- Chapitre 15 -

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Jeudi 10 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Impatient de se rendre en classe, Ryu avait passé la veille et la matinée à organiser son trieur en fonction de ses cours à venir et à observer les va-et-vient dans les dortoirs du deuxième étage. Jeremy avait occupé le temps grâce à sa console, moins enclin à s’impliquer dans cet établissement où il n’était même pas certain de rester.

Ils quittèrent leur chambre à treize heures quarante-cinq et traversèrent la cour pour se rendre au bâtiment nord qui accueillait les salles de classe. Une nuée d’élèves déambulait dans les couloirs et à l’extérieur des bâtisses pour profiter du soleil. La plupart des étudiants étaient ragaillardis par la pause de midi, mais l’agitation n’avait rien à voir avec leur ancien collège. Alors que les deux amis grimpaient les escaliers et arpentaient les couloirs à la recherche de leur salle, ils avaient l’occasion de constater les différences. Les insultes ne fusaient pas entre différents groupes d’élèves, personne ne se tapait dessus et aucun professeur ne hurlait pour tenter de ramener l’ordre. Il y avait une ambiance mouvementée, mais sûrement pas violente.

C’est Ryusuke qui tira sur le bras de son ami lorsqu’ils passèrent la porte de leur classe.

— On y est, sourit Ryu en se tournant vers la file d’élèves qui se tenait serrée contre le mur pour laisser le chemin libre.

Perplexe, Jim observa les adolescents qui discutaient en groupe ou en binôme en attendant la venue de leur prof. Ils étaient si… disciplinés. Soudain mal à l’aise, Jeremy se glissa près du mur et baissa le nez. Ryu le rejoignit aussitôt, quant à lui enthousiasmé par le début imminent de leur cours. C’était littérature anglaise et étrangère pour leur première heure.

Un cinquantenaire au crâne dégarni et à la cravate d’un jaune pétant ne tarda pas à s’avancer près de la porte. Tout en sifflotant, il ouvrit la salle et resta en retrait le temps de compter les élèves qui entraient. Quand il eut terminé son décompte à voix haute, Jim et Ryu échangèrent un regard stupéfait. Dix-huit élèves. Il y avait presque le double dans leur ancienne classe.

Alors que le professeur s’apprêtait à fermer la porte, il les remarqua. Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence interrogateur.

— Vous n’entrez pas ? finit par souffler l’homme en désignant la classe.

— Euh… commença Ryusuke d’un ton hésitant. En fait, on… on est les élèves en période d’observation.

— Oh ! Les deux Recrues en attente de la réponse pour leurs dossiers ? OK, la direction m’a effectivement prévenu. Entrez, entrez.

Tous deux embarrassés par les regards étonnés et curieux des autres élèves, Jim et Ryu s’avancèrent au milieu des tables. Jeremy se hérissa en remarquant les moues dubitatives, voire hautaines, de certains étudiants. Peut-être, qu’en fin de compte, ce n’était pas si différent de leur ancien collège.

Le professeur s’avança jusqu’au tableau, où il fit signe aux deux amis de le rejoindre. Ryusuke sentait sa timidité jaillir à toute allure. En remontant le couloir, il eut vaguement conscience des tics qui agitaient son visage. Jim parcourait la salle des yeux pour repérer les grosses têtes et les vantards qu’il se hâterait d’éviter. Il remarqua avec dépit qu’ils avaient tous plus ou moins l’air de répondre à la description.

— Nous accueillons deux élèves pour une durée… indéterminée, embraya le prof en posant une main sur l’épaule de Ryusuke, qui tressaillit. Ce sont deux Recrues qui attendent les résultats de leur admission. Ils ont eu l’autorisation d’assister aux cours, en attendant.

Quelqu’un dans la classe murmura assez fort pour être entendu, mais pas assez distinctement pour être compris par le professeur, qui fronça les sourcils alors que le groupe d’amis de l’élève en question pouffaient. Jim serra les dents ; il préférait une confrontation directe que des paroles venimeuses dans son dos.

— Gardez vos commentaires pour vous, soupira le prof avant de se tourner vers les deux amis. Présentez-vous rapidement.

Ryusuke jeta un regard désemparé à son ami, qui secoua rapidement la tête. C’était Ryu qui avait tant voulu assister aux cours ; qu’il en assume les conséquences !

— Je… (Il dut reprendre son souffle, car sa voix avait à peine porté aux oreilles du professeur.) Je m’appelle Ryusuke Hitori. J’ai treize ans et… euh… j’aime bien apprendre de nouvelles choses.

Quelques ricanements fusèrent à droite à gauche, mais rien de sérieux. Lèvres pincées, Ryu baissa le regard et attendit la suite, le cœur battant contre les tempes.

— Jeremy Wayne, se présenta simplement celui-ci sans prendre la peine de regarder qui que ce soit.

Le professeur sourit puis tapa des mains.

— Eh bien, moi, c’est M. Green, prof de littérature. Allez vous asseoir !

Impatients de quitter le centre de l’attention, les deux amis se dirigèrent vers les tables voisines qui étaient libres sur la droite et s’y installèrent.


Conscient des regards inquisiteurs collés sur eux et des paroles chuchotées à leur insu, Jeremy eut un mal fou à se concentrer. Ryusuke avait pris plein de notes organisées à la fin du cours, mais la fiche de Jim ne comportait que quelques mots-clefs et citations écrits en pattes de mouche.

Fidèle à lui-même, Ryu alla rapidement voir le professeur à la fin de la leçon tandis que la classe se vidait. Appuyé contre sa table, le regard tourné vers la fenêtre, Jim patienta dans un silence tendu. Il remarquait sans problème les yeux qui traînaient encore sur lui ou les chuchotements. Qu’avaient-ils donc tous ? L’avantage de son vieux collège public miteux, c’était que personne ne faisait attention à vous – sauf lorsqu’on était la victime des brutes.

— Vous venez d’où ?

La question jaillit dans son dos en faisant sursauter Jim. Tendu, il tourna la tête vers une jeune fille aux cheveux auburn et aux étonnants yeux turquoise. Sa jupe à volants et sa veste en jeans portaient les logos de marques que Jim n’aurait jamais pu s’offrir. Elle affichait une moue compatissante, mais Jeremy détecta sans mal le pli tordu de ses lèvres.

Se contentant de la toiser froidement, il ne répondit rien et laissa la gêne mutuelle les éloigner l’un de l’autre. Au bout d’une dizaine de secondes, l’adolescente esquissa un sourire embarrassé en se trémoussant.

— Désolée, on se connaît même pas. Je suis Emily Hobs et… je fais partie des délégués de la classe. Comme vous êtes des Recrues, je vous représente pas vraiment, mais on pourrait faire connaissance.

Indifférent, Jeremy haussa les épaules et se décolla de sa table pour rejoindre Ryu.

— Tu vas où ? l’apostropha Emily en fronçant les sourcils.

Étonné qu’elle n’ait toujours pas lâché l’affaire, Jim lui adressa un regard agacé.

— Emy ?

La jeune fille se retourna vers l’entrée de la salle, où patientait un autre élève de leur classe. Jeremy les avait vus pouffer ensemble lors de la présentation de Ryu. Il n’avait pas eu besoin de plus pour les mépriser en silence.

— Je fais connaissance avec les nouveaux, roucoula Emily d’une voix mielleuse.

Ryusuke, qui avait terminé de poser ses questions, assista à l’échange avec perplexité. Il était incapable de savoir si les deux nouveaux-venus s’intéressaient sincèrement à eux ou n’étaient qu’à la recherche de ragots.

Emily bascula son beau regard sur Ryu avant de lui adresser un large sourire. Même ses dents étaient impeccablement alignées. Intimidé, le garçon le lui rendit faiblement en s’avançant vers Jim, sa feuille de notes au bout des doigts.

— Du coup, vous venez d’où ? reprit Emily en continuant de leur sourire avec chaleur.

Jim échangea un regard de mise en garde avec son ami. Celui-ci grimaça néanmoins avant d’avouer :

— De Seludage.

Il y eut comme un froid dans la classe. L’adolescent qui attendait Emily près de la porte claqua la langue d’un air dégoûté et celle-ci se figea, pâle. Elle déglutit péniblement avant de répondre :

— Oh, je m’en doutais… (Jeremy haussa des sourcils d’étonnement, mais Ryu ne fit aucun commentaire.) Comme vous devez avoir des difficultés à suivre les cours, je veux bien vous aider pour la prise de notes.

Un silence interloqué tomba sur le groupe d’adolescents. L’air enjoué d’Emily ne réchauffa pas pour autant le froid qui s’était insinué dans la poitrine des deux amis. Jeremy réagit en premier en s’avançant vers elle, l’air furibond.

— Tu voudrais bien nous foutre la paix ? On a pas besoin de ton aide.

Comme Jeremy avait laissé ses sentiments l’envahir, la colère avait altéré sa voix et appuyé son accent étonnant. Un sourire désabusé passa sur le visage soudain condescendant d’Emily.

— Je comprends que vous soyez paumés… On sait comment vous êtes, les Recrues. Vous serez contents lorsqu’on vous aura intégrés à l’École.

Alors que Ryusuke restait aussi pâle et immobile qu’un poisson hors de l’eau, les pommettes de Jim se teintèrent de rose. Il l’avait pressenti en intégrant cet établissement… et ne se trompait pas.

— Petite conne prétentieuse, cracha-t-il en balançant son sac sur son épaule. On a pas besoin de ton aide. Si tu veux jouer aux filles modèles, va voir ailleurs.

Le visage de l’adolescente se froissa sous les remarques acerbes de Jim. Alors qu’il agrippait Ryu pour l’entraîner vers la sortie, elle se dressa en travers de leur chemin. Ses yeux lançaient des éclairs et toute bienveillance avait quitté ses traits.

— Je voulais vous aider avant qu’il soit trop tard, mais j’attends pas de l’intelligence de la part de sauvages venus de Sludge. (Alors que Ryusuke et son ami s’immobilisaient, ébahis par la véhémence des propos, Emily ajouta avec dédain :) Personne va vous soutenir, vous auriez mieux fait d’être de notre côté.

— De votre côté ? chuchota Ryu d’un air défait.

Un rictus satisfait plissa la bouche de la jeune fille alors qu’elle se redressait légèrement, réconfortée par le sentiment d’appartenance qui enflait en elle. Derrière elle, le garçon qui patientait fit grise mine. C’était de son groupe dont elle parlait et il n’avait guère envie d’avoir les deux nouveaux dans son entourage. Il comprenait la volonté d’Emily d’inclure… de toutes les origines dans leur cercle, mais cela allait un peu trop loin à son goût.

— Emily ! lança-t-il avec fermeté en s’avançant dans la classe. C’est bon, lâche-les. Ils veulent pas de nous, ils l’ont déjà dit.

Jeremy serra un peu plus les mâchoires face à l’attitude désobligeante du garçon. Ses cheveux noirs lustrés et bien coiffés en arrière dégageaient son visage aux traits agréables. Il avait les mêmes yeux sombres et blancheur que Ryusuke, les origines asiatiques en moins.

— Hugo, soupira Emily en croisant les bras sur sa poitrine. Je voulais juste me rendre utile.

— Te rends pas utile pour des minables pareils, grommela l’adolescent en jetant à peine un coup d’œil aux deux amis, qui se contractèrent.

— T’es pas sympa, s’esclaffa son amie en ramassant son sac-bandoulière pour le glisser à son épaule. Les pauvres, les Boursiers voudront jamais d’eux. Je voulais leur présenter les Réguliers.

Un rictus tranchant souleva la lèvre supérieure de Hugo, qui toisa les deux amis avec animosité.

— T’inquiète, Emy. Ils iront très bien avec les pauvres. Vaut mieux pas mélanger les genres.

Alors que Ryu fronçait les sourcils, Jim le prit par le bras et, tête baissée, le força à le suivre à l’extérieur de la classe. Trop intimidé par la tension qui crispait le corps de son ami, Ryusuke n’osa rien dire et se laissa entraîner. Il entendit les insultes que leur lança Hugo et le ricanement d’Emily puis la foule d’élèves qui se dirigeaient vers leur prochain cours les happa.


Jeremy ne s’arrêta que lorsqu’ils se retrouvèrent devant la salle de leur prochain cours – les sciences militaires. Ses oreilles bourdonnaient encore, son cœur envoyait des vagues d’adrénaline et de rage impuissante dans ses veines.

— Ça va ? murmura Ryu d’un air préoccupé en cherchant le regard fuyant de son ami.

— Nan, râla Jim en se laissant aller contre le mur. Je suis sorti pour éviter de lui foutre une droite.

Devant le regard interloqué de Ryu, il grimaça un sourire glacé.

— T‘aurais préféré qu’on hoche la tête comme des bons toutous ? Se faire traiter de pauvre, de minable, de sauvage sans rien dire ?

— Pas avec des poings, soupira Ryusuke en secouant la tête. Les poings enlèvent pas la haine, Jim, ils l’enfoncent plus profondément dans le crâne. Tu le sais très bien.

Dépité, Jeremy leva les bras d’un air consterné.

— Tu leur aurais gentiment dit qu’on est pas tout ça, Ryu ? Mais en vrai, on est pauvres – en comparaison avec eux. Pour S.U.I, on est des minables. Et pour ces connards prétentieux, on vaut pas mieux que des sauvages.

Même s’il n’avait pas spécialement crié, sa voix avait porté assez loin pour que des élèves de leur classe se retournent pour les écouter. Soudain conscients de l’attention portée sur eux, les deux amis se turent.

— Pas trop compliqué d’attaquer l’année avec une semaine de retard ? lança quelqu’un dans la file d’élèves.

Rendu méfiant par l’échange nocif avec Emily et Hugo, Jim garda les bras croisés et les lèvres scellées. Après une seconde d’hésitation, Ryu hocha doucement la tête.

— Si, un peu. C’est perturbant, car on connaît personne ni le fonctionnement de l’École.

C’était une jeune fille à la peau tannée et à la queue-de-cheval brune qui s’était avancée pour lui poser la question. De près, Ryu remarqua son mince, mais sincère, sourire. Derrière elle, une ado malingre à la chevelure rousse le dévisageait de ses grands yeux bleu-vert.

— Je vous ai entendus parler avec Emily et Hugo, embraya la brune d’un air las. Ces deux-là… si vous pouvez, restez loin d’eux.

Jim se décida enfin à se dérider. Intéressé par les propos de l’adolescente, il s’approcha de Ryu.

— Toi aussi, tu trouves qu’ils sont cons ?

La brune écarquilla les yeux, retint un rire, puis posa une main sur l’épaule de Jeremy pour l’attirer vers elle. D’un air conspirateur, elle chuchota :

— Si j’étais toi, je crierais pas trop fort qu’Emily Hobs et Hugo Cowell sont des cons. Même si je pense la même chose que toi, tous les Réguliers vont te tomber dessus.

L’air malicieux, elle se redressa et croisa les bras sur sa poitrine. Elle était grande – aussi grande que Ryu – et athlétique. Elle passa un bras amical autour des épaules de la petite rousse et déclara :

— Je m’appelle Valentina Saez et voici Mia Woodley, ma partenaire. (Comme les deux amis restaient silencieux, elle ajouta avec un clin d’œil :) Vous pouvez m’appeler Tina.

Réchauffé par cette rencontre plus amicale, Ryu sourit et répondit avec entrain :

— Comme mon prénom est un peu long, vous pouvez m’appeler Ryu, c’est plus simple.

La jeune fille rousse, qui n’avait pas encore pris la parole, intervint pour demander d’un air perplexe :

— Tu ne veux pas qu’on t’appelle Ryusuke ? C’est dommage de couper ton prénom.

Elle avait une voix douce et modelée d’un accent britannique marqué.

— Je suis habitué à ce que les gens aient du mal à le prononcer, expliqua Ryusuke avec une grimace. Mais ça me ferait plaisir que tu le dises correctement si tu as envie.

Elle hocha la tête en faisant disparaître ses taches de rousseur sous un voile rose de timidité. Valentina, qui avait suivi l’échange d’un air satisfait, bascula les yeux sur Jim.

— Et toi, Jeremy ça te va ?

— Jim, je préfère, avoua-t-il en haussant les épaules d’un air contrit.

— Ça marche ! s’exclama-t-elle avec un sourire éclatant dans son visage à la peau halée.

Comme leur professeur arrivait tout juste, ils se turent et se rangèrent en file indienne, binôme par binôme. Comme ils étaient placés derrière, Jeremy profita des quelques secondes qui lui restaient pour se pencher vers Valentina et lui souffler :

— Ce que tu disais sur Hugo et Emily… tu pourrais détailler ?

La jeune fille grimaça, jeta un coup d’œil devant elle, puis murmura d’un ton sérieux :

— Je vous expliquerai après les cours… Là, je tiens à me faire discrète.

Frustré, mais incapable d’en exiger plus, Jim soupira puis chercha du regard les deux Réguliers qui s’en étaient pris à lui et à Ryu. Emily discutait avec une élève aux cheveux châtains qui semblait l’ignorer royalement. À ses côtés, un garçon blond comme les blés arracha une grimace perplexe à Jim. Ne le connaissait-il pas ?

La pensée disparut aussi vite qu’elle était arrivée lorsque le professeur les fit entrer en classe.

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