans un effort pour se ressaisir le Chasseur l’identifia.
Impossible.
Tōru était en train de le défendre contre leur ennemi. Combinant les cinq escrimes qu’on lui avait enseignées, il mettait toutes ses forces dans la lutte, mais il risquait de s’épuiser d’autant plus vite qu’il devait maintenir son arme. Le Lieutenant activa son pouvoir pour commencer à se soigner. Il ne pouvait qu’opérer à une guérison superficielle s’il voulait garder de l’énergie et tenir le temps que les autres arrivent. Quand ses plaies cessèrent de saigner il se releva avec effort et récupéra son arme. À ce moment-là celle du garçon disparut. Dans un réflexe salutaire il repoussa son adversaire de plusieurs mètres.
« Tōru ! »
Nikita matérialisa une épée que celui-ci saisit au vol. Il la reconnut et eut un instant d’hésitation. Ce n’était pas le résultat d’une incantation mais une vraie lame ; celle qui aurait dû être sienne s’il était devenu un Chasseur. Il l’accepta d’un hochement de tête et repartit au combat. Il opposait désormais une résistance nouvelle à son adversaire et profita de sa surprise pour prendre l’avantage. Alors qu’il parait il ressentit une présence et laissa le Lieutenant établir un lien entre leurs esprits. Même si celui-ci demeurait en retrait il connaissait sa façon de se battre et il pouvait l’aider. Il guida ses coups jusqu’à créer une faille chez leur ennemi. L’épée fila vers son cœur, fut déviée une fois, repoussa l’hast avant de le projeter au loin. Tōru allait porter le coup fatal quand il cessa le contact et lança une incantation. Neutralisé, l’Assassin perdit conscience et s’effondra.
Un flottement s’ensuivit, puis le garçon rengaina et rejoignit le soldat. Il s’apprêtait à le soigner mais celui-ci l’arrêta d’un geste.
« Pourquoi m’as-tu sauvé ? »
Il avait parlé d’un ton presque brusque, qui traduisait son incompréhension. Tōru répondit simplement :
« Je n’allais pas vous laisser mourir. »
Déstabilisé, le soldat laissa passer un temps. Il chercha ses mots, puis finit par demander :
« Comment as-tu réussi à me pardonner ? »
Le garçon se contenta de le regarder d’un air dépourvu d’animosité. À ce moment retentit un appel :
« Nikita ! »
Les trois autres Chasseurs les rejoignirent et Gavriil s’inquiéta :
« Tu es blessé ! Que s’est-il passé ?
- Ça va, je tiens encore debout.
- Tōru, s’étonna Sergey, que fais-tu ici ?
- Il va falloir s’occuper de l’Assassin. » dit celui-ci.
Les autres se tournèrent et Pavel remarqua :
« Tu ne l’as pas tué. »
Pour toute réponse, il fit un signe négatif de la tête.
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